Télérama
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25 mars 2016

Les disques rayés/
Le blog musique de François Gorin

William Sheller (2),les paumés du petit matin
(par François Gorin )


Il y a un côté Tintin chez William. Parfois un entrain boy-scout, Ravel en short. Sauf qu'il y a parfois des filles chez Sheller – alors que chez Hergé, Tintin–. Les Filles de l'aurore, enlevée piano-cordes au même Olympia 84, conjugue chanson de marche et rêverie mélancolique. Où est le narrateur, quelle est sa place entre les filles et les garçons de l'aurore –  terme choisi sans doute pour son ascendance aux doigts de rose, plutôt que le petit matin blafard –. Mais l'aurore aussi est si près de l'horreur… Le « je » de la chanson observe. Les filles de l'aurore, il peut encore les retrouver. Vague indice. Elles ont autour du corps de l'amour et de l'or… Les garçons, eux, sont plus sensuellement décrits : ils glissent leurs corps dans des jeans usés, ils passent des doigts nerveux dans leurs cheveux… Et lui qui voudrait « leur dire que je t'aime encore » ? On ne sait qui il aime, comment il s'immisce entre ces filles et garçons qui vont par deux. La douce rengaine passée de la jeune Françoise Hardy voit changer sa donne. On est dans le flou, la parité distante, les couples éthérés. Le même aparté. William Sheller a beau nous servir des lits froissés, des verdicts en suspens (est-ce l'amour ou la mort qui les garde enlacés ?), tout cela, ces ballets matinaux de silhouettes des deux sexes, avant la saison du SIDA, a comme un parfum d'irréalité. On ne distingue pas les visages, on ne touche pas la chair, on ne mesure pas l'ampleur du drame. Ça reste une chansonnette, quand bien même traversée d'un malaise. A chaque fois qu'on l'écoute –  c'était souvent, en ce temps-là –, on attend que « le soleil monte à Saint-Jean », cette seule phrase mélodique éclaire le blues du coureur solitaire. Après la décisive expérience Halvenalf, Sheller a alterné piano solo (avec le pinacle Un Homme heureux) et chemins de traverse, essai rock symphonique ou quatuors sans voix. Je n'ai pas suivi, seulement retrouvé le fil au bel Epures (2004). Une autre fois.