Dans
le salon, la télé est perpétuellement branchée sur
la chaîne Mosaïque, multitude de petits écrans en diffusion
simultanée : "Comme ça, je peux grappiller ce que je veux,
quand je veux. C'est comme en musique, j'aime fouiner partout". La maison,
une villa cossue de style sixties, béton costaud et terrasse en briques
rouges, est tapie au milieu d'un vaste jardin. C'est là, quelque part dans
une forêt de Sologne, que vit depuis trois ans William Sheller. Là
aussi qu'il a enregistré son nouvel album, Epures. Le premier depuis
cinq ans, dans lequel l'auteur d'Un homme heureux a renoué avec
une formule aussi simple que magique : seul au piano. Le quart de queue Yamaha
trône dans une pièce sobrement décorée d'un grand poster
de... Milou. Du coup, on se prend à songer que notre homme, crin blond
ras et visage lunaire, ressemble irrésistiblement à Tintin. Un petit
reporter au pays de la musique, dont les tribulations, depuis déjà
trente ans, l'ont fait aborder tous les rivages : variétés futuristes,
hard-rock lyrique, cantate punk, pop symphonique, concertos classiques ou électronique
absurde. Monsieur William n'aime pas la monotonie. Ni les carcans. "La
musique, je l'entends dans ma tête et je ne veux me priver de rien. Si je
n'ai l'impression de faire le même métier que les Goldman ou les
Obispo, c'est que j'essaie de privilégier l'aventure aux formats. En fait
, j'écris ce que j'aimerais entendre à la radio".
Quand il a débuté en 1975, avec une scie pop intitulée Rock'n'dollars,
impossible de se douter que ce blondinet en baskets rouges posant devant une bouteille
géante de ketchup avait déjà composé les arrangements
d'un album de Barbara, la musique du film Erotissimo de Gérard Pirès,
et une messe de mariage pour churs et orchestre. "Rock'n'dollars,
c'était juste un gag, écrit en cinq minutes, pour se moquer de la
tendance des chansons de l'époque à utiliser des mots anglais. Et
puis c'est devenu numéro un, et je l'ai traînée longtemps
comme une casserole ! Ma première télé, c'était avec
Philippe Bouvard, je passais dans la rubrique "La Chanson idiote du moment".
Je ne voulais pas y aller mais Bouvard m'a donné ma première leçon
médiatique en me disant : "Je comprends vos réticences,
mais si votre chanson n'est pas idiote, les gens vont bien s'en rendre compte...
" Aujourd'hui, quand j'entends des âneries chantées par des
mômes à la radio, je me dis : "Tu n'as pas démarré
avec un truc sublime, toi non plus..."
Il ne voulait pas être chanteur,
le timide William. Juste composer. "Je faisais des études musicales
avec Yves Margat, un ancien élève de Gabriel Fauré, un type
fantastique qui m'a tout appris. J'étais destiné au prix de Rome...
Mais on était en pleine mode dodécaphonique, sérielle. La
musique dite contemporaine devait être sérieuse, il y avait une espèce
de snobisme de l'avant-garde. Et puis j'ai découvert les Beatles".
Une chanson entendue à la radio, A hard day's night, change tout.
On le retrouve faisant la tournée des bases militaires américaines
de l'OTAN comme pianiste dans un orchestre de rock niçois baptisé
"The Worst" ("Les Pires"). Et il se met à composer.
Un tube, en particulier, My year is a day, popularisé par un groupe
nommé "Les Irrésistibles" en 1967, et repris plus tard
par Dalida sous le titre Dans la ville endormie. On y retrouve quelque
chose du futur style Sheller : mélodie élégante, harmonies
charnues et réminiscences classiques. Via les Beatles, il a découvert
que "Rock et classique c'était la même terre, que la musique
devait être universelle, vivante, proche de la rue. Je me suis dit qu'en
tant que compositeur, il me fallait m'ouvrir, m'adresser à tout le monde.
Mon ambition n'a jamais été d'avoir un buste en bronze dans un square,
avec un pigeon qui te chie sur la tête".
Le virage définitif,
c'est Barbara qui le provoque. D'une phrase : "Tu devrais chanter".
Sheller enchaîne les albums -quatre entre 1975 et 1979-, et les tubes. Dans
un vieux rock'n'roll, Le carnet à spirale, Nicolas, Oh
! J'cours tout seul
Le public s'habitue à cet énergumène,
mi-Mozart mi-Elton John, qui balance entre classicisme et excentricité,
enregistre aussi bien avec les musiciens de Toto et de Foreigner qu'avec un quatuor
à cordes ou l'Orchestre de Toulouse. Un jour, ses musiciens se retrouvent
bloqués à la frontière belge. Il doit jouer seul, au piano.
C'est une révélation, pour lui comme pour le public. Dix ans plus
tard, en 1991, paraît l'album Sheller en solitaire, une relecture
pianistique dépouillée de ses chansons. Tout à la fin du
disque, il a ajouté un morceau inédit, Un homme heureux.
Aujourd'hui encore, la chanson la plus célèbre du loustic
"J'ai trimballé la mélodie pendant deux ans. Un soir à
Périgueux, au cours d'une tournée, les musiciens m'ont réclamé
un morceau nouveau. J'ai écrit le texte dans la chambre d'hôtel.
Il partait d'une remarque que je m'étais faite : souvent, les vieux couples
finissent par se ressembler. Moi, je vivais une période de solitude, je
me demandais pourquoi ce qu'il y a de bon n'arrivait qu'aux autres
J'ai
tiré le fil et la chanson est venue. Je n'imaginais pas un tel succès
mais je sentais que je tenais un truc assez solide pour rester dans l'oreille,
faire partie de la vie des gens, de leurs souvenirs. C'est quelque chose qui m'émeut".
Dans la cave de la maison solognote, Sheller s'est aménagé un
espace musique, près de la chaufferie. Une pièce où il travaille
sur ses ordinateurs, à l'aide d'un logiciel qui enregistre et traduit en
sons les partitions qu'il écrit. C'est là qu'il a élaboré
une nouvelle symphonie en trois mouvements, jouée l'été dernier
au Festival de Sully-sur-Loire. Car l'auteur des Machines absurdes, on
le sait peu, a déjà composé plusieurs concertos pour violoncelles
ou trompettes, pièces pour quatuor et autres suites pour orchestre, donnés
par le Quatuor Parisii ou Pasquier, l'Orchestre national de Lyon, de Lille ou
du Languedoc-Roussillon, sous la direction de Jean-Claude Casadesus, Michel Plasson
ou Yutaka Sado. "J'ai toujours voulu faire ce métier. Enfant, je
croyais que pour être compositeur, il suffisait de gribouiller des pages
avec des tas de notes et que si on avait du talent ça finissait par donner
de la musique
Quand j'ai compris que pour faire un do il fallait écrire
un do, j'ai définitivement trouvé ça plus excitant que de
jouer au cow-boy
"
Né William (à cause, prétend-il,
de son visage en forme de poire
) Hand, d'un père américain
et contrebassiste et d'une mère française, il vit ses sept premières
années aux Etats-Unis, dans un bled de l'Ohio. Une période qui ne
lui a pas laissé que de bons souvenirs : "Les gens croyaient que
ma mère était allemande, alors on retrouvait parfois des croix gammées
sur les murs de la maison. A l'école, certains prétendaient que
mon père était un espion de la CIA. J'ai vite compris que même
dans le soi-disant pays de la liberté, il ne faisait pas bon être
différent
" Emigré à Paris en 1953, il passe
beaucoup de temps avec ses grands-parents, employés tous deux au Théâtre
des Champs-Elysées. C'est entre loges, scène et coulisses, que le
petit Sheller (un pseudo inspiré de Mary Shelley, l'auteur de Frankenstein),
découvre le monde du spectacle. Mais sa fascination est passée.
"J'aime la chanson, pas la "chansonnerie", cet univers factice
autour du spectacle. Faire parler de soi en se montrant dans les magazines, j'ai
donné. En 1978, je me suis même retrouvé en kilt, pour les
besoins d'un reportage qui prétendait révéler mes racines
écossaises. Tout ça n'était pas pour moi".
Aujourd'hui,
Sheller joue les ermites. Ne communique avec sa maison de disques que par fax
ou mails. Se consacre à sa musique, voit parfois ses deux enfants, dont
l'un vit à quelques kilomètres de là. "Je ne fais
pas partie des dix chanteurs les plus cités dans la rue, je ne suis pas
un people et ça me convient. Avec Barbara, on parlait souvent de solitude.
Pour elle, c'était un luxe qu'elle souhaitait à tout le monde. Je
n'irai pas jusque-là, mais j'aime vivre seul, sans avoir à me justifier.
Je ne me sens pas égoïste, plutôt absent..."
Après
trente ans de carrière, William Sheller a une angoisse dont il ne se défait
pas : se répéter. Il a multiplié les expériences musicales,
les Univers et les Ailleurs, de la science-fiction punk (Excalibur,
avec Philippe Druillet) au heavy metal progressiste (Albion, enregistré
en Angleterre en 1994), en passant par la musique de film, l'électronique,
le piano solo, l'orchestre symphonique. De la Salle Pleyel à l'Olympia,
des conservatoires aux hit-parades... Bilan (provisoire) : "Je ne suis
pas un chanteur. Je n'aime pas ma voix, elle est blanche, sans caractère.
Je suis plutôt un diseur, quelqu'un qui raconte des histoires en musique.
La musique, c'est aussi l'art du suspense, de tenir en haleine. J'aime vivre musicalement
mes personnages, comme si j'enfilais un costume. Mes chansons ne prennent vie
que sur scène, grâce au vécu avec le public. J'ai toujours
pensé qu'il était plus difficile d'être un auteur compositeur
accessible qu'un génie incompris."
S'il n'avait pas fait de
musique, William Sheller affirme qu'il serait devenu ethnologue. Curieuse vocation
pour un solitaire farouche qui revendique même une certaine misanthropie...
"L'être humain est un mystère pour moi, alors j'essaie de
le comprendre. Le phénomène punk, par exemple, m'a intéressé
par son côté tribal. A une époque, j'ai fréquenté
des skinheads pour les mêmes raisons. On me taxe de romantisme, mais le
romantisme ça n'est pas les petits oiseaux. C'est la folie, l'expression
de la noirceur de l'âme. Quelque chose entre Chopin et Sid Vicious. Mon
philosophe préféré est Cioran. Comme lui, je pense que la
vie est une erreur, une maladie de l'univers. Einstein disait que nous faisions
partie du petit doigt d'un géant, mais nous sommes peut-être le cancer
de ce petit doigt..."
Au cur de sa forêt, William Sheller
ourdit bien d'autres complots musicaux. Lui qui se revendique des Beatles et de
Stravinsky ("Avec Boulez aussi, ils ont fait réfléchir les
musiciens de leur temps") et avoue un penchant prononcé pour le
XVIIIe siècle ("Cette époque passionnée où
on pouvait se bastonner pour un poème...") se lancera l'an prochain
dans une grande tournée avant de publier l'intégrale de ses enregistrements,
y compris ses premiers 45 tours, dont le fameux Rock'n'dollars... Comme
une boucle qu'on boucle ? "J'aurai 60 ans dans pas longtemps. Mon souci,
désormais, c'est de transmettre quelque chose. Pas pour la postérité,
plutôt pour la continuité. Des musiciens viennent parfois me demander
des conseils, je trouve ça rassurant. Arrivé à un certain
âge, si on ne peut rien transmettre, c'est qu'on est devenu une star à
la con."
_________
Critique
William
Sheller, Epures
1 CD Mercury/Universal (sortie le 2 novembre)
Pianoman.
On a connu Sheller dans tous les équipages, rock, pop, électronique
ou symphonique. Mais c'est en solitaire -pour paraphraser le titre d'un album
paru en 1991-, que William est le plus émouvant. Nu et pudique à
la fois. Une voix, un clavier, sans effets ni fioritures : son nouvel album renoue
avec le dépouillement monacal qui fit l'extraordinaire succès de
la chanson Un homme heureux. Monacal, pas vraiment, tant le piano, généreux,
volubile, illumine l'apparente austérité des mélodies et
de cette voix, féline et timide, à la diction prudente. Dés
les premières notes, on sait infailliblement que c'est du Sheller : une
impression de familiarité, voire de "déjà entendu",
avant que les refrains s'impriment dans la mémoire, comme des classiques
intantanés. Huit chansons nouvelles, une reprise pianistique du morceau Les machines absurdes, et trois instrumentaux parsèment ce disque
enregistré "à la maison" : "Je voulais un son
sans trucage, au ras des enceintes, comme le Soul des Beatles",
affirme Sheller, ce croisement hybride et fantasque de Chopin et MC Cartney. Epures,
ça veut dire "grands traits d'une œuvre". Celle de Sheller n'en
finit pas de se dessiner, résolument en marge.