William Sheller est un personnage extraordinaire. Entre Lully et les Beatles, il colporte depuis vingt-cinq ans des chansons comme des rêves où le contrepoint joue au chat et à la souris avec le rock et où le piano à queue chatouille les amplis Marshall. Mais quel que soit le masque utilisé pour incarner sa musique, tour à tour savante et bouffonne, ce grand chercheur de l’ombre qui a encore du mal à s’avouer chanteur ne nous déçoit jamais sur l’essentiel : l’émotion. A l’occasion de la sortie de son album Les Machines absurdes, rencontre avec un maître en l’art de faire rimer passé et modernité…
- Claviers magazine : « Vous avez décidé d’enregistrer Les Machines absurdes entièrement à la maison. Pour quelles raisons ? »
- William Sheller : « Ce qui est primordial pour moi, c’est de pouvoir être en permanence sur le même lieu que les personnes qui m’entourent, en l’occurance Yves Jaget et Gaël Yvan, pendant la réalisation d’un album. L’équipe doit pouvoir rester ensemble sans avoir de contraintes horaires. A la maison, tout le monde est tranquille. Et puis, avec une structure comme le studio mobile Le Voyageur, il n’y a pas d’obligation d’aller dans un studio, puisque c’est le studio qui vient à vous. Nous avons commencé ici, à Paris, où l’on avait installé les ordinateurs et où l’on a mis pas mal de gigas sur les disques durs, puis nous sommes partis à La Baule où l’on a fait venir le Voyageur pendant un mois. J’étais dans ma chambre où les câbles arrivaient depuis le camion. J’avais mon micro installé près du lit et l’équipe travaillait dans le camion, où ils restaient souvent une bonne partie de la nuit. S’ils avaient besoin de moi, ils m’appelaient, m’envoyaient directement un peu de musique dans le casque et on enregistrait quelques trucs… On faisait trois ou quatre prises de voix et eux commençaient à bidouiller là-dedans. Ce mode de fonctionnement nous a permis de rester groupés sur la même longueur d’onde tout au long du trajet. On a même fini l’album à Orly parce qu’il nous manquait quelques phrases sur un titre et que l’on a dû terminer comme ça, entre deux avions. »
- « Vous parlez de bidouillage sur les voix. Avez-vous fait beaucoup de montages ? »
- « Non, j’enregistre en général toute la chanson d’un coup. Je fais trois ou quatre prises, rarement plus, car si je ne suis pas satisfait après cela je préfère recommencer le lendemain, et là encore le travail à la maison facilite beaucoup les choses. Cependant, c’est très à la mode de tout découper en petits morceaux grâce à l’ordinateur et je connais même des gens très connus qui vont jusqu’à quinze ou vingt prises pour ne retenir ensuite qu’un mot par-ci, par-là…il suffit ensuite de passer le tout dans un logiciel comme AutoTune, qui permet de supprimer les petites erreurs de justesse, et le tour est joué : on peut arriver à faire chanter pratiquement n’importe qui. Le seul problème, c’est que l’on arrive à un résultat où il n’y a plus beaucoup de vrai… Bon ! Je sais bien qu’un enregistrement doit être parfait. Sur scène, s’il y a une petite phrase qui dérape, c’est moins grave parce que c’est un spectacle et que l’on regarde aussi, alors l’œil corrige l’oreille. Mais sur un album, quand on doit entendre mille fois la même fausse note au même endroit, cela devient assez vite fastidieux. C’est pourquoi l’informatique peut rendre un petit service de temps en temps. Mais sur certaines productions, cela devient n’importe quoi ! C’est un vrai bordel ! »
- « Vous semblez assez pessimiste sur l’évolution de la chanson… »
- Pour moi, la chanson, c’est fini. C’est un format galvaudé, délavé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’en vais ailleurs. Alors on peut toujours trouver des tas de nouvelles étiquettes, mais tout ça m’ennuie. Bon, il y a bien quelques jeunes chanteurs sympathiques, mais on a entendu déjà tout ça dans les années 50 : Paris, Barbès, la nuit, la dérive, un coup d’accordéon… OK ! Mais moi j’étais déjà là ! D’ailleurs, lorsque j’ai commencé, le format "chanson" permettait beaucoup plus de faire évoluer la musique, de partir dans des directions moins académiques, parce qu’à l’époque le monde de l’orchestre, qui m’était familier, était trop porté sur le dodécaphonisme. Lorsque j’ai entendu les Beatles pour la première fois, je me suis dit que la chanson allait permettre d’ouvrir des voies nouvelles, aussi bien du côté symphonique que du côté rock. Aujourd’hui, je ne vois plus d’évolution dans ce domaine, même si les chanteurs font quelques timides emprunts aux styles de musique à la mode pour passer à la radio. »
- « Que voulez-vous dire par : "Je m’en vais ailleurs ?" »
- « Je pense que ce nouvel album sera le dernier. J’en ai marre de ce système. Cela ne veut pas dire du tout que je suis un ermite qui ne se sente bien que dans une tour d’ivoire isolée loin des rumeurs de la foule. Pas du tout ! Bien sûr, j’adore la scène et la rencontre avec le public. Le seul problème, c’est que pour une heure de pur plaisir, il faut se taper six mois de galère de promo, de pub et de marketing qui font que l’on n’a plus le temps de faire de la musique. Il faut faire un choix : soit on est une vedette, soit on est un musicien. J’ai trop besoin de travailler pour me satisfaire de cet espèce de tourbillon où tout est fait à la va-vite sans rigueur. J’ai envie de me consacrer à d’autres projets. »
- « C’est-à-dire ? »
- « Des projets assez différents. Je prépare en ce moment un opéra avec Alfredo Arias qui s’appelle Concha Bonita, qui raconte l’histoire d’un homme d’affaire devenu travesti et à qui on vient annoncer qu’"elle" est maman. C’est tout l’univers délirant à la Arias. Ce qui me plaît, c’est que l’on va vraiment faire un opéra. Ce ne sera pas simplement deux ou trois chansons avec un peu de musique. Ce qui gêne Alfredo dans le théâtre, c’est le silence entre les phrases. Il cherche comment tisser un lien entre les phrases. Alors on va essayer avec de la musique ! On m’a également commandé une œuvre pour les festival des Voix Sacrées à la cathédrale de Cluny… »
- « Au moins, vous n’aurez certainement pas l’impression de faire deux fois le même travail ! »
- « Eh oui, et c’est cela qui est bien. C’est de la musique. Le reste on s’en fout ! C’est une profession, pas un secte. Chez moi, on a toujours considéré que c’était un métier normal et qu’à partir du moment où l’on a eu les moyens de l’appprendre, on l’a entre les mains et on l’exerce. Bon, et enfin, pour finir, je suis en train d’écrire des petites choses pour Florent Pagny. Cela m’intéresse d’écrire pour quelqu’un qui a des capacités vocales que je n’ai pas. J’ai d’ailleurs une assez grande quantité de morceaux qui restent sur le disque dur parce que je suis totalement incapable de les chanter. »
- « Il me semble justement que, sur votre dernier album, la voix est plus assurée, on vous sent plus à l’aise… »
- « Eh bien, c’est tout simplement parce que je suis allé voir madame Charlot qui m’a fait comprendre que toutes les espèces de tuyaux virtuels que j’utilisais pour tenter de me débrouiller n’étaient pas les bons et qu’il fallait simplement poser la voix d’une certaine façon qui doit s’adapter à chaque individu et que du coup, c’était beaucoup plus facile comme ça ! Et cela s’est encore amélioré avec la tournée, parce que là, il y a entraînement tous les jours ! Cela me donne beaucoup d’énergie. Avant de monter sur scène, je suis dans un état épouvantable. Chaque soir, je fais au moins vingt kilomètres dans les coulisses du théâtre à cause du trac. C’est comme si tout mon corps se rechargeait en énergie et que cela provoquait une tension terrible. Et puis quand les lumières s’allument, c’est parti ! Et c’est formidable car tout à coup, on crache des choses devant trois mille personnes que l’on aurait du mal à dire à quelqu’un, tout seul au téléphone. »
- « Quand vous écrivez, vous pensez à ce moment, à votre public ? »
- « Oui. On écrit toujours pour l’autre. Si l’on écrit pour soi, on reste devant sa glace, chez soi tranquille. Ce qui m’intéresse, c’est la communication. C’est chercher en quoi on se ressemble. Le public qui paye sa place n’en a rien à faire de vos petites histoires. Ce qui lui importe, c’est que vous lui parliez de sentiments qu’il ressent, lui. Finalement, la seule chose que l’on partage, ce sont les émotions. La culture, elle est différente d’un individu à l’autre, et la logique aussi. C’est pour cela que j’aime beaucoup plus les images dans l’écriture des textes qu’une sorte de logique, parce que l’on s’y retrouve plus facilement. »
- « Cette écriture permet aussi peut-être de coller plus à la musique ? »
- « Certainement, et c’est le travail le plus dur. Il faut que le texte colle parfaitement à la musique. J’entends parfois des textes qui n’utilisent pas bien les syllabes les plus toniques, qui ne respectent pas le rythme de la langue… On a compté sur les doigts, puis on a fourré tout ça dans la musique. C’est pas du boulot. Cela dit, je sais que ce n’est pas facile et c’est vrai que j’en bave vraiment à ce niveau-là, parce que je pars toujours de la musique dans la composition d’une chanson. Et parfois, j’ai trois syllabes qui sont là, qui sont indispensables musicalement, mais je n’arrive pas à trouver les mots qui vont se glisser à l’intérieur… C’est des moments d’horreur ! »
- « Vous êtes un grand amoureux des couleurs. Dans chaque album vous cherchez des mélanges, des combinaisons, et Les Machines absurdes vont peut-être encore plus loin car on y trouve une première chanson digne des concertos brandebourgeois, suivie par un titre très rock ciselé de mélodies indiennes, puis une ballade au piano et basson… Est-ce-que, pour vous les arrangements sont inhérents à chaque chanson… ? »
- « Je me fous pas mal des histoires de style. Est-ce que l’on demande à un cuisinier de faire toujours le même plat ? Quand j’écris, je ne me préoccupe pas des différentes chapelles. J’ai tout de suite l’idée du son que je veux avoir. Je pense toujours en terme d’orchestre. Effectivement, le premier morceau de l’album était initialement parti pour être une pièce de corde, et tout à coup il y a eu un petit motif de cordes qui est apparu, l’air de rien, et qui est devenu de plus en plus obsédant… Et c’est devenu une chanson. Inversement, il y a des titres dont je n’arrive pas à me dépatouiller et qui deviennent des pièces pour violoncelle et orchestre… »
- « Et dans ce domaine, vous entendez les synthés comme un instrument de l’orchestre parmi les autres ? »
- « Avec les synthés, c’est un peu plus compliqué parce que lorsque l’on entend dans sa tête un son que l’on voudrait utiliser, ce n’est pas vraiment facile de le retrouver. J’en suis totalement incapable. Alors quand je veux un "ouuuuauouummmgfff", je fais des bruits avec la bouche, des petits dessins et toutes sortes de contorsions pour qu’Yves Jaget puisse comprendre ce que je veux et commence à fouiner et à triturer les sons dans tous les sens. »
- « Vous n’utilisez donc jamais les presets d’usine ? »
- « Pas vraiment. Je n’aime pas être soumis à ce que fournissent les fabricants, et tout le monde finit par sonner pareil. Il y a une standardisation générale et la musique finit par ressembler à ces cartes de vœux que l’on fait avec des petits programmes d’ordinateur en rajoutant une petite fleur par-ci, un encadré par-là… C’est comme si on demandait à un peintre de faire une toile avec des couleurs qui sortiraient toutes faites du tube ! Il faut là aussi essayer de retrouver ce que l’on entend, et c’est un gros travail. D’ailleurs, je trouve qu’à ce niveau-là, les Français s’en tirent pas mal. Dans la techno ou la jungle, il y a des manipulateurs de sons vraiment très intéressants, comme le DJ Laurent Garnier, par exemple. »
- « Votre utilisation des machines se réduit donc au minimum ? »
- « Je me sers beaucoup du Midi, que je travaille essentiellement au niveau des contrôleurs. J’ai deux expandeurs E-mu Proteus que j’utilise en permanence à cause des sons d’orchestre classique, et c’est pratiquement tout. D’ailleurs quand on commencé à concevoir l’album avec Yves, il a été très étonné que sur certains titres il n’y ait que deux ou trois séquences. Je lui ai dit que cela me suffisait tout à fait ! Enfin… je n’ai pas envie de passer trois ans pour apprendre comment marche une machine, parce que le temps que l’on sache s’en servir, elle ne marche déjà plus ! Déjà avec l’informatique, c’est compliqué, alors ! Je vois des gens qui finissent par passer plus de temps à trafiquer leur machine qu’à faire de la musique… Je ne veux pas rentrer là-dedans. C’est pourquoi je travaille en équipe. »
- « Et sur scène ? »
- « Je ne veux pas en entendre parler ! Ce n’est pas assez fiable. On ne sait jamais lorsque ça va scotcher. Je ne supporte pas cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Si je ne peux pas faire jouer les séquences par des musiciens, comme c’est par exemple le cas pour le titre Les Machines absurdes, eh bien, je ne le joue pas sur scène. C’est d’ailleurs une chance : le public ne me le réclame pas ! »
- « Il me semble d’ailleurs que vous avez appelé l’album Les Machines absurdes à cause des plantages d’ordinateur ? »
- « Cest vrai ! Je me méfie des ordinateurs. Ce n’est pas encore au point, ce n’est pas fluide. Et puis on flippe toujours de tout perdre d’un seul clic. Quand j’écrivais cent cinquante pages d’orchestre à la main, c’était bien plus long, fatigant, avec des crampes à la main, mais au moins au bout du compte il restait un manuscrit. Aujourd’hui, quand j’écris une partition, il ne reste qu’une disquette ! C’est beaucoup moins joli et beaucoup plus risqué ! Pendant l’enregistrement de l’album, on a eu tellement de galères avec les bécanes…On a essayé plusieurs systèmes que les constructeurs nous apportaient et on a eu des plantages avec presque tous. »
- « PC ou Mac ? »
- « J’ai commencé avec l’Atari ! L’écran comme une carte postale, une disquette pour le système : même pas de disque dur ! Toute une épopée ! Puis, ensuite, j’ai longtemps travaillé exclusivement sur Mac. Je ne voulais pas entendre parler des PC. Mais finalement j’en ai acheté un, que j’ai installé à côté de mon Mac et qui me servait pour mes connexions Internet. Puis, petit à petit, j’ai commencé à travailler dessus et je l’ai finalement adopté. Ce qui est pratique, c’est que l’on trouve beaucoup plus de programmes qui tournent sur PC et que les machines coûtent beaucoup moins cher. J’ai un pentium 500 et je dois dire que ça marche bien, c’est-à-dire que ça plante normalement. »
- « Vous composez au piano ? »
- « Non, rarement. J’écris avec un crayon, ou sur l’ordinateur parce que cela permet d’aller plus vite et surtout de faire écouter rapidement. J’utilise le logiciel Encore, qui à mon sens est le seul programme qui soit utilisable par un compositeur. Tout en étant très complet, il reste intuitif. J’ai également essayé Finale, mais je trouve qu’il est plus destiné à quelqu’un qui veut faire de la gravure.Comme je rentre tout à la souris, je trouve que l’ergonomie d’Encore est la meilleure, notamment en raison du fait que l’on peut poser le pointeur n’importe où dans la mesure et qu’il place la note au bon endroit. Cubase, par exemple, met des silences en début de mesure si l’on ne se place pas exactement au bon endroit. Ce n’est pas du tout conçu pour l’écriture. C’est bien si l’on rentre des notes au clavier. Et je m’aperçois que, sauf quand j’ai de longues phrases de double-croches… Non, je préfère écrire. Et puis, j’ai été dressé comme cela ! On me préparait au prix de Rome, alors, allez hop ! Contrepoint, harmonie, à la table ! J’aime bien ce côté strict, qui ressort plus sur certaines chansons comme Le Nouveau Monde, qui commence par une ouverture dans le style de Haendel, qui est dans la théorie pure, exacte ! De la même façon que j’avais écrit il y a quelques années une chanson fondée sur les règles précises de la théorie de composition de la musique de cour à Tokyo au neuvième siècle. Bon là, c’est vraiment pour le fun… Bien que cela ne fasse pas trop rire les maisons de disque ! »
- « On sent dans les chansons que vous interprétez seul au piano une atmosphère particulière… »
- « Je ne sais pas… Le piano est pour moi un instrument double : soit la scène, soit la solitude. C’est vrai que lorsqu’on est seul au piano, on est plus à l’intérieur de soi, on chante assis –ce qui est complètement différent-, et l’on est complètement libre, sans avoir à affronter toute la structure d’un orchestre. C’est plus facile d’éviter le piège qui consiste à "faire le chanteur". On peut se plonger peut-être plus facilement dans la chanson… La vivre, la côtoyer de près. Mais en même temps je ne suis pas du tout quelqu’un qui improvise pendant des nuits et qui cherche assis au piano. J’ai la musique dans la tête, au départ, et pratiquement en permanence, comme un flux. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs je n’utilise presque pas de sampleurs ni de boucles, parce que je n’arrive pas à partir d’une source extérieure pour élaborer une composition. Tout se passe à l’intérieur. »
- « Vous avez déjà comparé l’inspiration du compositeur à de la voyance… »
- « Exactement ! On entend des trucs, on les écrit. On ne sait pas exactement comment ni pourquoi. J’avais une grand-mère qui était voyante, enfin qui voyait certaines choses, alors cela ne m’a pas étonné quand j’ai commencé à en entendre ! Il y a par exemple des musiques qui nous poursuivent, des morceaux qui sont moches mais que l’on écrit quand même. Bon, bien sûr, on ne les sort pas ! Cela suit une sorte de cours qui nous échappe un peu. C’est comme si on travaillat pour fouiller pour retrouver quelque chose qui existe déjà, et comme si cela nous passait au travers, comme si c’était transcendantal… »