Le Temps
10 janvier 2005

"Ce que j'aime, c'est utiliser des formulations totalement anachroniques
pour des histoires contemporaines"

(par Olivier Horner)



Rencontre avec William Sheller, chanteur et compositeur caméléon qui, s'il a trouvé la sérénité en Sologne, transpire toujours autant quand il s'agit de trouver des mots pour ses musiques. Interview à l'occasion de la sortie de Epures.


Il y avait eu William Sheller en solitaire et le succès afférent autant qu'encombrant d'Un homme heureux découvrant les vertus des chansons nues. Il y a désormais aussi Epures, composé et enregistré à la maison, en campagne, sur l'ébène du piano uniquement. Un album aussi dépouillé que trop coloré par endroits. Mais après quatre ans de silence, le Français donne enfin suite aux sillons quelque peu usés de ses Machines absurdes.

- Le Temps :"Epures, votre nouvel album, traduit-il un besoin impérieux de revenir à une formule intimiste ?"
- William Sheller : "Momentanément. J'ai donné beaucoup de concerts avec des orchestres symphoniques ces derniers temps. Au printemps, j'ai écrit une symphonie pour un festival classique. Alors, j'avais envie de quelque chose de réduit. Pas un disque de show-biz pour se glisser entre Nolwenn et Florent Pagny, mais un disque de chanson simple. Avec peu de mots, peu de notes et sans effets. Enregistré chez moi et avec un seul instrument, mon vieux piano que je connais depuis 15 ans et qui a des petits défauts que j'exploite et dans lequel je peux aussi planquer les miens. Cela me rassure aussi parce que c'est chez moi. La difficulté était de sortir un enregistrement qui ne ressemble pas à une maquette. Je pensais le faire en une semaine et cela a pris deux mois. C'est compliqué à réaliser car on est à poil et que c'est enregistré piano-voix en direct. Il faut chanter son morceau d'un bout à l'autre, sans fausse note ni fausseté dans la voix. Et puis à la campagne, les mouches qui entrent dans la pièce s'entendent bien, les canards de l'étang d'à côté aussi…. Etre seul devant le micro chez soi engendre une forme de stress qui n'a rien à voir avec le fait d'être sur scène, où l'on est davantage acteur grâce à la gestuelle, où le micro s'oublie ainsi plus rapidement".

- "Le fait d'avoir déménagé à la campagne, en Sologne, vous a-t-il apporté une forme de quiétude sur le plan de l'écriture ?"
- "Je dirais oui. Mais il ne faut pas être distrait, se concentrer pour rêver beaucoup. Cela m'a apporté aussi un autre temps de vie par rapport à Paris, où l'on ne voit personne, ne regarde personne et ne prête attention à personne parce que l'on voit trop de monde. Même à ses amis parce qu'on les voit en coup de vent. M'être retiré de Paris me permet d'avoir du plaisir à voir ceux qui me rendent visite et d'être plus attentif à eux. J'ai aussi un rapport humain différent avec les gens qui vivent à la campagne ou dans mon village. C'est rassurant".

- "Depuis cette retraite, avez-vous déjà décelé des effets sur votre écriture ?"
- "C'est un peu tôt pour le dire car je suis enfermé dans mon sous-sol dix heures par jour, malgré quatre hectares de forêt autour".

- "Mais est-ce que cela a amplifié certains sentiments comme la solitude, qui est un thème récurrent de votre discographie chantée ?"
- "Même au milieu d'une foule, il y a de la solitude chez moi. Je suis solitaire de par mon éducation. J'ai été élevé très seul et ai toujours été étranger au lieu où j'étais. Aux Etats-Unis, j'étais le petit Français; en France le petit Américain. Puis les événements ont fait que j'étais toujours un peu en dehors des troupeaux. Je m'y suis habitué mais cela ne m'a pas donné de facilité pour vivre une vie affective intéressante, parce que même accompagné, je me retrouvais seul dans ma tête. Ce qui fait que les personnes qui vous entourent finissent par se lasser. J'en discutais beaucoup avec Barbara qui était une grande solitaire aussi. Elle disait que c'était "un luxe qu'elle souhaitait à tout le monde". Cela peut l'être quand on le choisit, mais pas quand on est délaissé. Mais il est vrai que je ne m'ennuie jamais lorsque je suis seul. Je ne vis pas non plus comme un ermite avec une robe de bure et un bâton comme certains le croient".

- "Pensez-vous avoir un recul, une observation du monde qui nourrit davantage votre écriture qu'auparavant ?"
- "Cela donne une sérénité, un sentiment qu'il y a moins d'urgence. On vit au rythme des saisons, des animaux. On est un peu détaché du monde, avec un regard distant sur ses contemporains. Au même titre qu'à la télévision, je ne regarde qu'une mosaïque de chaînes m'offrant une vision du monde en forme de grand spectacle permanent. On me dit que cet album est mélancolique mais ce n'est pas mes états d'âme que je renvoie, ce sont plutôt des miroirs que je tends et dans lesquels certains mettent des fantasmes. C'est la mélancolie urbaine. Les artistes sont des témoins de leur époque. On a tous vu un jour un hôtel bruyant, glauque et curieux (ndlr: le titre Mon hôtel). L'automne, on a envie de se rapprocher car l'époque est grise (ndlr: Chanson d'automne). Je ne raconte rien dans ces chansons. Ce sont des images, des climats que j'ai vécus ou ressentis mais que j'exprime pour que les autres s'y retrouvent".

- "Si l'on prend un couplet comme "Si tu n'aimes pas trop la foule, que la vie te saoule" dans Chanson d'automne, on se dit que décidément, la misanthropie revient souvent dans vos propos…"
- "Avec raison. Je trouve que l'homme humain est vraiment trop con, car il a tout ce qu'il lui faudrait sur terre pour vivre de façon intelligente. Je crois à l'homme d'abord mauvais, perfectible. Je ne crois pas à l'être sublime que la vie a rendu mauvais. Il y a une "mauvaiseté" qui se polit et s'affine par l'éducation. Un animal ne déféquera ou ne pissera jamais sur sa couche, alors que l'être humain est en train de le faire sur sa planète".

- "Vous êtes un véritable apôtre de Cioran…"
- "Je suis TRES Cioran. Je lis Cioran parfois comme on lit Raymond Devos. Des fois c'est drôle car on ne peut pas vivre en pensant cela réellement et profondément. J'adore De l'inconvénient d'être né rien que pour le titre. Et aussi son Traité de décomposition où il met tout à plat et parle du poète, de l'artiste comme quelqu'un d'automatiquement désespéré. Mais je n'en fais ni ma Bible, ni mon bréviaire. Reste que Cioran pique bien où cela doit piquer".

- "Dans l'écriture de vos chansons, suivez-vous un processus précis, des habitudes, ou procédez-vous plutôt par instinct ?"
- "Le musicien Sheller ça va, mais l'auteur est plus laborieux ! Quand il s'agit de faire des textes, c'est même une horreur. Je ne reçois pas de phrases alors que la musique coule de source. Je ne suis pas habité par l'urgence d'écrire une phrase sur un carnet par exemple. La musique me dicte des images. Et dans ces images, il me faut faire intervenir un personnage qui va dire quelque chose. Qui il est, qu'est-ce qu'il fait, quoi… mystère. Il faut que j'attende qu'une phrase arrive. Ainsi de "Elle perd toujours toutes les choses qu'on lui donne" (ndlr, sur Toutes les choses qu'on lui donne) qui me donne une idée de départ. C'est à partir de là que cela s'échafaude et devient une réelle transpiration pour moi. Pour parvenir à une fluidité, c'est un travail infernal de polissage, de concentration des mots pour que l'image tienne en peu de place et qu'elle se fonde exactement dans la musique. A la fois au niveau de l'image, mais en même temps sur le plan des temps forts et temps faibles du français. Il faut bien placer les vilaines consonnes sur des notes qui ne soient pas dangereuses; placer les "r" sur des temps forts. De façon à ce que le texte soit tellement imbriqué dans la musique qu'il se fasse oublier en tant que mot mais ne donne plus qu'une perception d'images. Et quand en plus, pour le sport, on se met à faire des rimes embrassées (el, ur, ur, el…) comme sur la chanson Mon hôtel, ça devient infernal. Alors je travaille avec un dictionnaire de rimes. Seulement quand on cherche des rimes en "ur" vous trouvez engelure, pelure…. mieux vaut donc idéalement avoir de bonnes phrases tout de suite.
Je m'applique aussi des logiques. Comme je ne suis pas un auteur pur, je me réfère à des auteurs que j'aime dans la formulation, sans copier les mots évidemment. Je pioche ainsi chez Verlaine (pour Mon hôtel), Cocteau, Prévert, Trenet, Ferré (pour Elvira) ou dans les alexandrins raciniens. Ce que j'aime, c'est utiliser des formulations totalement anachroniques pour des histoires contemporaines. Cela crée des distorsions marrantes".

- "Victor Hugo a disparu de votre liste de références ?"
- "C'est du beau marbre. Hugo est plus difficile et lourd, il faut faire attention avec lui. En plus, après des Victoires de la musique, des médailles, des trucs honorifiques et des machins, cela stérilise un peu l'écriture et rend plus méfiant. On a l'impression d'être attendu au tournant dès qu'on écrit un verbe. Mieux vaut changer d'inspiration".

- "La pression est à ce point palpable ?"
- "Un peu oui. La preuve, c'est qu'on se met à éplucher les textes... C'est pour cela aussi que je montre peu dans le monde du show-biz. J'aime bien vivre avec des gens normaux. C'est pour cela que mes amis sont horticulteurs ou gendarmes. Au bout d'un moment, à vivre dans de superbes hôtels, à être transporté dans des limousines, des grands restaurants, des plateaux télé, des boîtes de nuit, on a plus que des histoires d'hôtels et de boîtes de nuit. Avec quels mots dès lors toucher les gens? Il faut conserver une pensée qui soit commune, humaine. On écrit pour l'ensemble des gens. Les auteurs qui n'écrivent que pour eux et leur génie ne devraient pas publier".

- "S'il n'y avait pas eu Barbara, continuez-vous de penser que vous n'auriez jamais écrit ou est-il trop difficile de dire jamais ?"
- "Oui je crois, même s'il est difficile de dire jamais. Il y aurait peut-être eu quelqu'un d'autre. J'avais fait un essai déjà à l'époque, un vague 45 tours qui s'est révélé une horreur moche et mauvaise, par incompétence. Hélas, il va ressortir pour une intégrale en 2005 où j'exhume des ratés des débuts pourtant réalisés pour certains avec des gens comme Gérard Manset. Mais ils étaient ratés au niveau de l'enregistrement. Je ne pensais vraiment pas chanter et seulement faire des orchestrations, des musiques de film, écrire pour d'autres ou composer de la musique symphonique. Pourtant, j'aime tellement le théâtre - j'ai été élevé sur des planches (ndlr: ses grands-parents œuvraient au Théâtre des Champs-Elysées)- qu'il y avait quand même une envie de traîner sur scène. Mais je n'étais pas assez bon pianiste pour jouer un concerto sur une scène, ni même à la maison d'ailleurs. Alors ce que m'a dit Barbara a finalement été bénéfique. Au moment de me retrouver sur scène au bout d'un certain temps, j'ai commencé à vivre".

- "Vraiment ?"
- "La passion, le public, le dédoublement de personnalité qui se produit quand on entre en scène demeure une chose indicible. Le fait d'être plongé dans la musique, l'instant, le vivant, le ici et maintenant, l'éphémère : le rideau tombe et il n'y a plus rien…. magique. C'est pour cela que je n'ai jamais voulu faire d'enregistrement vidéo. Même si c'est ce que je vais faire cette année, avant de passer encore à autre chose".

- "Vous aurez 60 ans en 2006. Est-ce qu'on commence à réfléchir en terme de bilan artistique ?"
- "Oui bien sûr. Mais je suis assez content parce que j'ai écrit ce que j'avais envie d'écrire. J'ai vécu tranquillement sans me prêter au formatage. Je ne crois pas promener de casseroles aux fesses. Je suis content de la maturité parce qu'elle permet aussi de transmettre. Je vois arriver de jeunes musiciens qui sentent qu'il y a peut-être quelque chose à apprendre. Et puis je ne me vois pas faire du faux jeunisme et continuer à chanter durant 20 ans. Cela m'a été beaucoup plus difficile à la fin de la quarantaine où il y avait encore une attitude de trentenaire qui a la trouille de vieillir. A présent, je suis bien dans ma peau d'homme mature et presque sexagénaire".

- "Vous souvenez-vous du moment où une œuvre pop vous a donné envie de quitter votre formation classique ?"
- "Les Beatles, et surtout l'album Sergent Pepper's qui fait partie des grandes œuvres de l'histoire de la musique du XXe siècle. Avec Le sacre du printemps de Stravinsky et Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, ce sont les trois œuvres qui ont fait réfléchir tous les musiciens de leur temps, trois créations qui ont bouleversé la planète au niveau du concept. Dans le cas des Beatles, c'est l'utilisation des instruments classiques pour jouer de la musique d'aujourd'hui qui m'a fasciné; l'utilisation d'instruments asiatiques et non occidentaux est aussi le début de tout ce qui suivra. Sans les Beatles, il n'y aurait sans doute pas eu ce qu'on a bêtement appelé la world music. C'est en tous les cas Sergent Pepper's qui m'a décidé à ne pas poursuivre jusqu'au Prix de Rome. Je voulais quitter les conservatoires et écrire du coup de la musique vivante, qui soit dans la rue".

- "Qu'est-ce qui génère de la créativité quand on fréquente deux mondes, à la fois celui du classique et de la pop ?"
- "C'est justement de passer de l'un à l'autre. Mais le fossé commence à fortement se rétrécir. Les jeunes musiciens classiques ont changé. Ils ont écouté Hendrix, Zappa. Ils sont plus cultivés et ouverts musicalement, les uns par rapport aux autres s'entend. Parce que les synthés ont aussi donné le goût aux tenants de l'électrique d'avoir des sons de cordes, des samples. Lors de la dernière symphonie que j'ai jouée en juin dernier, pour vous faire une idée, le musicien le plus âgé de l'orchestre avait 26 ans. Cela change la donne. Les choses tordues ne leur posent aucun souci. Même si à travers l'histoire de la musique, jamais les compositeurs n'ont eu, au moment où ils écrivaient leurs partitions, les musiciens qu'il fallait pour les jouer comme il fallait. Cela vient toujours une ou deux générations plus tard, après avoir digéré d'autres musiques. C'est donc maintenant que cela devient intéressant".