Entre chanson et musique classique, il ne choisit pas. A Paléo, il présente la formule ultime.
Sheller reçoit dans son cossu appartement du XVIe arrondissement de Paris. Au 5e étage, ses fenêtres donnent sur la façade d'en face, sur d'autres fenêtres, d'autres gens. Tenue décontractée, le T-shirt blanc trop court laisse apparaître son tatou. Une sérigraphie Milou et des statuettes tintinophiles dévoilent un goût pour la BD. Tiens ! Un Milou en plus poilu ignore superbement son maître qui grille clope sur clope en accompagnant toujours du geste et du regard ses réponses. William Sheller ne se prête pas volontiers à l'exercice de l'interview, mais s'il accepte, il joue la partie à fond.
Cet ancien accompagnateur de Barbara, prodige du piano, a essaimé en vingt-cinq ans une discographie où l'humour le dispute souvent à la gravité. De sa formation de virtuose classique, il ne reste qu'une tentation symphonique pas toujours aboutie dans ses albums, mais exceptionnelle sur scène. Ses concerts piano solo restent le mètre étalon du genre en francophonie et le dernier album Les machines absurdes, décliné avec son groupe est un modèle d'intelligence. Un ensemble classique de vingt musiciens habillant les compositions du « symphoman » d'un quatuor à cordes, d'un quintet à vent.... Les combinaisons sont multiples, à l'image d'Un homme heureux zébré d'une trompette jazzy.
- Xavier Alonso : « On sait que vous aimez le silence des salles, alors que le festival est par essence une scène bruyante. Abordez-vous cet exercice avec une préparation particulière ? »
- William Sheller : « Nous savons que l'on travaille en extérieur, que les gens vont être debout. C'est un autre personnage qui entre en scène. Nous faisons donc un programme en conséquence. Nous changeons simplement un peu le répertoire. Nous n'allons pas jouer des choses avec quelques instruments dans le lointain. En festival, il faut sortir de la scène pour aller vers la salle, alors que dans un théâtre, c'est le contraire : on attire la salle vers la scène. »
- « Tourner avec vingt musiciens représente d'évidents avantages musicaux, mais humainement n'est-ce pas difficile à gérer ? »
- « Cela peut être difficile lorsque les gens sont liés au cacheton sans savoir qui ils sont psychologiquement. Dans notre équipe, les gens se choisissent presque par cooptation. S'il faut un musicien supplémentaire, les gens s'appellent et se disent : "J'ai pensé à lui, qu'est-ce que tu en penses ?" C'est en fonction de ses qualités d'instrumentiste, mais aussi de ses qualités humaines. D'autant plus que nous veillons au confort de tout le monde : du gars qui s'occupe du matériel aussi bien que de l'artiste. Parce que si quelqu'un est fatigué, cela se reporte sur toute l'équipe. L'intéressant, c'est le spectacle et non pas l'artiste. Lors du spectacle, chacun est soumis au travail d'un autre. Moi, à partir de 7 heures du soir, je suis à la disposition du régisseur de plateau. On me demande parfois à quelle heure j'entre en scène... Je renvoie la question au régisseur. Moi, depuis ma loge, je ne sais pas si les portes sont fermées, si les gens attendent ou bavardent dans l'entrée. Dans notre équipe, il n'y a pas de hiérarchie dans la vie de tous les jours, mais quand arrive l'heure du spectacle, chacun prend son poste. »
- « Vous utilisez des machines sur votre album, qu'on ne retrouve pas sur scène. D'ailleurs votre utilisation des sonorités électroniques ne remplace pas des instruments. »
- « Le sampling permet de créer des images autres, supplémentaires. Pour imiter une trompette, je demande à un trompettiste de venir la jouer. J'utilise les machines au moment de maquetter les chansons : comme ça, les musiciens peuvent lire la partition et entendre la musique même si c'est un peu carré et pas très bien foutu. Mais au moins, ils savent ce qu'ils ont à jouer, pourquoi ils vont le jouer et quel est leur rôle. C'est important pendant la période d'apprentissage, car sur scène, on ne voit pas une partition, pas un micro, rien. Nous nous sommes débrouillés pour que tout le monde apprenne la musique par cœur. Cela donne une liberté. Des musiciens assis derrière une partition, cela fait vraiment les larbins et l'artiste devant. Ce n'est pas l'idée du spectacle. Surtout que la musique est très importante quand j'arrête de chanter. »
- « En mars dernier à Pully, on vous a vu très didactique. Introduisant toutes les chansons d'un petit mot, d'une anecdote. »
- « Quand on vient rencontrer un artiste, ce n'est pas pour qu'il fasse la même chose qu'à la télé ou sur une vidéo. Souvent, on me demande le pourquoi du comment des chansons. Alors je raconte pour qu'on fasse mieux connaissance. Je ne prends pas le public pour des imbéciles. Parfois, les chansons apparaissent sous un autre angle lorsqu'on sait d'où elles viennent. »
- « Dans les années septante, la période "Sheller-ketchup" a engendré un malentendu sur votre gabarit artistique. Vous passiez presque pour un "comique-troupier" ! Ce besoin d'expliquer, est-ce dû à une crainte de traîner de nouvelles casseroles... »
- « C'est certain que cela m'a poursuivi pendant une quinzaine d'années. Maintenant, je ne cours plus aucun risque. La preuve, je vais probablement refaire cette chanson sur scène pour l'exorciser. On va s'amuser. Maintenant, je peux... Mais à l'époque, on attendait que je revienne avec une chanson et que je fasse l'andouille avec des gros pantalons. Les Français sont cartésiens, ils aiment les cloisonnements. Dès qu'ils voient un hanneton, il faut qu'ils mettent une étiquette. Le premier morceau avec lequel on apparaît est déterminant pour la suite. »
- « Alain Souchon dit partout que l'âge artistique l'inquiète. Et vous ? »
- « Dans la mesure où on ne peut plus interpréter n'importe quoi. J'ai de plus en plus envie d'écrire et de moins en moins envie de me montrer. On ne peut plus jouer les gamins, on est trop vieux pour ça. Il y a un moment où sa façon de penser n'est plus en adéquation avec la manière dont les jeunes vivent au quotidien. Certains artistes essayent de se remettre au goût du jour, c'est souvent ridicule. Et arriver sur scène à 80 balais en chevrotant.... Prenons un cas pas français, les derniers temps où l'on voyait Frank Sinatra jouer New York, New York sur scène, c'était déplorable. Cela faisait pitié. C'est dommage. Il vaut mieux faire comme Barbara, non pas disparaître, mais se retirer un peu et venir en public de temps en temps, parce qu'il y a toujours des gens qui aiment revoir, se ressouvenir... »
- « Vous semblez déjà vivre un peu retiré, ne pas courir les émissions ? »
- « C'est un tel boulot d'être - entre guillemets - vedette de la chanson : c'est terrible. A mon époque [rires], il y avait trois grosses chaînes de télé et trois de radio. On touchait tout le monde assez rapidement. Nous avions le temps de nous retourner, d'écrire, de vivre normalement. Actuellement, avec la multiplication des chaînes, s'il faut toutes les faire, on n'a pas le temps de vivre normalement. Comme quelqu'un qui va promener son chien. Au départ, on écrit des chansons parce qu'on a une vie comme tout le monde et on a envie de partager ses émotions avec tous. Puis, si on ne vit plus que dans des studios et dans des émissions promos, qu'est-ce qu'on va raconter ? Cela raccourcit l'imagination. »
- « Dans le livret de votre compilation, à propos de Maintenant tout le temps sur l'album Albion, vous écrivez : "J'avais envie d'enregistrer quelque part où on ne me connaissait pas du tout. Histoire de remettre les pendules à zéro." Besoin d'anonymat ? »
- « Aux USA, les gens savent vaguement que je fais de la musique en France. Ils connaissent aussi des copains qui font de la musique là-bas. Donc, ils ne voient pas la différence. C'est vrai que j'avais commencé à enregistrer un album à New York avec des musiciens français. Mais ils n'osaient pas aller plus loin. Comme si ce que j'écrivais était du bronze. Quand je suis arrivé chez les Anglais, ils ont commencé à fouiner, à distordre ma musique, à la tirer vers eux. Ils se foutaient complètement de Sheller. Ma musique arrivait non pas avec ses bagages, elle arrivait seule. Cela m'a fait du bien, parce qu'il y a des moments où on ne sait pas où on est. Les Victoires de la musique, ça brasse un peu la tête... A la limite, on n'ose plus écrire une chanson drôle. »
- « Dans la chanson To You, le texte dit que la musique peut échapper, voire dépasser son compositeur. »
- « Oui. A un point où on peut en arriver à écrire des musiques moches. On se dit que c'est sans intérêt, mais il y a une espèce d'urgence à finir. Puis on met de côté. Et il arrive que trois ou quatre ans plus tard, on la transforme. La musique nous embarque plus loin qu'on ne le voudrait. Je n'écris jamais les textes avant parce que la musique, c'est du domaine de la madeleine de Proust. On retrouve des souvenirs, des odeurs. C'est pour cela qu'on est dépassé par la musique, par l'inspiration. Si vous voulez que je compose un petit air pour une pub, sans problème je prends quelques minutes : ça, c'est du boulot. Mais l'inspiration, c'est autre chose on n'arrive pas à la suivre, on ne sait pas où elle va. Elle est d'un autre ordre. »
- « Cette idée de l'artiste passeur, courroie de transmission, avec toute l'humilité que vous y mettez, n'est-elle pas en contradiction avec le statut de vedette ? »
- « On n'est pas responsable à 100% de ce que l'on écrit. On ne conçoit pas la musique en pensant qu'un do, un fa et un ré, cela fait systématiquement un thème. Parfois des enchaînements d'accords tombent dans le piano sans réfléchir. Cela me vient quand je fais mes courses, quand je discute.... Cela incite à une certaine humilité. Il y a comme un dédoublement. On a l'impression de voler le statut de star. »
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UTILE :
-William Sheller, Les machines absurdes, Mercury (dist. Universal).
-Paléo, Grande Scène, dimanche 30 juillet, 20 h 30.