Le Monde N°19828
25 octobre 2008

William Sheller et la pop cultivée
Rencontre avec le chanteur pour la sortie d'Avatars
(par Sylvain Siclier)



L’exercice de la promotion n'est pas le passe-temps préféré de William Sheller. Mais quand il faut y aller, autant prendre le temps de la conversation, sans chronomètre en main. Trois ou quatre rendez-vous par jour, un peu de temps passé à Paris, ville que Sheller a quittée en 2001 pour aller vivre en Sologne. Pour ces rencontres, le chanteur, pianiste, orchestrateur, auteur et compositeur a ses habitudes au restaurant La Rotonde, à Montparnasse. En fond de salle, une table, une alcôve.
« C'est un bon rythme. On ne se retrouve pas à se demander si ce que l'on vient de dire n'était pas une réponse à celui qui précédait ou qui suivra. Et sur la durée, il y a toujours des perles. On m'a demandé à propos des chansons Tristan et La Longue Echelle avec ses personnages prisonniers dans un livre, si tout cela n'avait pas un rapport avec la perte de la littérature... Mais où va-t-on, là ? » Mimique de celui qui sera toujours étonné de la sur-interprétation de ses textes.
Tristan, La Longue Echelle, ce sont deux des douze chansons de l'album Avatars, à paraître le 27 octobre. Un nouveau Sheller en studio, trois ans après Epures, « enregistré chez moi, avec mon piano et la qualité qu'il a, quelque chose de brut », six ans après Les Machines absurdes, qui marquait son entrée dans le nouveau siècle pour « voir ce qu'était le sample, le travail avec l'informatique ».
Avec ces cordes et cuivres, beaucoup de guitares, des rythmiques, des tourbillons de voix, Avatars met en relief la part pop et rock qui a structuré la pensée musicale de Sheller. Le son anglais des années 1960 et 1970, des Beatles, de Procol Harum, des Moody Blues, les expérimentations de King Crimson... « Il y a cette écriture d'une époque qui se découvrait au jour le jour dans l'expérimentation, le mélange. Il y avait une telle soif de faire plus avant-garde que le copain, de trouver des sons ! Un nouveau truc chaque semaine. »
Né le 9 juillet 1946, Cité des fleurs, dans le 17e arrondissement de Paris, William Hand - il prendra pour nom de scène Sheller au milieu des années 1960 - a étudié la musique classique. Piano, classes d'écriture (contrepoint, fugue, harmonie), composition, de Bach à la musique sérielle. Et très vite, le choc des Beatles. Classique et pop dans la tête et les doigts.
« C'est Barbara qui m'a poussé à chanter », répète-t-il régulièrement. Rock'n'dollars, Photos-souvenirs, en 1975, Dans un vieux rock'n'roll, Le Carnet à spirale, en 1976, J'me gênerai pas pour dire que j't'aime encore, Fier et fou de vous, en 1978 imposent des mélodies qui s'inscrivent dans la mémoire.

Ecrire « à la table »

« Je crois être un musicien aventureux, aventurier », dit William Sheller. Il va voir ailleurs. Il compose des musiques de film, délaisse les orchestrations pour le solo piano et voix, écrit des formes symphoniques ou concertantes, vire un coup vers le hard-rock, un coup vers le quatuor à cordes... Le 25 janvier, au Théâtre du Châtelet, à Paris, sa Symphonie "Sully" était au même programme que Mozart, Berlioz ou Ravel (Le Monde du 26 janvier).
Difficile de mettre Sheller dans une case toute faite. « Ah si, il y a l'image du romantique, du solitaire mélancolique au piano qui est venue avec la chanson Un homme heureux [en 1991]. En concert, si je ne la chante pas c'est le goudron et les plumes. C'est un point de repère pour le public, je ne m'en plains pas. Mais ce n'est qu'une petite partie de moi. Et quand j'ai quitté Paris, j'ai été intronisé Sheller l'ermite. »
Il a appris à écrire "à la table", en entendant la musique dans sa tête avant de la noter sur une partition, mais il s'est mis de longue date au logiciel informatique de composition. Avatars est né de son observation des sites relationnels ou de réalité virtuelle comme MySpace ou Second Life. «Ces gens qui s'inventent des vies, des rencontres, qui ont des "amis" que j'ai observés avec un petit œil d'ethnologue. » Et les techniques de manipulation du son les plus en pointe lui sont certes familières, « mais, dit-il, je préférerais toujours des musiciens qui jouent ensemble lors des séances d'enregistrement. Et sans ce clic qu'on vous met dans les oreilles pour être pile sur le tempo. La musique cela doit bouger imperceptiblement pour qu'il y ait une vie, un souffle, une respiration. Même sur scène il y a des clics maintenant.»
Sheller n'est pas un adepte du «c'était mieux avant», mais se sent décalé quand une grande partie des musiques d'aujourd'hui se font « en référence à... Il y a eu le retour à la pop, après le retour de la soul, le retour du rock... Trop souvent dans la citation pas assumée, genre c'est tombé du ciel. » De ce qu'il regarde et écoute sur Internet, il retient surtout un son global, très formaté. Trois accords façon pop anglaise, des arabesques vocales pour le R'n'B, des synthés années 1970 et 1980 pour la techno. « Je n'ai pas l'impression que la jeune génération crée la musique de son époque, ni l'expression du présent. Mais peut-être sommes-nous dans une impasse où la création ne peut se faire qu'à partir du pastiche.»

Avatars ou le retour à Albion
(par Véronique Mortaigne)


Remarquable, cet Avatars qui vient après un tunnel de productions molles. Remarquable d'abord pour sa pochette, où le docteur Sheller, en nœud papillon de gala, s'est affublé d'une barbiche à poils longs, façon cocker anglais, et d'une truffe noire à la place du nez.
Remarquable aussi pour sa musicalité, une pop soyeuse, très soignée, qui rappelle les prouesses esthétiques d'Albion, album paru en 1994, juste après Sheller en solitaire, le disque du succès public, piano-voix. William Sheller est trop fin pour s'abriter sous le parapluie de la nostalgie. Albion (en référence à l'île perfide) revendiquait l'héritage des Beatles, celui du Pink Floyd première période, mais empruntait également aux contemporains d'alors, U2 ou Kate Bush. Près de dix ans plus tard, les Beatles, flamboyants symphonistes, sont toujours là. L'électronique a progressé, sans que les pulsions dance n'aient envahi l'univers de brumes et d'eaux-fortes de Sheller, qui se sert pourtant fort bien des outils de la nouvelle ère. Coréalisé avec Jacques Ehrhart (Camille, BB Brunes...), orchestré, arrangé, composé par Sheller, Avatars est par ailleurs bien écrit. Il se déroule comme un chemin de lune ponctué de refrains (Avatar I, Félix et moi), de cailloux blancs, tous ramenés à la même taille - guitares ou orchestre à cordes -, et semés dans un désordre étudié par le malin musicien.

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* Avatars, de William Sheller. 1 CD Mercury-Universal Music