Il est l'homme des mélodies renversantes, travaillées jusqu'à l'épure, seul devant son piano. L'homme de toutes les audaces pop, des orchestrations symphoniques héritées de son amour de la musique classique. Depuis quarante ans, William Sheller s'ingénie à brouiller les pistes (sonores) et les étiquettes (de disques). Rencontre avec un très grand song writer à l'occasion de la sortie de Stylus, son nouvel album.
Ça s'intitule Stylus et lui va comme un gant – ou, plutôt, comme un porte-plume. Sept ans après Avatars, un album fantasmagorique bourré de clins d'œil à la pop sixties, William Sheller s'est remis à l'écriture. Avec style et stylo, comme le titre l'indique. Un album plutôt classieux et classique, enregistré dans le sillage d'une tournée en compagnie d'un quatuor à cordes, dans lequel M.William égrène son art savoureux de la mélancolie chantournée, entre mélancolie allègre, complaintes amoureuses et souvenirs d'enfance.
Avec des thèmes inattendus de la part du créateur de l'entêtant (on verra pourquoi un peu plus bas) Un homme heureux, comme cette chanson intitulée Les Souris noires, sombre lettre intemporelle d'un soldat à sa mère, ou Walpurgis, sorte de pastiche nocturne et sabbatique des lieds romantiques chers aux compositeurs de XIXe siècle. Le tout, précédé du single Youpylong, comptine surréaliste entre Jardin extraordinaire et Magical Mystery Tour, emballé sous une pochette à devanture embuée de goutelettes, derrière laquelle on distingue la silhouette de l'artiste figé dans une pose évoquant pluie et spleen.
Un album élégant et délicat comme à l'accoutumée, mais qui ne reflète qu'une des facettes d'un artiste à la curiosité intrépide, qui a osé s'emparer d'à peu près tous les genres : la messe psychédélique avec Lux Aeterna, dont le très rare enregistrement est devenu objet de culte, la satire binaire avec Rock'n'dollars, son premier succès en 1975, l'heroic fantasy avec Excalibur, illustré d'un clip signé Phlippe Druillet, la musique japonaise avec Ailleurs ou symphonique avec Ostinato, le rock bruitiste avec Albion ou la ballade pianistique avec Epures. Difficile de ne voir en lui qu'une sorte d'Elton John sobre ou de virtuose claquemuré en laboratoire, lui qui a enchaîné concerts et tournées, seul au piano ou orchestres divers et mobiles, qui a dépoussieré la musique classique aux yeux et oreilles d'un public amateur de chansons plus que de symphonies. Chopin et Beatles, même combat.
Né William Hand d'un père américain et d'une mère française il y a presque soixante-dix ans, revenu en France après une enfance aux Etats-Unis, petit prodige de conservatoire frappé de plein fouet par la pop anglo-saxonne, auteur d'un tube irrésistible pour un groupe du même nom, poussé devant le micro par sa muse Barbara et affublé d'un pseudo concocté avec les noms de deux poètes, Shelley et Schiller, telle est la succinte bio des débuts du brillant olibirius au brio sans bruit. Bref, c'est à ce personnage complexe et passionnant que nous sommes allés rendre visite, en son nouveau domicile (il a abandonné le précédent à cause, dit-il, "des trous dans le toit"...) sis au milieu de la forêt solognote, à deux pas d'un régiment de cuirassiers, ça ne s'invente pas. Entre larges baies vitrées obscurcies par des stores et piano à queue trônant dans une pièce décorée des portraits de ses compositeurs préférés (on n'en fera pas la liste ici), la conversation peut commencer. Rock, jazz, showbiz, passé, présent et avenir, quand William Sheller se livre, c'set parfois une tout autre musique...
- « Ce nouvel album, c'est un peu un retour au Sheller "classique" »...
- « Cétait un album conçu pour abreuver la fin de la dernière tournée, et, comme je suis tombé malade, j'ai dû le terminer entre les cliniques, les piquouzes et les médocs. Du coup, il a pour moi un côté rustine, rattrapage, même si je n'en suis pas mécontent. Aujourd'hui, ça ne m'intéresse plus d'enregistrer des disques dans ces conditions. J'ai plutôt envie d'écrire pour les autres ? Ça part d'un raisonnement simple : si je fais dix chansons, je peux avoir la possibilité que dix personnes différentes les chantent. Si je fait mon propre album avec dix chansons, il n'y en a qu'une qui sortira du lot. Le reste, ça sera poubelle, et hop, au prochain ! »
- « Il y a déjà longtemps que vous vous tenez farouchement à l'écart de ce qu'on appelle le show-business... »
- « J'ai trop affaire à des gens pour qui je n'existe que depuis 1990, et qui n'ont comme référence musicale que la dernière star de The Voice. C'est comme ça qu'on me voit : Sheila avait des couettes, Sheller joue du piano. J'ai connu ça au début avec Rock'n'dollars, ça avait marché alors il fallait que le reste soit rigolo. J'ai dû m'arrêter et revenir plus tard avec autre chose pour qu'on oublie ça. Manque de pot, ça a recommencé avec Un homme heureux. C'est une casserole que je me trimballe aux fesses... »
- « On vous imagine comme une sorte d'ermite mélancolique. Une image qui vous correspond ? »
- « J'ai toujours été solitaire, même étant gosse. Quand je suis arrivé en France, à l'âge de 7 ans, c'est ma grand-mère qui me gardait. Elle travaillait au Théâtre des Champs-Elysées, et pendant la journée je restait souvent seul, à écouter la radio. »
- « C'est à cette époque que vous avez déclaré : "Je serai Beethoven ou rien" ? »
- « Le "ou rien" est une exagération médiatique. Ce qui est vrai, c'est que je voulais faire de la musique, comme Beethoven. La premier dique qu'on m'a offert, c'état sa Sixième Symphonie, et ça m'a marqué à vie. »
- « Pourtant, vous avez décidé un beau jour d'arrêter brusquement vos études musicales... »
- « Mon professeur me poussait à concourir pour le prix de Rome, moi ça ne m'intéressait pas. Il avait 65 ans, venait d'un milieu très bourgeois, très classique. Pour lui, la chanson c'était un truc de saltimbanque, il considérait qu'avec le bagage que j'avais, c'était du gâchis. Et puis il y a eu les Beatles... »
- « C'est à cause d'eux que vous avez tout laissé tomber ? »
- « J'avais déjà un certain goût pour Elvis Presley, Buddy Holly, mes débuts du rock. J'ai joué dans un groupe au nom éloquent de The Worst ["Le Pire" en VF, NDLR], on faisait des reprises dans les bases américaines, mais on a vite été dépassés, il y avait un truc nouveau toutes les semaines. A l'époque, il n'y avait pas d'école pour le rock, aujourd'hui les musiciens sont davantage des virtuoses. »
- « A part les Beatles, vous écoutiez quoi ? »
- « J'adorais les Kinks, les Who, et les Byrds avec leur version de Mr Tambourine Man que je préférais à celle de Dylan. J'ai aimé Elton John à ses débuts, l'époque de Crocodile rock et Yellow Brick Road, avant que ça ne devienne un peu trop clinquant. Après, je me suis tourné vers Crosby, Stills & Nash. Neil Young, c'est sa voix aigüë qui me gênait. Led Zeppelin m'enthousiasmait, je les ai vus à l'Olympia en 1969. Mais tout cela est bien vieux, aujourd'hui on manque d'artistes qui créent un style de musique, qui ouvrent les portes et les fenêtres. Où est le nouveau Jimi Hendrix? »
- « C'est la rencontre avec Barbara qui vous a décidé à chanter ? »
- « Après le succès de "My Year is a day", on a voulu me faire enregistrer un 45-tours, mais le résultat était nul, alors j'ai refusé qu'il sorte. Et puis j'ai rencontré la Duchesse... Elle cherchait de nouveaux arrangements, on lui avait fait écouter mon Lux aeterna, elle a désiré me connaître. Quand je suis arrivé chez elle, à Précy-sur-Marne, j'étais blond et habillé tout en blanc. Elle a commencé par me dire qu'elle ne travaillait qu'avec des bruns et que la couleur blanche lui portait malheur... Finalement, on a bavardé, on est devenus amis et j'ai fait les orchestrations de son album La Louve. Elle avait un côté misanthrope, elle se préservait de tout, se méfiait de tout le monde, mais en même temps, c'était quelqu'un de très généreux. Même quand on a arrêté de travailler ensemble, on a continué de se voir, de se téléphoner régulièrement. »
- « On prétend que vous avez une aversion pour le jazz. C'est vrai ? »
- « Le jazz est surtout, pour moi, synonyme de mauvais souvenirs. Mon père adorait ça et fréquentait des tas de musiciens. En 1952, aux Etats-Unis, c'était plutôt mal vu de recevoir ds Noirs à la maison. Il m'est arrivé de me faire tabasser par des petits voisins à cause de ça, des coups de pelle sur la tête, il a même fallu me recoudre. Etant gosse, je pouvais chanter tout Charlie Parker, mais ce qui m'agaçait, c'est que le jazz ne s'arrête jamais, alors qu'une chanson a un début et une fin. Je n'ai commencé à apprécier ça qu'à l'époque de Miles Davis. »
- « Qu'est-ce qui vous plaît dans la musique d'aujourd'hui ? »
- « Je suis intéressé par les personnages, ceux qui ne se contentent pas de rester campés derrière un micro, qui proposent un véritable spectacle. A l'époque, jaimais bien Alice Cooper, je l'ai vu en concert, avec son boa, dans une boîte des Champs-Elysées. Ou Screamin'Jay Hawkins, avec son squelette et son cercueil. Marilyn Manson, je trouve ça très bien fait, même si on se doûte qu'une fois rentré che lui, il prend une douche et enlève son maquillage. Côté francophone, il y a peu de choses qui me passionnent, à part Christine And The Queens et Stromae, qui vont au-delà de la chanson. Je ne trouve pas l'époque très créative. Ils sont tous pareils, ont tous la même coupe de cheveux, sont tous tatouéss, ressemblent tous à des pubs pour du déodorant. »
- « Et l'électro, Daft Punk ? »
- « C'est pour les gosses, non ? J'ai un petit-fils de 15 ans qui saute sur son matelas en écoutant ça. Pendant un temps, j'aimais bien Art Of Noise, qui proposait un véritable univers artistique. Autre chose que deux mecs avec des casques de moto… »
- « A vos débuts, vous avez composé plusieurs musiques de films, notamment pour l'inoubliable (!) Erotissimo de Gérard Pirès [sorti en 1969, NDLR], avec Jean Yanne. Est-ce une activité que vous avez abandonnée? »
- « Pour travailler dans ce milieu, il faut faire partie d'un réseau de producteurs, d'éditeurs, ou être copain avec un réalisateur. Quand j'ai commencé à chanter, j'ai un peu lâché l'affaire. Même si j'ai fait, par la suite, quelques musiques dont je ne suis pas spécialement fier, comme pour Arlette de Claude Zidi, avec Balasko et Christophe Lambert. Quand il est rediffusé à la télé, je me cache. J'ai même reçu une Victoire de la Musique en 1993, pour un film que personne n'a vu, même s'il était intéressant, L'Ecrivain public. Les musiques de film, c'est très sympa mais ça prend énormément de temps de temps. Outre que le cinéma français est souvent du sous-Rohmer et que les compositeurs disposent d'un très petit budget, lire un scénario est fastidieux. Je n'ai pas le temps. »
- « Tout pour la musique, c'est votre credo ? »
- « Je suis un vrai obsédé. J'aime fouiner, par exemple j'ai étudié la musique impériale japonaise pour écrire un morceau qui en respecte les règles. J'ai fait du faux Haendel juste pour le sport, je savais que ça n'intéresserait personne. La musique, c'est tout un monde, et je me sens un peu ethnologue. »