Vinyl N°49
novembre-décembre 2005

William Sheller : Epures
(par Robin Rigaut)



Mon hôtel / Chanson d’automne / Toutes les choses qu’on lui donne / Clandestine / Aidan song / Elvira / Revenir bientôt / Loulou / Pour la main gauche / J’en avais envie aussi / Machines absurdes / Cantilène. (33’15).
CD Mercury 982 338-1- © 2004


Quel est le point commun entre les White Stripes (chroniqués le mois dernier) et William Sheller ? Aucun, a priori. Leur bagage musical respectif les prémunit de tout risque de collision et leurs adeptes (nombreux dans les deux cas) n’ont aucune chance de se croiser. En apparence tout au moins, si l’on suit les pocédures dictées par l’étiquetage en règle de chacun pour baliser les oreilles inexpérimentées du client potentiel (la cible visée) bien trop bête pour s’en sortir tout seul !
Par bonheur, Big Brother et ses sbires des major-companies ne peuvent encore rien contre quelques tarés comme moi sachant apprécier les deux à travers cette confondante évidence : l’authenticité ! Les White Stripes sont deux, mais peuvent sonner comme quatre ; Sheller n’est que un, mais joue du piano comme deux ou trois, tant ses accords sont riches. Point commun : prise directe, pas d’informatique et d’effets surajoutés, comme si les premiers ou le second venaient simplement jouer dans ton salon ces premiers cryaonnés appelés Epures
Après le dossier qui lui fut consacré dans Vinyl N°9 (juin 1996), inutile de faire un rappel du brillant parcours de William Sheller, adepte du chausse-trappe et du « hors-bizness » passant allègrement de la variété la plus cocasse (Rock’n’dollars) au concerto intimiste, via le symphonique Ailleurs, le live En solitaire  ou le bouillonnant Albion (voir Vinyl N°0), toutes guitares dehors et vu-mètres dans la zone rouge (un album qu’adoreraient les White Stripes, d’ailleurs !). Car cet homme caméléon fait ce qu’il veut, et il le fait bien.
C’est dans l’esprit intimiste du Sheller en solitaire de 1991 (en solitaire mais devant des salles combles, voir comblées) que Monsieur William nous livre ce treizième album studio « enregistré chez W. Sheller sur piano personnel » comme indiqué dans le livret. Mais qu’elle soit vêtue d’un simple piano, d’un quatuor à cordes, ou électrisée à son paroxysme, une chanson de Sheller est immédiatement identifiable ! Tant par ses mélodies raffinées que par ses textes où, perdu dans la foule, il raconte d’un ton détaché ses petites écorchures de l’âme et ses hantises ordinaires. Ces « mot qui viennent tout bas », rappelant parfois les tournures faussement naïves de Souchon, sont là encore du Sheller pur fruit :

« Si tu n’aimes pas trop la foule /
Si parfois comme moi la vie te saoule un peu […] /
C’est une chanson que j’te donne /
Comme un gilet qu’on boutonne /
Pour se réchauffer la vie…
 »
(Chanson d’automne).

« Mais ces misères parfois je les oublie par cœur »
(Clandestine)

Et l’apparente insouciance du Carnet à spiraleC’est pas croyable comme tout disparaît») revient au galop 30 ans plus tard dans une phrase comme :
« Elle perd toujours toutes les choses qu’on lui donne »

Comparée aux formules choc de certains où chaque mot claque bien à sa place dans des constructions savantes parfois ampoulées, la syntaxe shellerienne me réjouit par cette étonnante aptitude à décrire le quotidien, voire le vide absolu («Je passe tout mon dimanche à jouer avec un élastique » in J’attends dans la foule en 1981), sans jamais avoir l’air ridicule ou en panne d’inspiration :
« Des fois j’en ai marre de l’hôtel /  
Je me passe de l’eau sur la figure /
J’enfile une paire de chaussures /
Et je descends dans la ruelle
 »

OK, c’est pas du Thiéfaine, mais élevé à ce niveau, c’est du grand art !
12 titres (dont trois instrumentaux et une reprise des Machines absurdes de 2000), constituent cet album dont le seul point faible est sa brièveté. Au moins, pas de remplissages et autres titres cachés, allons à l’essentiel, à l’épure. Pas une note ne paraît superflue et l’on se surprend rapidement à chercher la touche « repeat » pour une nouvelle demi-heure de plaisir.
Car si j’ai plus parlé texte que musique (un comble dans le cas d’un des plus grands compositeurs de notre francophonie), il est évident que ces étonnantes partitions et ce jeu à la fluidité inégalée font de ces Epures un disque précieux bien loin de l’ennui que pourrait susciter son concept piano-voix, « comme un gilet qu’on boutonne pour se réchauffer la vie. »
Note aux programmateurs : cette citation est extraite de Chanson d’automne, une merveille du calibre de Un homme heureux. Faites l’effort de ne pas passer à côté, pour une fois…