Quand Rock’n’dollars est sorti, nous avons tout de suite cru au succès, mais qui aurait pu penser
que la chanson de William Sheller
deviendrait un tube aussi «énorme» ?
Les radios et les télés s’arrachent le jeune chanteur. On ne voit plus que lui. C’est «Le» tube de l’été. Et, bien sûr, certains commencent à se demander comment William va faire pour survivre à pareil triomphe. Combien de chanteurs, combien de compositeurs, sont montés très haut à la Hit Parade, et n’ont jamais réapparu ?
Mais William Sheller ne risque rien. Rock'n'dollars n’est même pas le sommet de l’iceberg que représentent ses possibilités musicales. Il suffit d’écouter attentivement son album pour réaliser à quel point il est doué des plus grands talents. Avez-vous bien écouté Savez-vous ?, le dernier morceau du disque, où il chante avec l’unique soutien d’une section de cordes ? Et les titres plus musclés comme Laisse-moi tout seul, ou Les Machines à sous ? Avez-vous remarqué sa faculté d’employer des mots de tous les jours ? Tenez, dans Les Machines à sous justement, il emploie des expressions d’aujourd’hui comme «un vieux plan super». Ce n’est pas pour faire jeune à tout prix, mais parce que William Sheller, quand il parle dans la vie de tous les jours, utilise couramment ce genre de phrases.
Dans notre numéro 2 d’Extra, nous avions rencontré William Sheller une première fois, pour faire connaissance avec le personnage. Il était impératif, après avoir réalisé à quel point son album était bon, d’en savoir un peu plus sur cet auteur-compositeur-interprète-arrangeur.
- Jean-William Thoury : «Cherches-tu à volontairement projeter une certaine image de toi ?»
- William Sheller : «Tu veux me parler du Ketchup, ou quoi ?»
- «Pas spécialement. Il me semble que le William Sheller que j’ai vu à la télé et celui à qui je parle maintenant sont assez différents».
- «Non. Il n’y a rien de volontaire là-dedans ! Il s’est trouvé que je consommais pas mal de "Ketchup" [rires], et que je m’habille avec des vêtements 1950 que je vais chercher aux Puces, mais ça c’est un "délire" personnel. Personne n’a pensé : "Tiens, il faut qu’il y ait absolument ça sur la pochette", ou des stratégies de ce genre… Je ne me suis pas demandé : "Qu’est-ce-que je vais mettre pour attirer l’œil ? " Et puis en plus ça donne un côté pas sérieux à l’affaire, car je ne veux absolument pas avoir l’air sérieux !»
- «Un garçon comme Gilbert O’Sullivan s’était constitué une certaine image, en calculant l’efficacité de chaque détail, coupe de cheveux, dessin du pull-over, couleur des chaussures, etc…»
- «Mais ça c’est de la clownerie ! C’est… les Claudettes ! Même au deuxième degré…»
- «C’est pourtant une partie du "métier" qu’il faudrait savoir dominer.»
- «Un type que j’aime bien, c’est Moodog. Il a cinquante ans, il est aveugle, il s’habille avec des cornes. J’aime bien les gens qui ont du goût. Et puis ça peut aussi être fait sérieusement comme Frank Zappa, qui projette une image de "délire", mais quand on entend une de ses partitions écrites, on s’aperçoit qu’il a passé des heures avec un crayon et une gomme. Certains se prennent pour des génies, et puis quand tu écoutes… Ce ne sont que des trucs à la va-vite. Mais tu sais en général, ce sont plutôt les maisons de disques qui créent les images ! Et on ne peut pas se plaindre de ce genre de détails, si cela permet de diffuser sa musique. On ne va pas se cacher. Si on fait ce métier, c’est pour être entendu.»
- «Envisages-tu de faire de la scène ?»
- «Pas tout de suite. Si je le fais, ce sera avec toute la bande du disque, pour chanter à plusieurs voix. En tout cas pas tout seul sur une scène, avec un spot et des girls ! Ou alors peut-être pour rire…»
- «C’est le disque qui compte ?»
- «Oui. Le studio.»
- «Pourquoi as-tu besoin de l’aide d’un réalisateur ?»
- «D’abord j’ai une oreille qui débloque, alors je n’entends pas. C’est Gandolfi qui fait les mixages. Je me contente de lui expliquer un peu le son général, mais quant à rajouter quelques "db" dans le suraigu pour la cymbale-charleston… Ce sont des choses que je n’entends pas. Heureusement Gandolfi est un type qui pige bien, un directeur artistique comme il y en a peu.»
- «C’est quoi exactement, un directeur artistique ?»
- «Quelqu’un qui comprend tout de suite ce qu’on lui explique, qui sait le réaliser, qui connaît suffisamment la console du studio pour transmettre les idées au preneur de son. Parce qu’on dit toujours des trucs comme "un son en forme de tuyau, un son pointu", il faut comprendre et ensuite traduire à l’ingénieur. Et puis Patrick est capable de prendre une guitare, ça c’est chouette, parce qu’il n’y en a pas beaucoup !»
- «Et l’ingénieur ?»
- «Très important ! Avec Paul Scemama, il n’y a pas de problèmes. Dès qu’il entend la maquette au piano, il sait déjà ce qu’il va se passer. Il faut dire que maintenant il nous connaît, il sait le son qui convient, notre façon de jouer, etc… Il a travaillé avec Doudou et Suzan, il sait comment arranger la batterie quand elle sonne comme une casserole. En général c’est mon blouson qu’il met dans la grosse caisse ! C’est toute une équipe, avec un autre preneur de son, ce ne serait pas pareil.»
- «Ton prochain album sera-t-il une continuation de celui-ci ?»
- «Bien sûr, on avance petit à petit. Je ne finirai jamais avec une symphonie gigantesque, avec 80 chœurs, des délires et des machins, c’est impossible…»
- «Comme ton premier disque chez CBS ! Combien en as-tu vendu ?»
- «Environ deux mille en cinq ans…»
- «Je crois que le chanteur du groupe anglais "Heaven", Terry Scott, en avait adapté l’un des thèmes, sous forme de chanson.»
- «Il voulait le faire, j’étais d’accord. C’était une idée de CBS New York au départ. Mais nous ne l’avons pas réalisée dans d’excellentes conditions… Il aurait fallu Gandolfi ! Sinon j’aimais bien ce que "ça aurait pu" être… Et puis Terry Scott était un peu bizarre, quinze jours après la sortie du disque, il était parti pour le Maroc ! Il y a beaucoup de gens comme ça. Notre métier est le refuge de tous les angoissés, tous les "coincés". C’est incroyable le nombre de fous que je peux rencontrer, de celui qui a simplement des angoisses, jusqu’au névrosé total, on les voit tous ! Métier anormal pour gens anormaux… Et puis à la radio, oh la la !»
- «Pour en revenir à ta carrière "pré-ketchup", peux-tu nous dire comment tu en es venu à collaborer avec Barbara ?»
- «Elle avait écouté l’album Lux Aeterna, et comme elle désirait des arrangements pour son disque La Louve… Elle est très bien, c’est une femme qui a du génie. Elle a un peu le genre d’attitude de Gérard Manset. Au départ, quand elle m’a vu, elle avait presque envie de ne plus travailler avec moi parce que j’étais blond et que j’allais lui porter malheur. Tu vois le personnage !»
- «Et alors, lui as-tu porté malheur, ou non ?»
- «Je n’en sais rien… En tout cas c’était une expérience intéressante de travailler avec elle.»
- «Que penses-tu de tes collègues arrangeurs, comme Colombier ?»
- «C’est remarquablement bien foutu, techniquement. Mais ça fait trop penser à Blood, Sweat & Tears. C’est une technique d’écriture de cuivres qui est effarante. Mais ça manque de vie…»
- «Et Vannier ?»
- «Je n’ai entendu qu’un seul titre de son album, j’aimerais bien en entendre plus. Quant à Michel Bernholc, je ne le connais que très peu, mais je sais qu’il pense que je suis démodé ! Ce que fait Jean-Claude Petit aussi est sympa, mais il a fait beaucoup, beaucoup d’arrangements. Il a été le premier à trouver le joint pour faire du George Martin (arrangeur des Beatles), et on continue à le demander pour ça. J’aime beaucoup les arrangements de David Essex, et puis aussi Buckmaster, mais plus avec Donovan qu’avec Elton John, car il y a plus d’inventions, de sonorités, de recherches. Mais ne serait-ce pas Donovan qui dicte ?»
- «Et que penses-tu de la musique en général, aujourd’hui ?»
- «C’est un drôle de foutoir ! On reprend aux racines, ce qui signifie qu’il n’y a plus de sève dans les feuilles. Je ne vois rien qui puisse servir de base à la musique des années 70. Le jazz a vécu plus longtemps avec le jazz, que le rock avec le rock ! En quinze ans, crac, plus rien… Et à part ça, il y a toujours le rhythm & blues qui pointe son nez quand le rock commence à tomber, comme en 66, juste avant tous les trucs psychédéliques ! Heureusement ici, il y a tout à faire, on peut reprendre depuis le début. La seule véritable musique française, pour l’instant, c’est la rive gauche. A moins que des chansons comme celles de Barbara se mettent à envahir le monde… A l’époque de Trenet, la France était beaucoup plus dans le coup que maintenant.»