L'Hérault du jour
3 mars 2005

Demain à Sérignan, samedi à Marseille
Voir William

(par Denis Bonneville)



Depuis trois décennies, il distille de véritables perles musicales dans la mémoire collective.
Epures, son dernier album, est un piano-voix sublime de simplicité. A contre-pied des modes, il prend la route avec 18 musiciens à ses côtés. Rencontre alors qu’il faisait une longue escale aux Folies Bergère.


William Sheller n’aime pas les interviews par téléphone, préférant, douce concession promotionnelle, le compromis de l’e-mail, comme il en avait fait la faveur à La Marseillaise via un «questionnaire de Proust», à l’occasion de sa participation au Festival de la chanson du Pays d’Aix, en octobre dernier. Mais William aime les restaurants chinois. Et quand on a le bonheur de partager ce repas de visu, magnétos branchés mais vite oubliés, cela dure deux heures, presque trois, qu’on n’a pas vues passer. Comme un rêve, une parenthèse sereine avec un chanteur qui a débuté en blondinet zazou-brushingué et qui est désormais un des sages de la chanson, reconnu et respecté, dans le verbe et dans la note, des deux côtés de la passerelle si souvent effondrée qui sépare les musiques savantes des refrains populaires.
C’était au début du mois, avenue Malakoff, et celui qu’on clichetonne en «Solitaire» réfugié dans un village en Sologne, à râler après les sangliers qui massacrent la pelouse ou les grenouilles qui perturbent ses séances de piano, s’est donc confié pendant près de trois heures. Extraits choisis.

* FOLIES. «J’ai fait l’Olympia 7 fois, je crois, d’autres aussi. Là, c’est mon anniversaire, mes trente ans de chanson. C’est un endroit baroque, et c’est bon, pour raconter des histoires…»

* GROUPE. «J’aime ce mot de groupe. Ce n’est pas un orchestre, dans l’esprit, même s’il y a des cordes, des bois… Non, on est tous dans le même bateau, plus proches des troupes de théâtre que des concerts show-biz. On descend dans le même hôtel, on est ensemble, et il n’y a pas de hiérarchie, chacun est à son poste. Des compagnons, comme mon grand-père qui était charpentier : il travaillait à l’Opéra de Paris; ma grand-mère, elle, était ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées.»

* SALLES. «J’aime les respirer; Si je pouvais, j’y passerais toute ma journée. On aura la chance de traverser de beaux endroits, de beaux théâtres. A Marseille, malheureusement, ce sera le Dôme, qui n’a pas une acoustique géniale : du genre vous soufflez dans une flûte, et vous partez prendre un café; quand vous revenez, la flûte est toujours là… Mais on va essayer de le dompter. C’est déjà une chance énorme de pouvoir faire cette tournée, avec autant de musiciens sur scène, c’est rare.»

* EPOQUE. «Je lis beaucoup, mais pas des romans : ce qui est complètement fictif m’ennuie. En fait, j’aime lire ce qu’il se passait au 17e siècle. Si j’aurais voulu vivre à cette époque ? Je ne sais pas… On m’a lâché là, aujourd’hui, je fais avec. C’est L’inconvénient d’être né, non ? C’est dingue : je lis Cioran comme Devos, rien ne me fait plus rire que Cioran…»

* TRISTESSE. «Mes textes sont parfois sombres, c’est vrai. Mais la vie finit mal, les histoires d’amour finissent mal, les couples heureux n’ont pas d’histoire, et le bonheur est un cul de sac.»

* SOLITUDE. «C’est vrai que j’ai une image de solitaire, et je le suis, parfois, quand je ne suis pas en tournée essentiellement. Avec Barbara, on se reconnaissait ; elle disait : "La solitude est un luxe que je souhaite à tout le monde"… Et puis je pense que quand on voit moins de monde, on fait plus attention à eux. Quand on est dans le flot, on finit par ne plus rien voir.»

* GRAND ECART. «A une époque où la culture est stressée, compartimentée, systématisée, je n’ai pas envie de changer : rester fidèle à ma volonté de sortir des formats. J’aime Boulez, Stravinsky et les Beatles, c’est d’ailleurs tout ce qui restera du 20e siècle; le 21e ce sera pire si ça continue, parce que tout semble si anecdotique…Je n’oublie jamais aussi que Mozart était joué dans les cabarets. Et que Schubert écrivait des chansons, à la seule différence qu’elles sont désormais chantées par des grosses dames habillées avec des rideaux… A 16 ans, j’étais boulézien à tout crin, on me destinait au Prix de Rome… Mais je ne vois pas pourquoi je serais passé à côté des petites mélodies qui me caressaient l’oreille simplement pour être un "nouveau Dusapin". Inversement, j’aurais souffert de n’avoir fait que du show-biz, de n’avoir pas pu écrire des symphonies, composer pour un quatuor à cordes, ou une musique de film, qui m’a valu une Victoire alors que je ne me souviens même plus le titre… (ndlr : L’Ecrivain public, en 1994). J’essaye modestement de "coudre" la variété et le classique, de désacraliser la pesanteur qu’il y a dans le classique, ce côté "parapluie dans le fondement", ce système de caste qui existe aussi dans le jazz, d’ailleurs; c’est parfois même pire… J’aime le jazz, c’est la musique de mon père, mais quand un "puriste" m’explique que Miles Davis, c’est pas du jazz, je ne comprends pas…» 

FACHO. «Cette image revient encore, parfois. C’est né d’un clip tourné pour le spectacle Excalibur; on voulait faire un clin d’œil à Eisenstein, ça a été pris comme un truc nazi. Et puis il y a eu un batteur, trouvé dans un groupe de skinhead je crois, qui jouait sur un album. Moi je voulais un batteur qui tape fort, je me foutais du reste… Cette histoire, c’est du délit de sale gueule. Je payais le fait d’être blond…»

* ECRITURE. «La musique ça vient tout fait, c’est très mystérieux; d’ailleurs, c’est pour ça que la voyance m’intéresse : si j’entends des musiques, pourquoi d’autres n’auraient-ils pas des images ? Pour ce qui est des textes, c’est une vraie souffrance. Je crois que je ne suis pas un auteur, quoi qu’on m’en dise. Alors, je m’inspire des autres, de Cocteau, de Prévert, de Gainsbourg ou René Char, d’Anna de Noailles ou Anatole France… »

* TELEVISION. «Je n’ai pas couché avec ma belle-mère, je n’ai pas été violé par le curé de mon village, donc je n’ai pas grand-chose à y dire… Sérieusement, il n’y a pas vraiment d’émissions musicales, le Grand Echiquier, Taratata, ça n’existe plus…»

* NOTORIETE. «Quand je vois une affiche avec ma tête dans la rue, j’ai l’impression d’avoir mis mes fesses à la fenêtre.»

* GOUTS DU JOUR. «Bénabar, Arno, M. Et puis quand Saez ou Juliette disent qu’ils m’aiment bien, ça me fait plaisir. C’est que des anormaux, tous ceux-là. Normal, faut être anormal pour monter sur scène…»

* PROJETS. «J’ai depuis longtemps l’envie de monter un spectacle musical pour enfants à partir du personnage d’Ebenezer Scrooge, dans le Christmas Carroll de Dickens. Mais attention, pas une comédie musicale comme on en voit en France ces derniers temps, plutôt un opéra pour la jeunesse, à la Britten.»

* CULTE. «Je suis collectionné ! Lux Aeterna, une messe rock que j’ai composée en 1970 après mon premier tube,  et qui avait fait un flop total, se vend 1000 livres sterling dans les boutiques spécialisées de Londres, elle a même été samplée et apparaît dans une compilation d’avant-garde électro… D’ailleurs, elle sera sur une intégrale, prévue pour l’automne, ainsi que des choses que j’avais faites avec Gérard Manset dans les années 67-68.»

* TRANSMISSION. «Je suis content de vieillir. L’an prochain, j’aurais 60 ans. Et si j’ai 30 ans de carrière, ce sont d’abord 30 ans de vie. Je suis content parce que beaucoup de jeunes me sollicitent, me proposent d’écouter leur travail. Et de temps en temps, quand je sens qu’il y a quelque chose, je les prends sous mon aile, quelques temps. Non pas pour leur apprendre des choses qu’ils ne sauraient pas; juste pour confirmer des choses qu’ils pressentaient déjà, les révéler, en quelque sorte. Et je me dis que s’ils sentent qu’il y a des choses à récupérer chez moi, c’est que tout va bien.»







Aux Folies Sheller…

Le «solitaire» William Sheller aux Folies Bergère, temple des plumes et des gambettes, un décalage ? Pas du tout : un instant magique surtout et étonnant pour celui qui croît le connaître mal, et se surprend à retrouver mots et mélodies de son double Symphoman, qui «plane comme un Jumbo entre les murs du son» ou des Filles de l’aurore, mais aussi de Nicolas, du Carnet à Spirale, de Darjeeling, et bien sûr d’Un homme heureux. Entouré par 18 musiciens aguerris qui, loin d’être figés, se baladent allègrement et sans que, prouesse technique, on ne voit un fil qui dépasse ou un micro qui gêne l’imagination, Sheller s’amuse à raconter  ses 30 ans de chanson. Toujours avec pudeur, souvent avec tendresse, mais aussi avec un humour implacable que le novice ignorait, il y aura des souvenirs (avant Dans un vieux rock’n’roll : "Ça me rappelle le temps où je me faisais des brushings pour aller chez Guy Lux"…), des secrets de coulisses ou d’écriture, et même des rêves, ou plutôt le cauchemar, celui de Oh ! J’cours tout seul. Le pianiste rend aussi de fraternels hommages à ses pairs; ainsi de l’ardent Fier et fou de vous, où il a mis une pointe de Jonasz, ou de la sensible Photos-souvenirs : «Il manquait une chanson dans un album, comme souvent… Je me suis dit : "Et si je faisais une chanson comme celles de Véronique Sanson".  Voilà ce que ça a donné…»
Rigoureux mais jamais austère, toujours humble mais souvent cabot, assis sagement à son piano ou emporté dans un délire marionnettiste, heureux d’avoir poussé ses complices «classiques» à «langouriser» leurs violons ou à «kitchiser» le saxophone, Sheller, au milieu des siens, se révèle un véritable monsieur Loyal, dans une complicité rare avec son public. Maman est folle ? Sheller aussi. Et personne ne s’en plaindra.

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William Sheller, demain soir 4/3 au Théâtre La Cigalière à Sérignan. Et le samedi 5/3 au Dôme de Marseille.