Six ans de silence et le voici
avec Les Machines absurdes, entre rock, symphonie, électronique
et lyrique. Rencontre pendant les répétitions de son Olympia.
Il
compose treize heures par jour assis devant son ordinateur. Communique par e-mail
avec sa maison de disques et par webcam (caméra sur Internet) avec son
père, installé en Floride. Il a enregistré ses dernières
chansons à La Baule, directement dans sa chambre, reliée à
un studio mobile. Car William Sheller, 53 ans, ultramoderne solitaire, donne enfin
de ses nouvelles après six ans de silence radio. Les Machines absurdes,
son neuvième album (Mercury-Universal), résonne de sons électroniques,
de rocks symphoniques, de mélodies lyriques. "Je me fiche des cloisonnements,
lâche-t-il. Stravinsky et les Beatles, les deux plus grands compositeurs
du XXe siècle, ont compris que pour faire de la musique il fallait descendre
dans la rue".
Sheller a mis en musique des poèmes de Victor
Hugo pour la comédie musicale Quasimodo (1987), écrit des
bandes originales de films, des jingles, un concerto pour trompette, des quatuors
à cordes, une symphonie de poche, des chansons pour Nicoletta et la diva
Françoise Pollet. "Il peut orchestrer comme Ravel", précise
Véronique Duval, sa copiste. "Pourquoi deux mondes ne se rencontreraient-ils
pas?, s'étonne Françoise Pollet. William est un compositeur
qui réfléchit sur la musique".
Depuis dix ans, Sheller
navigue donc entre la salle Pleyel, où il a été joué
par l'Orchestre des Concerts Lamoureux, et l'intimité du piano-voix, qui
a donné l'album Sheller en solitaire (1991, 700 000 exemplaires
vendus). Aujourd'hui, le chanteur qui se définit comme un "ornithorynque
de la musique, c'est-à-dire canard à l'avant, castor à l'arrière"
reprend la vie de tournée, avec "ses moments sacrés, ses
musiques à voir [19 musiciens sur scène] et à écouter".
"Il innove sans cesse par le mélange iconoclaste des sonorités",
juge Nicolas Stevens, son chef-d'orchestre, âgé de 25 ans.
Une
fin d'après-midi, au début de février, l'ornithorynque répète
son show à Issy-les-Moulineaux. Sheller fait les cent pas sur le plateau,
"atteint par le syndrome Barbara", dit-il. Blottie dans ses théâtres,
la dame en noir entendait les spectateurs arriver "comme s'ils descendaient
des collines". Brel vomissait. Sheller tourne en rond. Plus tard, au
fil d'un récital pudique et délicat, William Sheller chante ses
airs aux textes énigmatiques, remplis de maisons vides, d'images abstraites,
de lunes, de vents, de marées. Lorsqu'il annonce Un homme heureux,
son plus grand succès, dédié à son père, Jack
Hand, contrebassiste de jazz et ami d'Oscar Peterson et de Dizzy Gillespie, un
frisson parcourt les couples, puisque Sheller s'écoute à deux, et
si possible enlacés.
Né dans le jazz, élevé aux
Etats-Unis -son père est américain- William Sheller a 7 ans lorsqu'il
regagne Paris. Sa grand-mère, ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées,
tire les cartes entre deux entractes (Barbara héritera de sa boule de cristal).
Son grand-père, décorateur à l'Opéra de Paris, lui
apprend le sens du compagnonnage. "J'ai découvert l'opéra
caché dans les cintres", se souvient-il. Enfant secret, il grandit
en coulisses, attiré par le théâtre, l'écriture, la
littérature. L'influence de Cocteau, de Queneau, d'Eluard, de Soupault
transpire toujours dans ses textes et dans ses "poèmes loufoques",
qu'il garde secrets. Adolescent, il étudie la musique avec son "maître",
Yves Margat, ancien élève de Gabriel Fauré. Que lui-doit-il
? "Tout, répond Sheller. Il m'a appris le piano, l'harmonie,
le contrepoint, la fugue, l'orchestration... et même le latin, ce qui m'a
permis d'inventer de nouveaux mots".
On lui prédit le prix
de Rome. Le rock'n'roll lui fait trahir la musique dodécaphonique. Habillé
en capitaine Spock (Star trek), un peu gêné aux entournures
-1,72 mètre, 92 kilos, à l'époque-, Sheller forme un groupe,
"Les Irrésistibles". Se lance dans une messe symphonique, Lux
aeterna, écrite pour un mariage. Porte les cheveux jusqu'aux fesses,
s'habille en blanc. Barbara, qui a de l'oreille mais déteste les blonds
habillés en blanc, lui propose néanmoins de diriger les arrangements
de son album La louve (1973). Les deux insomniaques parlent musique toutes
les nuits. "Tu devrais chanter", lui conseille-t-elle. Il chantera
Rock'n'dollars (1975), Dans un vieux Rock'n'roll (1976), Une
chanson qui te ressemblerait (1977)...
Dandy, esthète, réservé,
William Sheller vit à 100 à l'heure les années 70 avec Nicoletta,
Catherine Lara, Patrick Juvet. C'est le temps des fêtes longues de quarante-huit
heures, des "cavales nocturnes dans des boîtes à plumes",
d'un retour au classique aussi, via des chansons gags : La Toccatarte,
Sonate d'alarme... Il mettra quinze ans à faire accepter son image,
entre rock et symphonique. "C'est un douanier Rousseau, naïf, profond
et très contemporain", s'exclame Catherine Lara. "William
est le dernier des Mohicans, il sait se protéger", estime Nicoletta,
pour qui il a écrit l'album Connivences (1998).
"Mes
chansons sont tristes, mais je m'amuse beaucoup dans la vie", précise
William Sheller, qui parle souvent par onomatopées -"pff!, paf
!..."- Les contraires l'attirent. Ses intimes -beaucoup de femmes- sont
des extravertis. Il leur offre des cadeaux précieux, son amitié,
des défis, aussi. "La partition de l'Aria Dax était
d'une difficulté, se rappelle Micheline Dax, qui l'a sifflée
lors d'un Olympia de Sheller, Ça me réveille encore la nuit".
C'est un homme impressionnant qui peut terroriser les autres sans s'en apercevoir,
enfermé dans son monde intérieur. "Je poursuis sans cesse
des chimères, s'excuse-t-il. J'entends, comme un voyant, des bouts
de phrases mélodiques".
Parfois, il pousse un coup de gueule.
"J'ai toujours besoin, explique-t-il, de savoir où je suis,
ce que je vais y faire et quelle heure il est". Ces six dernières
années, il a perdu sa mère et vu naître un petit-fils. Sa
fille Johanna, 29 ans, sillonne l'Asie à Mobylette. Ils échangent
des messages via Internet. Son fils, Siegfried (cf. Wagner), 28
ans, qui l'a accompagné plusieurs fois en tournée, produit du hip-hop
underground. Sheller, chef de clan tranquille, compte s'installer en Irlande pour
retrouver les racines des Hand.
A 20 ans, il choisissait le nom de Sheller
-contraction de (Mary) Shelley et de (Friedrich von) Schiller-, en hommage à
"ceux qui, déclare-t-il, ont cassé L'encyclopédie,
les Lumières, la raison, pour exprimer l'âme, le doute, le romantisme".