Le facteur et restaurateur de pianos est maître des trois spécialités. Celle du bois, du métal et de la mécanique. Pour la fabrication des pianos neufs, les étapes sont confiées à chaque spécialiste. En restauration, l’artisan doit toutes les maîtriser, y compris l’harmonisation et l’accordage.
Entre l’instrument qu’un certain Bartoloméo Christofori présenta, dit-on, en 1689, devant lequel Bach fit la moue, le tenant pour un «instrument de chaudronnier», et celui que nous connaissons aujourd’hui, il reste peu de choses en commun si ce n’est le principe d’un clavier actionnant des marteaux qui frappent des cordes.
Le pianoforte avait l’avantage d’être plus sonore que le clavecin, et surtout de permettre une grande souplesse d’expression. Il fut adopté par Mozart et Haydn et se répandit dans le monde tandis que chaque facteur apportait une innovation. On dédia trois cordes à chaque note pour la stabilité du son, les marteaux furent recouverts de cuir, de feutre, puis une pédale permit de lever des étouffoirs, ce fut le Hammerfluegel viennois de Beethoven. Chopin et Liszt, quant à eux, bénéficièrent d’un clavier d’une plus grande étendue et d’une invention d’Erard, le double échappement, élément mécanique qui contraint le marteau à revenir après avoir frappé la corde, permettant la répétition rapide des notes. L’adjonction plus tard d’un cadre de fonte destiné à supporter solidement les quelques dix-huit à vingt-cinq tonnes de tension des cordes ouvrit la voie au piano du XXe siècle, lequel a fondamentalement peu évolué depuis. C’est donc largement aux progrès réalisés par les facteurs de piano que nous devons les éblouissantes possibilités de l’écriture pianistique contemporaine.
On imagine bien que ce ne pouvait être le fruit d’un seul artisan d’art. Outre l’ébénisterie, laquelle englobe aussi bien les pièces les plus délicates de la mécanique que le meuble lui-même, il fallut faire appel à d’autres connaissances lorsque furent introduits des éléments comme le cuir, le feutre, l’acier ou la fonte. Il a fallu que ces artisans de corps différents se réunissent autour d’un même projet, d’une même passion : faire un instrument de musique.
On en a fait de toute sorte. De sa forme naturelle de harpe couchée, ou en forme de console, même des pianos-girafe dont la queue grimpait le long du mur, et que l’on renversa pour créer le piano droit : on fit appel à des peintres décorateurs, des marqueteurs, des sculpteurs sur bois, des doreurs, des bronziers, voire des miroitiers. Rarement un instrument a été aussi accommodé à toutes les fantaisies. Il s’est tellement répandu dans les familles qu’il finit par devenir une partie intégrante du mobilier, et donc a subi les mouvements de style au fil des siècles. On a ainsi des pianos Empire, romantique, Napoléon III, 1900, Art déco, jusqu’au noir chic final et convenu que nous connaissons aujourd’hui, à l’heure de la production industrielle. Certaines tentatives ont été faites dans le sens d’un design d’avant-garde, avec plus ou moins de bonheur, mais ce sont plus des «chefs-d’œuvre» que des instruments destinés à être fonctionnels.
L’histoire du piano montre donc la somme de connaissances qu’un facteur doit développer lorsqu’il entretient ou répare un tel instrument; D’autant que celui-ci, sous ses apparences d’élégant mastodonte, cache une certaine fragilité et nécessite régulièrement d’être révisé. Chaque piano est unique, et au fil du temps se forme au jeu du musicien qui l’adopte. Il suffit souvent de poser ses mains sur le clavier pour qu’il vous raconte son histoire, une histoire faite de petites sonates, de grands concertos, de chansons douces, voire de violentes percussions. Il dénonce l’abandon autant qu’il chante l’attention qu’on lui porte, et c’est une longue histoire qui lie le musicien qui s’en inspire à l’artisan qui l’a fait naître. Une histoire de passion commune et qui n’est pas près de prendre fin.