ENTRETIEN :
« Je vis en dehors de mon époque »
Avec Stylus, son premier album depuis sept ans, William Sheller renoue avec l'épure d'une formule piano/voix-cordes qui lui sied à merveille. Mais cet ermite un peu ronchon se voit déjà ailleurs/ Rencontre un homme pas toujours heureux.
- Christophe Conte : « Il y a une vingtaine d'années, vous disiez : "Aborder tous les styles, c'est en avoir un." C'est encore une idée qui prime dans Stylus ? »
- William Sheller : « Oui. En tout cas, je crois que je n'ai jamais fait seulement du rock ou seulement de la chanson, que du classique ou que de la pop, je réalise juste les fantasmes qui me traversent la tête. Le plus compliqué ensuite, c'est de coller une histoire sur ces fantasmes de musique qui naissent naturellement. Je mets généralement des titres complètement farfelus sur les fichiers qu correspondent aux futures chansons, lorsqu'elles sont instrumentales, et parfois ce sont ces titres qui restent comme Youpylong sur cet album. Un mot qui ne veut rien dire mais qui a quand même inspiré un texte. Ma façon d'écrire reste liée au surréalisme et aux sixties, à l'époque où le sens n'était pas la priorité.»
- « Vous avez mis sept ans à écrire huit chansons et deux instrumentux pour le nouvel album. Pourquoi est-ce si long d'écrire ? »
- « C'est une question d'envie, et souvent je n'ai pas envie, c'est aussi simple que ça. Je n'ai surtout pas envie qu'on me force la main. J'ai fait énormément de concerts ces dernières années, beaucoup trop sans doute. On est en tournée avec une troupe, on visite, on bouge sans arrêt, et puis à un moment le type qui produit les concerts vous dit qu'il va falloir faire un nouveau disque pour ajouter de nouvelles chansons et programmer à nouveau des concerts... Ce n'est pas comme ça que ça marche : Moi, j'ai envie de réfléchir un peu à ce que je veux montrer. Je ne suis pas là pour pondre des œufs et alimenter l'omelette. En tournée je n'écris pas, ce n'est pas le lieu pour ça. Alors oui, ça prend du temps. J'ai déménagé, j'ai été tellement fatigué par les concerts que j'ai fini par tomber malade. J'ai fait un œdème des poumons, j'ai eu des problèmes cardiaques. Alors quand les gens me demandaient où j'en étais de mon album, j'avais envie de prendre un revolver et de tirer dans le tas. »
- « La formule piano/voix/quatuor à cordes que l'on retrouve sur ce nouvel album, vous l'avez inaugurée il y a vingt ans, ce n'est pas un exercice nouveau pour vous. »
- « Effectivement, j'ai fini par sacrifier à la demande qu'on me faisait de réaliser un répertoire nouveau pour la scène, alors qu'entre nous, j'en ai marre des concerts avec un quatuor. Je m'emmerde sur scène dans cette formule, j'aurais préféré m'arrêter un long moment et passer à quelque chose de radicalement différent. J'ai des choses en stock mais là c'était pas le moment. »
- « La langue de bois promotionnelle, c'set pas votre truc, on dirait... »
- « A mon âge, j'ai le privilège de pouvoir dire ce que je veux, que ça plaise ou non. On m'emmerde parce que j'ai pas fait de disque depuis sept ans, et alors ? Barbara est restée dix ans sans faire de disque. »
- « Ce Sheller "classique", c'est aussi ce que les gens préfèrent de vous. Des albums comme Albion ou Les Machines absurdes ont pu dérouter par le passé... »
- « Je compose la musique qui m'obsède et que j'ai envie de faire. Mon album préféré, c'est Ailleurs. Il y avait un peu de tout : du Haendel, de la musique indienne, du rock, et peu m'importe si ça déroute le public. De toute manière, il n'y a généralement qu'un titre qui passe à la radio et que les gens retiennent, alors autant se faire plaisir et faire plaisir aux quelques-uns qui achètent les albums et qui les écoutent vraiment. En quarante ans de carrière, quel est le nombre de mes chansons que les gens ont dans la tête ? Vingt, Vingt-deux maximum ?. Autant réinstaller les 45t. »
- « Vous souffrez encore de ne pas être assez pris au sérieux ? »
- « Ça a beaucoup changé avec le temps. Aujourd'hui, on me prend même parfois trop au sérieux. C'est pour ça que je désamorce souvent les choses en concert en faisant des blagues. A mes débuts, à cause de Rock'n'dollars, je suis passé pour un chanteur rigolo, ce qui est quand même un peu désolant lorsqu'on a passé comme moi huit ans à étudier la fugue, le contrepoint ou l'orchestration. Maintenant, c'est l'inverse, on me prend parfois pour plus cérébral que je ne le suis vraiment. »
- « Sur l'échelle de Gainsbourg à Guy Béart, entre chanson comme art mineur ou majeur, où vous situez vous ? »
- « Tout dépend de la chanson ! Guy Béart a fait des chansons chiantes ! Majeur ou mineur, ça ne veut rien dire, c'est un truc pour faire des esclandres à la télé, ça ne repose sur rien. Quand on vient comme moi du classique, on peut se dire que la chansons est forcément une chose mineure. J'ai écrit des concertos qui ont été joués mais leur impact ne sera jamais le même que celui d'une chanson de trois minutes que les gens fredonnent sous la douche. »
- « Qu'est-ce qui vous a détourné du classique ? »
- « La découverte des Beatles a forcément tout changé pour ma génération. Un monde nouveau se présentait à nous, et à l'époque on n'aurait jamais imaginé copier la musique des dix à vingt années précédentes comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui. A part l'apport de la musique électronique, ça fait longtemps qu'on stagne, non ? J'aime bien les Arctic Monkeys parce que c'est frais, mais je ne trouve pas ça très nouveau. J'aime leur son de guitare, clair avec des mélodies, mais c'est parce que ça ma rappelle mes jeunes années. »
- « On a souvent comparé vos chansons à la ligne claire en BD. Vous vous reconnaissez dans cette image ? »
- « C'est aussi à cause de mon côté Tintin sans doute [rires]. C'est vrai que j'aime ce qui est clair, compréhensible, direct mais avec des subtilités. J’aime quand on ne voit pas la complexité, même s'il y en a une. ».
- « Certains trouvent vos textes incompréhensibles... »
- « Ils n'ont qu’à se cultiver, je ne peux rien faire pour eux. Ils n'ont sans doute pas lu Eluard, Apollinaire et les surréalistes. Si on va par là, ça ne veut rien dire non plus. J'aime le récit fou, ou alors la description des mondes extérieurs qui ne correspondent pas aux critères de notre monde. Et puis quoi ? J'écris ce que je veux et je les emmerde ! En majuscule ! »
- « Ce qui se passe dans la société n'a presque pas de prise sur vos chansons. Vous souhaitais rester intemporel ? »
- « C'est vrai que ce qui se passe au-dehors m'intéresse assez peu quand j'écris. J'ai connu une époque assez utopique, après la guerre, avec des grands espoirs, de grandes illusions peut-être, mais qui nourrissaient l'art de l'époque. On a commencé à déchanter durant la période psychédélique, quand ce nouveau monde que l'on pensait inventer a finalement été récupéré par le mercantilisme. Ce qui s'est amorcé avec les punks n'a pas marché non plus. Après ça, on n'a pas retrouvé des choses qui peuvent inspirer vraiment l'écriture, même si certains y parviennent. Moi, je reste un peu à l'écart et ça me va bien. »
- « La nouvelle chanson française, celle des Chédid, Souchon, Jonasz, dont vous avez fait partie, s'inspirait du réel... »
- « Oui mais c'est surtout dans la musique que ça faisait une différence avec les générations précédentes, avec la découverte des Anglo-Saxons qui a changé notre façon de composer. Sinon, on serait restés à chanter comme Patachou [rires]. J'exagère à peine. Moi, quand j'entendais Les Beatles, les Who, les Kinks, je n'avais pas envie de devenir Brassens ! »
- « Que pensez-vous de la chanson actuelle ? »
- « Il y a une forme de ronron qui prime, avec des textes où il ne se passe rien, mais il y a des choses intéressantes aussi. Un mec comme Stromae, par exemple, je le trouve époustouflant. Non seulement sa musique mais aussi ses textes, la façon dont ils sont articulés avec la musique. Pour moi, c'est vraiment le dessus du panier. »
- « Et ceux qui se réclament directement de vous ? Jeanne Cherhal, Alex Beaupain, Vincent Delerm ? »
- « Je crois que le fait d'avoir sorti un album où j'étais seul au piano [Sheller en solitaire, NDLR] a beaucoup aidé certains d'entre eux à oser arriver sur scène de cette façon. Pour moi, ça n'a pas été aussi simple. Mon label trouvait cette idée catastrophique, on pensait que ça ne marcherais jamais, que la chanson Un homme heureux était d'une tristesse à se pendre et qu'on n'en vendrait pas. On a vu la suite... Du coup, pour ces jeunes artistes, les maisons de disques ont dû se dire : "Si ça a marché pour Sheller, pourquoi pas pour eux ?" ».
- « Vous vous êtes retrouvé seul au piano à cause d'un heureux hasard, c'est ça ?"
- « On mélange parfois les histoires. C'est dix ans avant Sheller en solitaire que mes musiciens se sont retrouvés bloqués à la frontière belge et que j'ai dû assurer un récital seul au piano. J'étais en direct à la télé sur la RTBF, je ne pouvais pas reculer, et là je me suis rendu compte qu'il se passait des choses complètement différentes. Lorsqu'on joue avec un groupe, on n'entend pas la salle, alors qu'en solo on perçoit de beaux silences, de belles choses qui viennent se mélanger à la musique. C'est toujours grâce à un prducteur belge un peu fou que j'ai commencé à me produire seul au piano. J'ai fait vingt-huit concerts d'affilée en Belgique et ça m'a vraiment intéressé. En France, ma maison de disque était moins chaude à cette idée. Ils me disaient en faisant la moue : "Si c'est pour aller sur les routes avec un sac à dos qui vous intéresse, allez-y..." C'est quand le sac à dos s'set doublé de vison qu'ils ont commencé à rappliquer...Là, j'ai refusé de les recevoir. »
- « En même temps, votre carrière est une suite d'accidents. Vous avez commencé à chanter par hasard, parce que Barbara vous l'a suggéré. »
- « Le fait que Barbara m'ait presque ordonné ça, alors que je réalisais les orchestrations d'un de ses albums [La Louve, NDLR], c'était une caution. Je n'avais pas envie de chanter, j'avais fait une tentative dans les années 60, un truc complètement râté. J'ai quand même eu la chance d'avoir un tube par procuration avec la chanson que j'avais écrite pour les irrésistibles, My Year is a day. Ca m'a permis de montrer que je pouvais faire ce genre de chose, malgré ma formation classique. L’argent que j'ai gagné avec ce morceau, je l'ai intégralement réinvesti dans Lux æterna, cette messe de mariage psychédélique que j'ai écrite pour des amis et qui pour le coup n'a rien rapporté. Le fait de quitter le classique pour la pop était une forme de risque, et j'ai mis plus longtemps que d'autres à trouver ma voie –précisément parce que je venais de ce monde musical très exigeant. Avec Françoise Hardy, on se faisait la même réflexion : on a le même âge mais elle a commencé en 1962, alors que mon premier album date de 1975 ! »
- « Vous avez été hippie dans les années 60 ? »
- « Oui, ça correspondait à une forme de dégoût pour ce qu'avait été la vie de nos parents, avec leurs histoires de guerres, de souffrances permanentes. Nous, on avait envie de vrivre, avec un V majuscule. Je n'étais pas non plus du genre à m'installer dans une cabane. Moi, j'ai besoin de me laver tous les jours dans une baignoire [rires]. Mais c'est à travers l'art que ça se passait, et une certaine forme de philosophie. »
- « Vous avez fait des fresques musicales très épiques, comme Ailleurs ou Univers, alors qu'aujourd'hui vous êtes plus volontiers dans l'épure. Qu'est-ce qui vous portait vers ça à l'époque ? »
- « L'envie de Cinémascope, de m'éloigner de cette taille d'écran riquiqui de la chanson. Certains ont dit que j'étais grandiloquent, mais c'est surtout que les gens ne connaissent rien à la musique. Dés qu'il y a une fusée de cordes qui monte, ça fait peur, ça va pas plaire à la concierge. Aujourd'hui, ce qui m'exciterait vraiment, c'est d'écrire des musiques pour les séries de HBO, mais bon, il y a peu de chance que ça se produise. »
- « Quel regard portez-vous sur la société actuelle ? Vous êtes désabusé ? »
- « Oui, certainement. J'ai l'impression que c'est l'indvidu qui prime sur le reste et que chacun essaie de vendre sa petite flatterie égoïste aux autres, qui eux-mêmes font la même chose. Je voudrais foutre le camp, partir au Brésil, trouver un jardin, une petite maison et ne plus me soucier de mes contemporains. »
- « Est-ce-que vous êtes misanthrope ? »
- « Oui. Plus le temps passe et moins j'ai confiance en l'être humain. Pour moi, c'est vraiment la plus sale bête au monde. Je suis misanthrope parce que mes élans de générosité ne servent à rien. Je vis complètement en dehors de mon époque et ça me convient. »
* Album Stylus (Mercury-Universal).