L'Express
17 février 2000

Le Sheller des retrouvailles
(par Gilles Médioni)



Six ans de silence et le voici avec
Les Machines absurdes, entre rock, symphonie, électronique et lyrique. Rencontre pendant les répétitions de son Olympia.


Il compose treize heures par jour assis devant son ordinateur. Communique par e-mail avec sa maison de disques et par webcam (caméra sur Internet) avec son père, installé en Floride. Il a enregistré ses dernières chansons à La Baule, directement dans sa chambre, reliée à un studio mobile. Car William Sheller, 53 ans, ultramoderne solitaire, donne enfin de ses nouvelles après six ans de silence radio. Les Machines absurdes, son neuvième album (Mercury-Universal), résonne de sons électroniques, de rocks symphoniques, de mélodies lyriques. "Je me fiche des cloisonnements, lâche-t-il. Stravinsky et les Beatles, les deux plus grands compositeurs du XXe siècle, ont compris que pour faire de la musique il fallait descendre dans la rue".
Sheller a mis en musique des poèmes de Victor Hugo pour la comédie musicale Quasimodo (1987), écrit des bandes originales de films, des jingles, un concerto pour trompette, des quatuors à cordes, une symphonie de poche, des chansons pour Nicoletta et la diva Françoise Pollet. "Il peut orchestrer comme Ravel", précise Véronique Duval, sa copiste. "Pourquoi deux mondes ne se rencontreraient-ils pas?, s'étonne Françoise Pollet. William est un compositeur qui réfléchit sur la musique".
Depuis dix ans, Sheller navigue donc entre la salle Pleyel, où il a été joué par l'Orchestre des Concerts Lamoureux, et l'intimité du piano-voix, qui a donné l'album Sheller en solitaire (1991, 700 000 exemplaires vendus). Aujourd'hui, le chanteur qui se définit comme un "ornithorynque de la musique, c'est-à-dire canard à l'avant, castor à l'arrière" reprend la vie de tournée, avec "ses moments sacrés, ses musiques à voir [19 musiciens sur scène] et à écouter". "Il innove sans cesse par le mélange iconoclaste des sonorités", juge Nicolas Stevens, son chef-d'orchestre, âgé de 25 ans.
Une fin d'après-midi, au début de février, l'ornithorynque répète son show à Issy-les-Moulineaux. Sheller fait les cent pas sur le plateau, "atteint par le syndrome Barbara", dit-il. Blottie dans ses théâtres, la dame en noir entendait les spectateurs arriver "comme s'ils descendaient des collines". Brel vomissait. Sheller tourne en rond. Plus tard, au fil d'un récital pudique et délicat, William Sheller chante ses airs aux textes énigmatiques, remplis de maisons vides, d'images abstraites, de lunes, de vents, de marées. Lorsqu'il annonce Un homme heureux, son plus grand succès, dédié à son père, Jack Hand, contrebassiste de jazz et ami d'Oscar Peterson et de Dizzy Gillespie, un frisson parcourt les couples, puisque Sheller s'écoute à deux, et si possible enlacés.
Né dans le jazz, élevé aux Etats-Unis -son père est américain- William Sheller a 7 ans lorsqu'il regagne Paris. Sa grand-mère, ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées, tire les cartes entre deux entractes (Barbara héritera de sa boule de cristal). Son grand-père, décorateur à l'Opéra de Paris, lui apprend le sens du compagnonnage. "J'ai découvert l'opéra caché dans les cintres", se souvient-il. Enfant secret, il grandit en coulisses, attiré par le théâtre, l'écriture, la littérature. L'influence de Cocteau, de Queneau, d'Eluard, de Soupault transpire toujours dans ses textes et dans ses "poèmes loufoques", qu'il garde secrets. Adolescent, il étudie la musique avec son "maître", Yves Margat, ancien élève de Gabriel Fauré. Que lui-doit-il ? "Tout, répond Sheller. Il m'a appris le piano, l'harmonie, le contrepoint, la fugue, l'orchestration... et même le latin, ce qui m'a permis d'inventer de nouveaux mots".
On lui prédit le prix de Rome. Le rock'n'roll lui fait trahir la musique dodécaphonique. Habillé en capitaine Spock (Star trek), un peu gêné aux entournures -1,72 mètre, 92 kilos, à l'époque-, Sheller forme un groupe, "Les Irrésistibles". Se lance dans une messe symphonique, Lux aeterna, écrite pour un mariage. Porte les cheveux jusqu'aux fesses, s'habille en blanc. Barbara, qui a de l'oreille mais déteste les blonds habillés en blanc, lui propose néanmoins de diriger les arrangements de son album La louve (1973). Les deux insomniaques parlent musique toutes les nuits. "Tu devrais chanter", lui conseille-t-elle. Il chantera Rock'n'dollars (1975), Dans un vieux Rock'n'roll (1976), Une chanson qui te ressemblerait (1977)...
Dandy, esthète, réservé, William Sheller vit à 100 à l'heure les années 70 avec Nicoletta, Catherine Lara, Patrick Juvet. C'est le temps des fêtes longues de quarante-huit heures, des "cavales nocturnes dans des boîtes à plumes", d'un retour au classique aussi, via des chansons gags : La Toccatarte, Sonate d'alarme... Il mettra quinze ans à faire accepter son image, entre rock et symphonique. "C'est un douanier Rousseau, naïf, profond et très contemporain", s'exclame Catherine Lara. "William est le dernier des Mohicans, il sait se protéger", estime Nicoletta, pour qui il a écrit l'album Connivences (1998).
"Mes chansons sont tristes, mais je m'amuse beaucoup dans la vie", précise William Sheller, qui parle souvent par onomatopées -"pff!, paf !..."- Les contraires l'attirent. Ses intimes -beaucoup de femmes- sont des extravertis. Il leur offre des cadeaux précieux, son amitié, des défis, aussi. "La partition de l'Aria Dax était d'une difficulté, se rappelle Micheline Dax, qui l'a sifflée lors d'un Olympia de Sheller, Ça me réveille encore la nuit". C'est un homme impressionnant qui peut terroriser les autres sans s'en apercevoir, enfermé dans son monde intérieur. "Je poursuis sans cesse des chimères, s'excuse-t-il. J'entends, comme un voyant, des bouts de phrases mélodiques".
Parfois, il pousse un coup de gueule. "J'ai toujours besoin, explique-t-il, de savoir où je suis, ce que je vais y faire et quelle heure il est". Ces six dernières années, il a perdu sa mère et vu naître un petit-fils. Sa fille Johanna, 29 ans, sillonne l'Asie à Mobylette. Ils échangent des messages via Internet. Son fils, Siegfried (cf. Wagner), 28 ans, qui l'a accompagné plusieurs fois en tournée, produit du hip-hop underground. Sheller, chef de clan tranquille, compte s'installer en Irlande pour retrouver les racines des Hand.
A 20 ans, il choisissait le nom de Sheller -contraction de (Mary) Shelley et de (Friedrich von) Schiller-, en hommage à "ceux qui, déclare-t-il, ont cassé L'encyclopédie, les Lumières, la raison, pour exprimer l'âme, le doute, le romantisme".