Le Nouvelliste
29 octobre 2005

"En tant que musicien, je suis heureux"
(par Manuela Giroud)




A la veille de la sortie de son intégrale, le très rare et éclectique William Sheller se livre. Rencontre avec l'attachant symphoman.


"Je ne cherche pas à faire une carrière, je cherche à faire une vie de musicien". Depuis toujours, William Sheller va son chemin, étranger aux modes et au formatage. Chansons, concerts, symphonies, musiques de films, l'inspiration de cet orfèvre emprunte de bien curieux détours pour tracer un parcours exemplaire. Avec, en filigrane, la même belle exigence.
Notre symphoman n'est pas du genre à se répandre dans les médias. Il a toutefois accepté de donner quelques entretiens pour marquer la sortie prochaine de son intégrale, la bien nommée Chemin de traverse (voir ci-contre). Un régal, comme de rencontrer cet homme doux et drôle.

- "Parcourir des "chemins de traverse", c'est délibéré ?"
- "Non, ce n'est pas se dire : je ne veux pas faire comme les autres. Je fais ce qui me vient dans la tête. Pourquoi me mettre au carré pour ressembler aux autres, sous prétexte que c'est ce genre de format qui marche mieux maintenant ? Je n'aime pas les étiquettes, les clivages, comme entre musique populaire et musique savante; on peut faire du savant populaire et du populaire savant."

- "Vous semblez ne pas avoir de limites".
-"Tout est possible, seulement il faut en assumer les conséquences, en vertu de quoi on ne fait pas partie des dix artistes que l'on cite si l'on fait un micro-trottoir. Mais en tant que musicien, je suis heureux, on me laisse faire ce que je veux".

- "Etre dans une espèce de marge, au fond, c'est un luxe".
- "Oui, ça se paie par certains aspects, mais quel bonheur ! Du moment que j'arrive à vivre de la musique et à faire vivre les miens, je ne suis pas à la recherche du tube systématique pour avoir une nouvelle Ferrari, ça je m'en fous ! J'adore les légumes de mon jardin et les boîtes de nuit m'enquiquinnent, mais la musique me passionne, alors je suis heureux.
Il faut prendre le temps d'écrire, le temps de vivre : les gens sont touchés parce que, dans les textes, on dit des mots qui correspondent à leur vie, ils s'approprient les images. Si on ne vit que sur des plateaux de télévision et dans les restaurants de luxe, on n'a plus qu'à raconter des histoires de plateaux de télé et de restaurants de luxe. Ça donne des textes comme "J'ai pris un taxi à New York", mais qu'est-ce qu'on s'en fout !"

- "Est-ce que vous chantez, entre autres raisons, pour dire aux gens qu'ils ne sont pas seuls ?"
- "C'est important de chanter l'être humain, de ne pas arriver en star -d'ailleurs, je ne saurais pas le faire-[rires]. Il n'y a pas besoin de mots difficiles pour se faire comprendre, ni pour aller droit au coeur et faire ressurgir des images personnelles chez celui qui écoute. Ça lui fait penser à quelque chose, ça fait partie de ses souvenirs; faire partie de la vie des gens, c'est beau".

-"La chanson est un art très intime, on a tous des chansons qu'on fredonne, qu'on massacre un peu, parfois..."
- "Ce n'est pas grave, c'est fait pour ! [rires] Je me souviens, vers mes débuts, j'ai entendu un peintre en bâtiment siffler ma chanson. Eh bien ça m'a fait autant d'effet que le jour où on a joué ma première symphonie ! Encore aujourd'hui, quand j'entends des gens chanter mes trucs, ça me fait drôle...
Et puis, pour écouter de la musique, il faut donner un petit bout de sa vie. C'est comme pour un livre, il faut perdre du temps de sa vie. Donc ne gâchons pas le temps précieux de la vie des autres en leur balançant n'importe quoi".

- "Comment votre plaisir de faire ce métier a-t-il évolué au fil des années ?"
- "Je ne sais pas, en tout cas, je ne me suis pas usé en me montrant trop, et surtout j'ai diversifié les terrains. Aujourd'hui, disons que je me sens beaucoup plus serein. Je ne me sens pas marginal. Marginal, c'est le monsieur qui ne veut pas faire comme tout le monde et qui n'arrive pas à trouver son langage... J'avance, je fais, il y a une espèce de chose qui me pousse depuis que je suis gamin. Je suis paresseux, mais j'ai ce besoin de faire, une urgence, un peu de folie, en un sens. J'entends des trucs dans la tête et il faut que je les écrive, c'est une espèce de pulsion. C'est bizarre, hein?"

-"Est-ce que votre bonheur d'homme dépend de votre succès d'artiste?"
- "Non, mon bonheur d'homme, mon bonheur de musicien, c'est de savoir que quoi que j'écrive, ça sera joué. Ce n'est pas rien ! Est-ce qu'il restera quelque chose après ? Les poubelles du XXIe siècle seront remplies des cochonneries qui auront été portées aux nues au XXe siècle. Donc on ne peut pas savoir. On fait, ça permet de vivre, d'être heureux, au moins de son vivant".


La totale

Seize CD, un DVD, trente ans de chanson. l'intégrale de William Sheller, qui sort lundi prochain, comprend tous ses albums (studio et live), ses musiques de film (Erotissimo, et Arlette), ainsi que des oeuvres instrumentales, les Quatuors et - enfin on va la découvrir! -, Lux Aeterna, la fameuse messe que le compositeur avait écrite en 1969 pour le mariage d'un couple d'amis. "L'enregistrement est plein de défauts, mais ça reste une de mes plus belles aventures... Au Japon, un producteur de hip-hop l'a samplé, ça devient une espèce d'album culte underground", sourit Sheller.
Pour cet homme toujours en mouvement, toujours entre deux projets, cette intégrale représente "une grosse bougie, pas un bilan". Sa réalisation lui a fait du bien, assure-il. "Tout ça avait l'air un peu de bric et de broc, mais maintenant qu'on retrouve les choses dans l'ordre, on finit par comprendre et trouver le fil". Un DVD (clips, portrait de l'artiste) et un livret complètent cette somme.

"Chemin de traverse" : coffret 16 CD +1 DVD Mercury Universal
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Il fait son cirque

Le même jour que l'intégrale -un bonheur n'arrive jamais seul-, paraît le tout premier DVD de concert de William Sheller. Parade au Cirque royal a été capté en mars 2005 à Bruxelles lors de la tournée qui a suivi l'album Epures. William était accompagné d'un orchestre de vingt musiciens. Le DVD, enrichi d'un making-of, reproduit l'intégralité du spectacle, tandis que la version CD en restitue la moitié environ.
"Parade au Cirque Royal": CD ou DVD Mercury/Universal, sortie le 31 octobre.
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"Mon rêve, un opéra
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Quand on demande à William Sheller ce qui peut bien encore le faire rêver, malgré une carrière déjà aussi riche, il répond sans hésiter : un opéra. "Un opéra populaire bien foutu, avec un bon livret. Je ne veux pas faire une comédie musicale avec rengaines à chevaux de bois, je voudrais vraiment un bel opéra comme l'a été Carmen, par exemple. Il faudrait trouver un bon librettiste. L'écrire moi-même ? J'écris bien court, mais un livret, c'est autre chose. Il faut avoir le sens du théâtre".
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Mots et maux

Autant les musiques lui viennent spontanément -"Les mélodies me tombent dans l'oreille, je les entends toutes faites, ça chante dans la tête"-, autant les textes représentent un travail énorme "pour ne pas faire n'importe quoi". William aime s'inspirer du style d'auteurs, "en allant même fouiller chez Anna de Noailles, Racine ou même.. des choses perverses comme Charles Péguy!"
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Chère Barbara
"Tu devrais chanter..." C'est Barbara, qui a donné ce conseil à William Sheller, alors qu'ils travaillaient ensemble sur l'album La Louve.
"Quand je lui répondu que je n'avais pas de voix, elle m'a dit : "Mais tu es un diseur, pas un chanteur!" Deux ans plus tard, en 1975, Sheller casse la baraque avec Rock'n'dollars, tube immédiat. Il n'a jamais regretté d'avoir suivi l'avis de la dame brune. "Elle avait un humour terrible, moi c'est ça que je retiens d'elle, elle était très drôle. On voit toujours cette femme sombre, qui se drapait dans le rideau et se renversait sur le piano; j'adorais ça, mais dans la vie elle était très drôle... Je la regrette beaucoup".