Enregistré dans
la quiétude de sa maison de Sologne, Epures renoue avec la tradition
voix/piano chère à Sheller. Epures ne surprendra personne,
mais pourrait ravir ceux qui considèrent l'auteur d'Un homme heureux
comme le plus performant en chanteur-pianiste solo. Sans innover, Epures s'écoute
à la manière d'un disque d'automne, préparatoire à
l'hiver. Une fin de chaleur braise l'ensemble qui est court - moins de 34 minutes
- et ramène au-devant des chansons les notes shellériennes, graciles
et profondes. "Epures est une collection de chromos, de haïkus où
les phrases courtes sont accompagnées de peu de notes. J'avais envie de
condenser les images, d'être minimaliste." Ces morceaux où
la voix et le piano célèbrent leur mariage à chaque instant
laissent "Des signes sur les murs qu'elle n'a peut-être pas vus"
(Toutes les choses qu'on lui donne), où " Chaque jour un ciel nouveau/Comme
un nuage va ma vie vagabonde" (Revenir bientôt).
Les
saisons des sentiments
Ces saisons des sentiments fragiles s'accompagnent
d'allusions répétées aux éléments de la nature
: "J'ai quitté Paris et me suis installé dans une maison
en Sologne, au milieu de 4 hectares de bois. C'est la première fois que
je vis dans un contexte pratiquement sauvage : je m'y bagarre avec les sangliers
qui me retournent la terre, j'y vois les mêmes oiseaux arriver aux mêmes
saisons, les crapauds viennent m'y dire bonjour." Tout naturellement,
Sheller y a enregistré Epures, bravant les nuisances ambiantes -une
mouche qui passe devant le micro, le cri des canards dehors-, seul devant son
piano et l'ingénieur du son !" On ne peut pas corriger quoi que
ce soit : n'oubliez pas que la voix colle au piano dans la même prise. C'est
un travail très empirique. Certains jours, ça ne donne rien : il
faut insister et attendre le petit miracle !" Sheller s'y reprendra donc
à deux reprises, choisissant la solution technique minimale, avec deux
petits micros collés au piano et un autre chargé de capter la voix
: numéro d'équilibriste où les mots ne peuvent même
pas servir de filet au processus créatif. "Il faut que la musique
soit terminée, parce qu'il faut que les mains puissent avoir la mémoire
du clavier avant de commencer à mettre une mélodie. Je vois alors
des images, et un personnage rentre là-dedans. Pour Mon Hôtel
(NDLR : la belle chanson qui ouvre le disque), j'ai mis plus de six
mois avant de trouver "Sous les gouttières de mon hôtel/Y
a deux étoiles le long du mur". De cela, j'ai tiré le reste
où, pour le sport, je m'amuse à faire des rimes embrassées,
comme dans les mots croisés... "
Souvenirs
d'Amérique
Après le complexe Machines absurdes,
en 2000, Sheller a sorti les Quatuors William Sheller, en 2003. Cyclique,
il livre aujourd'hui un disque dans la formule née par accident en 1981.
"Pour cause d'instruments bloqués à la frontière,
je me suis retrouvé seul en scène à La Louvière. Je
me suis aperçu des beaux silences dans la salle, silences qui m'ont révélé
quelque chose." C'est le point de départ d'une grammaire voix/piano
qu'il conjugue toujours avec beaucoup d'envie -et de succès-. Ce qui souligne
davantage encore la mélancolie inhérente à sa musique, à
sa propre histoire. Souvenirs d'en France puisés dans l'émerveillement
d'avoir fréquenté, enfant, le théâtre des Champs-Elysées,
où travaillaient ses grands-parents. Souvenirs d'Amérique où
il passa, très jeune, trois années heureuses, mais marquées
par l'intolérance de l'Ohio profond où il résidait. "Ma
mère, très blonde, avait un accent guttural et était très
bien habillée : on la prenait pour une Allemande et on se ramassait des
croix gammées sur la maison ! Mon père, américain, faisait
du jazz et recevait des blacks à la maison : en 1952-1953, cela n'était
pas bien vu. Mes parents n'étant pas mariés, on a été
dénoncés et on a dû rentrer en France ! Quand j'étais
gosse, j'ai été beaucoup trimbalé ! C'est pour cela que j'ai
toujours gardé les valises prêtes et refusé l'illusion de
m'installer dans la vie. J'adore ce bouquin de Cioran : De l'inconvénient
d'être né ! "[rires].