Pleine vie
mai 2005

William Sheller
Un grand bonhomme de chemin

(par Stéphanie Gatignol)

 

Toutes les belles carrières ne s'affichent pas à la télé. Cet inclassable a tissé la sienne dans l'intimité des salles de concert où il fête, avec 2005, les trente ans d'un parcours hybride réconciliant variété et classique.


Sa malle à souvenirs est emplie de variations énigmatiques : des mélodies sentimentales et un concerto pour trompette, de la pop symphonique et du hard-rock lyrique, quelques ovnis aussi, comme cette messe rock-psychédélique (Lux Aeterna) concoctée pour le mariage de copains en 1970, dont l'auteur s'amuse qu'elle se négocie «8000 livres aux puces de Londres». Façonneur de tubes et compositeur joué à Pleyel, artiste-furet à la trombine dissuasive et à l’humour avenant, Sheller s'est fait une spécialité de la valse des étiquettes. «J’aime la chanson, raconter des histoires; écrire pour des orchestres aussi. Je ne peux me passer ni de l'un ni de l'autre.» Pour ce fils d'un bassiste américain et d'une française né en 1946 à Paris, rien de plus naturel qu'un répertoire arlequin. «C’est seulement au début du siècle, quand certains éditeurs se sont spécialisés dans la musique sérieuse, que s’est produite la scission entre classique et variétés. Mozart écrivait pour être joué dans des cabarets, Schubert signait des chansons. Mais aujourd'hui de grosses dames habillées avec des rideaux interprètent ça, alors évidemment on ne se rend plus compte !» A seize ans pourtant, englué dans de fort savantes études musicales, l'ado était peu fréquentable, bidouillait des «trucs qui couinent», des délits pour seuls initiés. Il a fallu les Beatles et leur  A Hard day's night pour qu'il réalise qu'on peut être contemporain et… partageur.  «Je n’allais pas, pour être un musicien moderne, renoncer à tout ce qui me passe dans l'oreille !»

Barbara l'incite à chanter seul
Seul le jazz paternel n'a pas trouvé asile dans son royaume. Un réflexe freudien sans doute, doublé du souvenir de quatre années d’enfance passées en Amérique où les bœufs sous le toit familial lui causaient bien du tracas. «Dans l’Ohio, en 1952, ça ne se faisait pas de recevoir des blacks à la maison. Quand on est tout petit, on aimerait bien ressembler à tout le monde. On se demande pourquoi papa et maman font de la musique interdite.» William Hand (il a emprunté son pseudonyme aux poètes Shelley et Schiller) aurait pu finir en sectaire maître de chapelle. Grâce à la bande à Lennon, il sera ce polichinelle dynamiteur d’intégrismes qui n’hésite pas à pacser basson et guitare électrique, entouré de violonistes en tee-shirt-baskets plutôt qu’en complet-veston : «Le parapluie dans le fondement, ça me gêne !»
A 25 ans, il ne s’imagine pas un instant chanteur. C’est Barbara, dont il signe les arrangements d’un disque (La Louve), qui le persuade d’oser. En 1975, un pied de nez aux anglicismes, Rock’n’dollars, le propulse  dans le hit-parade. Un tube très écouté mais mal entendu, qui va l’empêtrer quelques années dans l’image du rigolo de service et lui laisser un cuisant souvenir  de sa première apparition cathodique chez Bouvard, rubrique… chanson idiote du moment !

De la variété à l'éclectisme
Sous l'ère giscardienne, Sheller lisse donc son brushing pour swinguer chez Guy Lux, enchaîne les albums sans connaître la scène (cinq entre 1975 et 1981, année de son premier concert), goûte aux «bonnes tables», aux «bonnes pièces de viande chez le boucher». A la dope aussi. Le vedettariat, il compose avec. Et bientôt sans. «J’ai eu besoin de me retirer de tout ça. Au départ on touche les gens parce qu’on vit comme eux. Si on n'évolue plus que dans les grands restaurants, on ne raconte que des histoires de limousine et de happy-few.»
Dès lors, il privilégie la création aux pantomimes du show-biz; il n'a d’ailleurs jamais vraiment géré la notoriété. «Quand je vois des affiches de moi dans la rue, j’ai l’impression de montrer mes fesses à la fenêtre.»  A une époque, il se hasarde même chez le psy pour en parler. «Il était de nationalité étrangère et ne me connaissait pas du tout. Il m'a pris pour un mythomane !»
Il y a quatre ans, en amateur de solitude consentie, l’artiste a encore mis de la distance avec le sérail. Exit Paris, bonjour la Sologne, ses concerts de crapauds, ses sangliers et ses voisins à un kilomètre. L’ambiance idéale pour accueillir les notes qui lui tombent dessus à tout moment comme des flashs de voyance. «Je peux être à table en train de discuter et entendre un machin qui me vrille la tête.» Allergique au formatage et à la «culture calendriétisée», il préfère définitivement courir tout seul, à son rythme, plutôt que de monter dans le train-train album-promo. L'automne dernier, il jouait la surprise avec Epures,  un nouvel opus d’un calibrage inhabituel de 33 minutes seulement… «C’est comme le vin. On peut se gaver avec d'énormes litrons pour pas cher. Moi je fais du 75 centilitres, mais c'est mis en bouteille au château !» Ses ivresses, il ne les donne pas en spectacle sur les plateaux de télé. Trop de paillettes, pas assez d'ombres pour sa gestuelle de marionnettiste. Comme Juliette, M. ou Arno, qu’il cite parmi ses affections d'aujourd’hui, il réserve à la scène son univers mélancolique peuplé de villes
de l'est, d'antihéros vulnérables et d'amoureux éconduits auxquels s'attachent «beaucoup de gens solitaires». Bien qu'auréolé des victoires de la musique des meilleurs album et chanson en 1992 - un plébiscite suivi, de son propre aveu, d’une «légère» crise d’inspiration - Sheller ne fait pas parti des têtes d'affiches les plus citées dans la rue. «Mais j'ai un public de théâtre. Je peux revenir d'une année sur l'autre, ce n'est pas parce que je n’aurais pas sorti d'album qu'il n'y aura pas de monde dans les salles». Ce succès-là est à sa mesure, lui laisse le temps de travailler en ébéniste de la partition, fidèle aux conseils d'un grand-père compagnon charpentier qui l'entraînait tout gosse dans les décors de l'Opéra et éveilla sa vocation. «Il me disait : "Lorsqu’on fabrique une chaise, c’est pour qu’on s’y assoit pendant 300 ans. Elle va se démoder, on va la mettre au grenier, mais le jour où on en aura besoin, on pourra poser ses fesses dessus. Si tu fais de la musique, fais pareil ! " »  
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Une mosaïque de concerts
C’est une tournée à l’image de ses éclectismes qu’a imaginée Sheller pour célébrer ses trente ans de carrière. Entouré l’hiver dernier de dix-huit musiciens (une grosse cavalerie comme à ses débuts en 1975), il sera de retour sur scène à l’automne accompagné d’un quatuor (comme en 1984), et pourrait boucler la boucle fin 2005 par une prestation en piano-solo (comme en 1991). Une intégrale de 16 CD regroupant albums, bandes originales de films et live (Olympia, Théâtre des Champs-Elysées) est annoncée pour la saison des feuilles mortes.