La Liberté
10 décembre 2005

 

William Sheller, artiste alibi
(par Jean-Philippe Bernard)

 

UNE INTEGRALE POUR SHELLER (p 1)
INTERVIEW : L'inclassable chanteur français dévoile son parcours captivant et atypique dans un coffret composé de dix-neuf CD. L'occasion de redécouvrir quelques disques devenus des classiques mais aussi de se plonger dans un enregistrement psychédélique jusque-là quasiment introuvable. En attendant de publier en 2006 un nouvel album, William Sheller sort également cet hiver un disque live. Rencontre (page 31).

 
 

RENCONTRE (p 31)
L'inclassable chanteur dévoile son parcours musical captivant avec une intégrale composée d'albums plus ou moins populaires et d'un opus mythique.

« Soyons franc: j'ai l'avantage de ne plus avoir besoin de lutter pour imposer mes choix artistiques. Au même titre que Bernard (Lavilliers) et Maxime (Le Forestier), je fais partie du Jurassic Park de la maison Universal. J'ai signé mon premier contrat chez Mercury, il y a 30 ans! Pour les jeunes cadres de mon label, je suis une sorte de bestiole préhistorique. Et les dinosaures, on les brosse dans le sens des écailles...»

Reclus jusqu'au coucher du soleil dans un hôtel thermal situé à cinq minutes du centre de Saint-Maurice, ville dans laquelle il s'apprête à donner une aubade, William Sheller ferme les yeux, le temps sans doute de se rappeler de l'époque où Rock'n'dollars se baladait au sommet des hit-parades. En ce début de millénaire, le chanteur laisse le soin aux jeunes clones de Céline Dion ou de Florent Pagny d'aligner les hits. L'homme sait pertinemment qu'il ne remplira pas Bercy ou le Stade de France, mais ça ne l'empêche pas de savoir qu'il est devenu un artiste respectable et respecté capable, à l'heure où le disque pique la plus grave de ses crises, de publier une intégrale sans que cela paraisse saugrenu.

Et pourtant, l'objet baptisé Chemin de traverse n'a rien d'une collection de tubes. Véritable pont tendu entre des genres aussi différents que le rock, la pop, le classique ou la musique de chambre, le coffret permet, entre opus studios et disques live, d'évaluer le parcours unique d'un franc-tireur paisible de la scène francophone. Sa sortie, si elle ravit Sheller, ne l'affole pas.

Trésor perdu

«C'est l'histoire d'un cheminement. Il ne s'agit pas d'un bilan, juste d'une grosse bougie à souffler avant de passer à autre chose. Je devais bien ça à ceux qui me font le plaisir de s'intéresser à moi... Cependant, il y a là-dedans des trucs que j'aurais voulu voir enterrés au fond d'un jardin...», dit-il en levant les yeux au ciel. On lui demande alors si les trucs en question n'ont pas quelque chose à voir avec Lux æterna, la messe symphonique et psychédélique composée au début des seventies pour un couple d'amis. Sheller sourit : «Vous comprendrez en l'écoutant de quoi je veux parler, il y a des arrangements qui ne passent pas la rampe...»

Le temps imparti pour l'interview étant trop court pour qu'on se penche sur les dix-neuf CD de Chemin de traverse, on se voit obligé d'insister à propos de Lux æterna, un album culte que les historiens présentent comme l'un des plus beaux trésors perdus de la scène francophone... L'artiste se marre franchement : « Oui, il y a de jolies plantées sur ce disque-là, mais j'ai une tendresse particulière pour lui. A l'époque, j'ai investi là-dedans toutes mes économies : tout l'argent que m'avait rapporté la musique que j'avais composée pour Erotissimo, le film de Gérard Pirès, ainsi que les royalties récoltées grâce au succès de My Year is a Day, le single enregistré avec Les Irrésistibles. »

Contre les chapelles
« Malgré mon enthousiasme, ça n'a pas marché du tout. Mais comme on dit : c'est devenu culte. Ce qui est amusant, c'est de voir que 30 ans après, les Japonais s'affolent chaque fois qu'on leur parle de ça. Récemment encore, on trouvait au marché aux puces de Tokyo des originaux à des prix astronomiques. Ensuite, ils ont fait des copies pirates en vinyle, ce qui dénote quand même un sacré vice. Dans le même temps, un producteur de hip-hop l'a samplé pour un groupe appelé Delton 3030. Ça m'échappe un peu, mais bon, je suis ravi de voir les mômes s'extasier...»

La carrière de Sheller aurait pu s'arrêter là, ce qui aurait fait une intégrale un peu courte. Mais en se moquant gentiment du recours aux anglicismes dans le sautillant Rock'n'dollars, le musicien a rebondi vers les sommets. « C'était un gag, mais ça m'a sauvé tout en m'autorisant à vivre ma vie sans avoir à subir la stratégie de ma maison de disques. Je n'aime pas les chapelles, j'aime la musique. J'ai été formé au classique, mais j'ai tout de suite aimé la chanson, le rock, la musique de chambre et j'ai eu envie de passer de l'un à l'autre. »


Oublier la "Star Ac"

Une telle envie de liberté aurait pu froisser ses employeurs. Pourtant, ces derniers n'ont jamais cillé. « Normal », glisse Sheller avant de préciser, au moment où l'attachée de presse entre pour mettre un terme à l'entretien : « Ils ont besoin de certains artistes de prestige pour servir d'alibi. Moi je suis le monsieur qui permet de faire oublier qu'ils investissent sur la Star Ac’ et toutes ces cochonneries-là... » 

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* William Sheller, Chemin de traverse, Mercury, distr. Universal.

CHRONOLOGIE

1946: Naissance en juillet dans le XVIIe arrondissement de Paris.

1958 : Découvre le piano

1967 : Compose My Year is a day, un premier tube pop qui permet à son groupe Les Irrésistibles de goûter aux joies d'une gloire éphémère.

1973 : Après être tombée sous le charme de Lux-Aeterna, la chanteuse Barbara lui demande de travailler sur son album La Louve.

1975 : Sortie de l'album Rock'n'dollars. La chanson éponyme grimpe au sommet des hit-parades.

1976 : Le Carnet à spirale confirme sa popularité.

1984 : Suite à un problème douanier qui bloque le matériel de son groupe aux frontières, il chante seul au piano sur une scène de Bruxelles.

1989 : Parution à l'automne d'Ailleurs, un album symphonique exigeant enregistré avec l'orchestre de Toulouse.

1991 : S'éloigne un peu plus encore de la pop en enregistrant au piano l'album Sheller en solitaire.  

1994 : Choque la plupart de ses fans en enregistrant en Angleterre un disque de rock basique et puissant intitulé Albion.
2004 : Sortie d'Epures, nouvel album acoustique minimaliste.

 

EN ATTENDANT UN NOUVEL ALBUM (p 31)

Aussi fastueux soit-il, Chemin de traverse ne sera pas le mausolée dans lequel Sheller roupillera durant la prochaine décennie. L’objet à peine sorti, l'artiste qui souhaite taller la route annonce l'enregistrement au printemps prochain d'un nouvel album studio : "J'ai déjà cinq mélodies prêtes qui datent des session d'Epures, mon dernier disque en date. Je vais trouver des paroles et le reste va rouler car l'intégrale m'a permis de boucler sereinement la première partie de mon histoire. Maintenant c'est une nouvelle aventure qui démarre et je n'ai peur de rien."

En attendant l'évènement, Sheller publie Parade au Cirque Royal, un album live et un DVD enregistrés à bruxelles qui captent l'énergie d'une récente tournée effectuée avec un orchestre de dix-huit musiciens. « Ce disque live ne figure pas dans l'intégrale car celle-ci ne concerne que le passé. Là, on parle du présent. J'ai aussi pensé à ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas investir dans un coffret. Le concert est aussi disponible en DVD car c'est l'époque qui veut ça. Moi, je déteste me voir en train de jouer et j'estime qu'un spectacle filmé ne stimule pas l'imagination, contrairement à un disque. »

Encore une fois, on ne saurait donner tort à Sheller. On délaissera donc le film pour écouter en boucle Parade au Cirque Royal, collection de dix-sept titres anciens (Symphoman, Nicolas, Rock'n'dollars, Dans un vieux rock'n'roll) ou plus récents (Les Machines absurdes, Mon Hôtel, Toutes les choses qu'on lui donne) sur lequel notre homme allume le feu, l'emphase en moins, la classe en plus.

* William Sheller, Parade au Cirque Royal, Mercury.distr. Universal.