Paru Vendu N°195
(édition de Paris et première couronne)
6 au 12 novembre 2008

Nouvel album "Avatars". Mercury
William Sheller

Anachronique Symphoman

(par Dominique Parravano)




Avec son allure de professeur de pensionnat anglais et ses images d’odeurs de greniers, d’encres bleues et de gommes arabiques de notre enfance, William Sheller est un artiste hybride, aussi singulier qu’insaisissable, fils spirituel de Mozart et de John Lennon, avec ces mots nobles et notes sentimentales à la sensibilité baroque. Il est l’un des rares chanteurs français à avoir construit son répertoire sur la base d’une exceptionnelle formation classique. Avec, en filigrane, le paradoxe d’avoir connu son plus gros succès avec un piano-voix, Un homme heureux, alors que la majeure partie de son œuvre s’articule autour de pop songs symphoniques. Plus de trente ans ont désormais filé depuis Rock'n'dollars, suivi de tubes imparables et d’inestimables tableautins de grand maître,  habillés des sonorités d’un tissu mélodique toujours de belle facture, d’une ribambelle de chansons buissonnières glanées sur les chemins de traverse d’un solitaire itinéraire…
Rencontre avec cet artiste discret à l’ouïe délicate et savante qui n’en finit pas d’inventer et de se renouveler, dont les chansons se hissent très au-dessus des usages courants des variétés, refusant les catégories et plaçant haut Stravinsky, les Beatles et Pierre Boulez.

- Dominique Parravano : « Rares sont les chanteurs de variété à se lancer dans des œuvres musicales classiques. Certaines de vos compositions étaient programmées à côté d’œuvres de Mozart, Berlioz et Ravel, en janvier, au théâtre du Châtelet, pour le dixième anniversaire de l’orchestre Ostinato. Un souvenir ? »
- William Sheller : « Au Châtelet, j’ai surtout aimé participer à ce concert célébrant les dix ans de ce jeune orchestre qu’est Ostinato. J’en garde de bons souvenirs. Je souhaite faire de la distraction intelligente. Pour moi, la frontière est ténue entre le savant et le populaire. J’aime jouer avec l’émotionnel issu des différents genres. Je ne pastiche rien, je me nourris de tout. »

- « Comment réagissent les mélomanes ? »
- « Certains comprennent tandis que d’autres sont éternellement condescendants. Tout cela m’amuse ».

- « Est-ce la raison pour laquelle vous n’avez jamais tranché et que vous restez inclassable ? Car, ne pensez-vous pas que la liberté de passer d’un genre à l’autre est mieux acceptée à présent et davantage à l’étranger. Procol Harum, Pink Floyd, les Beatles, ont mélangé les genres… »
- « Je tiens à garder mon intégrité artistique. J’aime les mélanges des genres. C’est plus enrichissant et exaltant. J’aime les bouillons de culture. Tout cela est quand même très français mais cela bouge. On manque d’ouverture d’esprit dans la musique. Elle est plus sectaire que les Beaux-Arts. L’art est ambigu, instinctif, il n’est pas toujours là où on l’attend, il pose des questions, interpelle. L’artiste devrait cultiver l’ambiguïté tout en gardant des repères pour entraîner l’auditeur ou le spectateur vers des chemins différents de ses habitudes. »

- « Avez-vous de nouveaux projets dans le domaine "classique", l’écriture d’un opéra ? »
- « Oui, j’aimerais écrire un opéra. J’en rêve ! Pour le livret, j’ai le nez plongé dans les Christmas Carols de Dickens. Je voudrais mélanger des voix lyriques et des voix de chanteurs de variété sans que ce soit une comédie musicale. »

- «  Vous sortez Avatars, un album "concept" où vous proposez en chansons de prendre part à un monde, sorte d’eldorado, de pays de cocagne : "Un univers où tout abonde, d’un éternel été, une vie où se confondent rêve et réalité, où ne reste à trouver que le simple et long bonheur d’aimer". Pour quelle raison ? Est-ce parce qu’on vous a trop souvent reproché d’être mélancolique ? »
- « Oui, un peu, c’est vrai. Je me promène dans des mondes virtuels et on s’aperçoit que l’être humain recommence toujours les mêmes erreurs, les mêmes errements et égarements. L’homme est désespérément incurable !
Alors, j’ai eu l’idée de proposer de prendre part à un monde dont les images sont idéales puisque transcendées  par sa propre imagination. Quitte à ne plus être soi-même que le reflet de son propre avatar ? D’entrée, la promesse est ronflante, on nous y offre de tout et pour tous. »

- « Cet album est moins intimiste que le précédent avec des mélodies plus alertes… »
- « Ah oui ! J’avais envie de pouvoir le chanter sous la douche avec plus de guitares, de saxo ! J’y ai mêlé des partitions qui attendaient de se rencontrer dans un coin de  mon disque dur. J’avais envie de mélodies bien dessinées. C’est amusant comme on est rapidement dans le registre du visuel quand on tente de parler de musique ! »

- « Et, une fois encore, c’est bien léché et abouti… »
- « Oui et c’est du boulot. En musique, j’aime que cela soit léché mais que l’auditeur ait une impression de facilité, de fluidité. C’est peut-être à force d’avoir regardé travailler quand j’étais jeune dans les coulisses de l’Opéra tous ces compagnons, tous ces hommes de l’art. Mon grand-père m’a légué le goût du travail abouti. La musique, comme le théâtre ou le cinéma, est un art "potentiel". Il leur faut un interprète pour se révéler. Et puis, il faut écouter jusqu’au bout une œuvre musicale pour la juger, attendre la mélodie, une note, celle d’après. Comme au théâtre, une réplique, puis une autre. C’est un vrai travail d’artisan. »

- « Une fois encore, vous contez en filigrane la cruauté de l’existence et les amours laborieuses. Ce sont vos thèmes de prédilection ? »
- « Oui, je suis un peu imprégné de l’époque et de ce que j’ai vécu. Je suis pétri de pleins de choses et j’observe mes contemporains. Sur cet album, j’ai beaucoup travaillé sur l’image. Je voulais qu’en peu de  mots, on voit des images, on ressente des ambiances. Tout artiste est témoin de son temps. »

- «  La nostalgie est très présente dans cet album avec le titre Félix et moi, entre autres. Etes-vous nostalgique ? »
-  « Comme tout le monde, un petit peu, sur certaines périodes de ma vie, notamment l’adolescence. Dans cette chanson, je retrace la nostalgie des illusions d’ados où "… rien n’a changé si ce n’est seulement que l’eau n’y est plus si claire ».

- «  Et, que pensez-vous de l’époque où on exploite la nostalgie de manière mercantiliste, où le passé se conjugue à toutes les sauces ? »
- «  Cette nostalgie là est différente et m’effraie. C’est un manque de projection dans l’avenir. On retient les murs pour ne pas qu’ils tombent ! C’est affligeant ! La jeunesse vit et écoute de la musique qui a été faite il y a quarante ans ! On recycle, faute de prendre le risque de créer. »

- «  L’atmosphère de vos chansons ne respire pas beaucoup la gaieté. Vous aimez la mélancolie. C’est un état émotionnel créatif pour vous ? »
- « Peut-être ai-je été traumatisé  par le tube Rock'n'dollars et son "Donnez-moi s’il vous plaît du ketchup pour mon hamburger" ! Cette chanson m’a permis de m’installer dans le paysage artistique mais on attendait toujours le type qui allait chanter en larges pantalons et qui ferait rigoler. Je ne le regrette pas mais ça m’a enfermé dans un style dont j’ai voulu sortir. J’ai un penchant mélancolique effectivement. J’aime la mélancolie, mais il ne faut pas la confondre avec la tristesse. Elle a quelque chose de plus sensuel. C’est un état émotionnel propice à la création, un sentiment entre deux eaux. Il faut rester en-deçà du bonheur pour se préserver un espace d’espoir, sinon c’est un cul-de-sac ».

- « Dans la chanson Jet lag, vous dites que ce ne sont pas les êtres qui vous manquent, c’est le besoin que l’on avait d’eux. C’est un tableau cruel et lucide des relations humaines ? »
- « C’est atroce mais c’est vrai ! C’est du vécu ! »

- «  N’êtes-vous pas un peu misanthrope par moment ? »
- « Oui, c’est vrai. Souvent, je suis fâché avec le genre humain et plus ça va, plus c’est pire ! »

- « Vous analysez l’humain contemporain dans cet album et même souvent comme un entomologiste ! »
- «  C’est tout à fait ça et j’adore ça ! L’être humain est passionnant pour un artiste comme moi. J’ai relu Machiavel, il n’y a pas si longtemps, et rien n’a changé. »

- « Vous abordez aussi le thème fellinien de l’artiste finissante, dans Music hall. Belle chanson sur la solitude de l’artiste… »
- « Oui, je venais de lire L’envers du Music-hall, de Colette, où elle nous fait glisser derrière le rideau et nous intéresse à la condition des artistes. Entre misère et amour pour l’univers du spectacle, elle dresse de sa plume quelques portraits de ses compagnons de tournée. Et du coup, j’ai eu l’idée de cette chanson où on se demande si l’artiste finissante devra encore demain "… partir à l’aube dans le fond d’un mauvais train ", enfumée dans la solitude de son compartiment, après son spectacle, dans un vieux théâtre ou cabaret un peu défraîchi. »

- « L’artiste qui vit dans sa solitude, c’est un peu vous, non ? »
- « La musique mène à la solitude. La solitude m’est indispensable pour créer. »

- «  De plus, vous avez un côté Pierrot lunaire, l’anti-star, qui vit dans son univers, à la campagne, loin du showbiz… »
- «  Il y a deux manières de concevoir le métier d’artiste : le vedettariat ou la création, le paraître ou l’être. Il faut choisir si l’on veut être musicien ou faire de la promo, alimenter la presse people ou se concentrer sur sa création. Je me contente de réapparaître de temps en temps dans les médias pour présenter mon travail. Je n’ai pas envie de faire la vedette ! Entre-temps, je vis des aventures musicales qui m’intéressent. La foule me fait un peu peur sauf sur scène, parce qu’il se passe quelques chose de très fort avec le public. »

- « Vos chansons sont d’ailleurs souvent peuplées de maisons vides, de femmes absentes. Vous ressemblez à ce personnage ? »
- « C’est ressemblant, oui. Des maisons vides, il y en a beaucoup. J’ai besoin de vide, de silence total. Il y a des moments où ce n’est pas drôle à assumer, mais c’est comme ça qu’on vit le mieux avec moi. Je m’y suis fait. C’est dur de vivre avec quelqu’un. Ce n’est pas facile de partager sa vie. »

- « Chanter, raconter des petites histoires avec une musique narrative, c’est ce que vous préférez ? »
- « Tout à fait. Ce qui prime, c’est la musique. Les mots sont souvent un pensum. Quand j’écris mes chansons, j’enregistre d’abord toute la musique et après, je mets un texte. Une mélodie ne se conçoit pas, elle tombe dans la tête. J’aime chanter, raconter des petites histoires avec une musique narrative. »

- « On vous sent plus compositeur que chanteur… »
- « Composer est mon métier de base. Quand Barbara m’a dit : "Tu devrais chanter", je lui ai répondu : "Je n’ai pas de voix". Elle a rétorqué : "Tu n’es pas un chanteur, tu es un diseur". Je m’écris donc du sur-mesure ! Je me sens avant tout artisan. Quand je compose, je "sens" des images. D’ailleurs, quand j’écoute de la musique, je dessine des choses abstraites, des ombres portées. Chaque note a une couleur pour beaucoup de musiciens. Ensuite, l’écriture vient coller des mots, illustrer ces images. C’est un travail d’horlogerie. »

- « Le surréalisme, c’est ce qui vous correspond le plus ? »
- «  Oui, je me sens proche du surréalisme. J’ai un attachement particulier pour Eluard, Cocteau, Prévert ou à l’opposé, Valléry, voire carrément Anna de Noailles. J’aime les mots à double sens, les phrases à double entendement. Et aussi, le côté déjanté de Dali, de Magritte. »

- « Depuis votre enfance, vous êtes immergé dans des bains culturels multiples. Comment vous êtes-vous déterminé dans vos choix artistiques car votre père était un musicien de jazz américain, votre famille maternelle française travaillait dans le théâtre, vous avez vécu un peu aux Etats-Unis, votre grand-mère était ouvreuse au théâtre des Champs-Elysées, et votre grand-père décorateur à l’Opéra Garnier ? Rien que ça ! »
- « Mon père était un musicien de jazz américain, ma famille maternelle française travaillait dans le théâtre. A l’âge de trois ans, je suis parti vivre aux Etats-Unis où j’ai côtoyé, avec mes parents, les plus grands jazzmen. A sept ans, je suis rentré en France. Ma grand-mère, ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées, et mon grand-père décorateur à l’Opéra Garnier, m’ont permis d’assister à des centaines de spectacles, côté scène comme côté coulisses. J’ai même été contrôleur au théâtre des Champs-Elysées. C’est d’abord la musique classique qui m’a attiré et j’ai été formé par un élève de Gabriel Fauré. Jusqu’au jour où une amie m’a fait découvrir les Beatles et où je suis entré dans un groupe de rock. »

- « Avez-vous envie d’écrire pour d’autres ? »
- « Oui, des artistes comme Françoise Hardy, Isabelle Boulay ou Johnny Hallyday. »

- « Johnny ! »
- « Ah oui ! Il a une telle puissance, force et énergie. J’ai aimé sa période Rythm and Blues. J’aurais envie de lui écrire du rock. C’est quelqu’un de très intéressant. J’aurais vraiment aimé faire du rock à un haut niveau. »

- « Etes-vous satisfait de votre parcours ? »
- J’ai fait mon boulot correctement, je pense. Je ne suis pas mécontent de ce que j’ai fait. Cela me satisfait d’avoir la chance de faire un métier que j’aime, de vivre de ma plume et de ma musique. Je suis fier de rester dans la mémoire des gens. Ça me rend heureux. »

- « A l’époque, vous avez fait entendre votre différence avec de la chanson à texte et la luxuriance des arrangements anglo-saxons. Une pop tranquille à la française mais sans la candeur à la Berger, le sentimentalisme de Souchon, ou l’extraversion de Sanson… »
- « Tout à fait, bien que j’ai toujours eu le sentiment d’avoir fait partie de la même famille qu’eux. »

- « Demain, le chanteur s’éclipsera-t-il derrière le compositeur ? »
- « Sûrement mais c’est embêtant de se dire qu’on s’arrête. »

- « Pour finir, Gainsbourg a déclaré que la chanson de variété était un art mineur par rapport à la musique classique ou à la peinture qui exigent une initiation, un apprentissage. Qu’en pensez-vous ? »  
- « Je ne pense pas qu’il y ait de hiérarchie à établir. La chanson est peut-être un art mineur par rapport aux Beaux-Arts mais elle est un bon vecteur pour la poésie contemporaine. Par exemple, on connaîtrait moins bien Aragon si ses poèmes n’avaient pas été mis en chansons. Et puis, on présente la peinture comme des "Beaux-Arts" alors qu’il y a beaucoup de mauvaises peintures et d’affreux bâtiments en architecture ! »