Il écrit, paroles et musiques,
des chansons qui swinguent, des élégies pour violoncelle. Enfant
illégitime de Bach, de Barbara et des Beatles, William Sheller sort d'un
long silence.
Portrait d'une pop-star en queue de pie.
Depuis
Albion (1994), cri d'amour au rock anglais, la voix de William s'était
éteinte au disque. La rumeur d'une crise d'inspiration enflait, alimentée
en 1998 par la compilation Tu devrais chanter. Sur la pochette, ne voyait-on
pas Sheller, mine contrite, ensablé aux deux-tiers sur une plage ? Un plaisant
concert solo à l'Olympia ne rassurait pas davantage : l'intéressé
ressassait ses succès à la manière de l'album Sheller
en solitaire (1991), sa plus grosse vente, avec 700 000 exemplaires écoulés.
Sheller, un homme peureux ? "J'avais besoin de retrouver la confiance,
d'aller voir les autres pour recevoir un peu d'amour. Les "Victoires de la
musique" m'ont tué. Je ne fais pas ce métier pour avoir un
buste en bronze dans un square avec un pigeon qui te chie sur la tête !"
Vêtements amples dissimulant mal la tension intérieure, baskets aux
pieds, fines lunettes rondes au nez, William Sheller vient de quitter sa chambre,
dans une villa de La Baule, et revient parmi les hommes avec un nouvel album,
Les Machines absurdes.
Le reclus confirme qu'il vient de vivre une
petite mort artistique, le trou noir devant la page blanche : "On n'y
arrive plus parce qu'on se demande à quoi ça sert. J'étais
détaché du quotidien. Quand on ne vit plus comme tout le monde,
il n'y a plus rien à partager". La panne d'enthousiasme a été
brutalement aggravée par le deuil. Perte de sa mère et de Barbara,
celle sans laquelle il n'aurait jamais osé chanter. "Il y a une
pudeur à ne pas utiliser certains sentiments qu'on est en train d'écraser.
Mais j'ai quand même écrit pendant cette période deux élégies
pour violoncelle et orchestre, une symphonie de poche, des quatuors à cordes.
Je ne cesse pas de vivre quand je ne chante plus".
William Sheller
vient de rappeler sa précieuse singularité. Bloqué avec les
mots, il a trouvé refuge dans la composition, aspect moins connu de cette
personnalité façonnée par trois cultures, la musique classique,
la chanson et la pop. Sheller est l'enfant illégitime de Bach, de Barbara
et des Beatles, à la fois vibrion piétinant les pédales du
piano sous ses semelles compensées, ce compositeur qui apporte ses partitions
aux Concerts Lamoureux, et, image plus populaire, ce conteur intimiste qui met
au jour les secrets enfouis de l'enfance. Une pop-star en queue de pie, un mélomane
de variétés; un classique et un moderne, usager de l'ordinateur,
mais qui ne peut écrire que muni d'une plume et d'un encrier. Cette impureté
féconde a été condensée en quatre lignes dans la chanson
Symphoman : "Au Jean-Sébastien Snack on le rencontre quelquefois/Il
dîne d'un piano-chips et d'un sorbet d'habanera/Il roule en Be Bop a Lula/Il
se fout du style, il n'était pas très doué pour ça".
Curieusement, le jazz ne l'a jamais séduit. On partage rarement la
passion de son père. William n'en garde que de claustrophobiques souvenirs
d'enfance, obligé, à l'âge de cinq ans, de rester sagement
assis pendant des heures sur un canapé dans la maison de Cleveland (Ohio),
lorsque le contrebassiste Jack Hand recevait le batteur Kenny Clarke ou le trompettiste
Dizzy Gillespie. Ces "boeufs" devaient rester secrets. C'étaient
les Etats-Unis, les années 50, "l'époque de l'apartheid".
Le grand-père maternel, compagnon-charpentier, sera son mentor. Premier
choc émotionnel à Garnier : "J'ai découvert les opéras
en haut des cintres. J'ai vu les Walkyries du dessus, les machinistes et les musiciens
qui courent dans tous les sens... un grand navire".
La musique se
confond avec sa vie. Il se met (sérieusement) au piano à l'âge
de quinze ans, trop tard pour faire carrière, et rejette déjà
"le carcan de l'interprétation". Yves Margat, un élève
de Gabriel Fauré, lui enseigne les bases de la composition. Sheller aurait
pu devenir un avant-gardiste certainement anonyme mais, au grand désespoir
de son professeur, un vent nouveau souffle de Liverpool. Deuxième choc,
Revolver (1966), des Beatles. Il lâche tout, y compris Hand, patronyme
prédestiné pour un pianiste, pour son nom d'artiste, contraction
des poètes Shelley et Schiller.
On a peine à imaginer cet homme
de goût habillé par Armani, chevelu jusqu'aux hanches et massacrant
des standards d'Otis Redding et des Kinks sur des bases américaines d'Europe.
Ce qu'il fait pourtant avec le groupe "The worst", tout en siphonnant
de l'essence sur les parkings pour se payer un sandwich. L'expérience,
éprouvante, est néanmoins profitable. Il offre My year is a day
aux "Irrésistibles". Les droits d'auteur de ce tube surprise,
en 1967, sont dilapidés pour l'enregistrement de Lux Aeterna, une
messe pour le mariage d'amis, "rééditée en Asie et
répertoriée sur des sites japonais comme musique alternative",
s'étonne-il aujourd'hui.
Mal engagée avec des formations moribondes,
l'aventure croise miraculeusement la route de Barbara. Séduite par la messe,
la longue dame brune fait du blond jeune homme vêtu de blanc son arrangeur
pour l'album La Louve, en 1973. Sheller emménage pour six mois à
Précy-sur-Marne (Seine-et-Marne). A Barbara, il emprunte le goût
des villes germaniques et l'emploi délicieusement désuet du vouvoiement
dans les chansons. Avec elle, il partagera une mélancolie incurable et
une compagne, la solitude : "Elle s'accepte définitivement. On
en parlait avec Barbara. La mienne est voulue parce que celle qui prospère
malgré l'entourage est pire. La musique isole. Je m'en accommode plus ou
moins".
Maître du contrepoint, William Sheller l'est aussi
devenu dans l'art du contrepied. La faute à cette scie -Rock'n'dollars-
et sa supplique consumériste : "Donnez-moi Madame, s'il vous plaît..."
qui le propulse, en 1975, et servira plus tard à vendre des jus de fruits.
"Une casserole aux fesses, rectifie-t-il. Ce clin d'oeil à
ces tubes de l'époque qui utilisaient trop de mots anglaise a été
pris au premier degré. Je me suis retrouvé dans les mêmes
émissions que ceux que j'avais singé comme C. Jérome. On
m'a dit : "T'es con, tu aurais pu en faire d'autres comme ça.
Et Plastic Bertrand a pris ta place"."
Sheller qui, à cette
époque, adopte un look voisin de celui de Richard Clayderman, a le vent
en poupe. Il enchaîne chansons nobles et sentimentales, musiques de film
et oeuvres plus "sérieuses" (un concerto pour violon pour Catherine
Lara). Le jeune homme introverti devient une vedette de la nouvelle vague de la
chanson française, qui succède à la rive gauche pendant les
années 70. La rage, le désespoir et l'engagement s'effacent au profit
de la contemplation de soi et de la douceur du spleen. L'anti-américanisme
recule grâce à Crosby, Nash and Young. Une pop tranquille à
la française émerge. Pop et non rock. Ces trentenaires qui parlent
aux trentenaires de sujets graves avec légèreté se distinguent
des yéyés qui adaptaient les hymnes rockabilly. Il s'agit ici de
concilier la tradition française de la chanson à texte (avec des
paroles bien affadies), et la luxuriance des arrangements anglo-saxons. Les pianistes
(Michel Berger, dont l'opéra-rock Starmania triomphe, Véronique
Sanson), règnent, influencés par le plus important vendeur de disques
de l'époque, Elton John.
Parmi eux, Sheller fait rapidement entendre
sa différence. Il n'a ni la candeur de Berger, ni le sentimentalisme de
Souchon, ni l'extraversion de Sanson. Ses chansons polies (pas de mots grossiers),
cachent des oursins. Ses histoires, autobiographiques et universelles (peu de
noms propres, le travers de Souchon), prennent place dans un environnement faussement
sécurisant pour conter la cruauté de l'existence et les amours laborieuses.
Nul ne guérit de son enfance, et Sheller encore moins que les autres. En
même temps qu'une éducation permissive, ses parents lui ont légué
un sentiment d'abandon. "On ne peut pas être des gens formidables
et des parents extraordinaires. Mon père fichait toujours le camp. Mais
je ne leur en ai jamais voulu de m'avoir laissé cette liberté. C'est
d'ailleurs pareil aujourd'hui entre mes deux enfants et moi, nous formons plus
un clan qu'une famille. J'ai une nostalgie de la famille parce que c'est quelque
chose que je n'ai jamais connu".
Sheller en trouve une dans l'amitié,
celle de Michel Jonasz, de Véronique Sanson. "On se retrouvait
en boîte et après c'était la tournée des grands-ducs.
Mais c'est fatigant d'être génial avec la poudre blanche. Ça
fait mal au nez et ça empêche de dormir. Je commençais à
trouver débile cette caricature de l'artiste avec ses parasites autour".
La décennie 80 consacre William Sheller. Jingle du générique
de TF1, musiques de film toujours, Olympia à répétition,
tournées avec des quatuors, création de la Suite française
(1985), avec l'Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon, le caméléon
continue de se disperser. Chanson de l'année aux Victoires de la musique
en 1992, Un homme heureux focalise l'attention (Sheller en solitaire
l'accompagne dans la catégorie des albums). Le (très) grand public
apprécie à son tour cet homme aux cheveux courts, à la détresse
pudique et à l'humour en forme de politesse du désespoir.
Sheller
n'ignore pas que certains n'aiment que le classicisme de ses épures. Il
prend donc un malin plaisir à bousculer ses arrangements en concert, des
ornementations baroques à la pompe wagnérienne, du recueillement
acoustique au déluge électrique. "Je ne vais pas me caricaturer
pour faire plaisir à quelques-uns. Etre le Charles Dumont des années
90 ne m'intéresse pas". S'il cultive la nostalgie dans ses chansons,
son attitude n'est nullement passéiste. Il ne réécoute jamais
ses disques pour la simple raison qu'il ne les possède pas. Mais ses admirateurs
peuvent franchir les portes des salles de concert avec des magnétophones.
"En Province, les gens ont envie de remporter le souvenir du concert qu'ils
ont entendu. L'Olympia, ils s'en foutent".
A trop courir de lièvres
à la fois pour décourager les esprits rationnels, William Sheller
se serait-il essoufflé ? Fatigué par la comédie du succès,
il revient à ses premières amours, prend le temps de retrouver,
au piano, Schubert, Beethoven, ("Surtout quand il pleut"), Mozart,
Chopin ("Un Prélude pour les coups de blues, le soir").
Si le changement est pour lui une nécessité, ses goûts classiques
ont peu évolué : "Stravinsky et Bach, Wagner pour la musique
de films. Deux partitions de chevet : la Turangalila symphonie, de Messiaen,
et Le Sacre du printemps, de Stravinsky. La musique contemporaine intéressante
est rare. J'aime bien Varèse mais pas Boulez. Cette musique qui était,
paraît-il destinée au futur, sonne 1960, il n'y a rien à faire".
Dans son studio mobile de La Baule, William Sheller fait découvrir
Les Machines absurdes. Son parcours versatile semble défiler, d'un
dialogue piano-basson (To You) à une nocturne trip-hop (Les Machines
absurdes), d'une Chine de supermarché (Misses Wan), à
la musique de chambre (Parade). Les mots, qui ne voulaient plus sortir,
ont réapparu. Marqué par Eluard, Prévert, Cocteau, "le
délire, l'anachronisme". Sheller s'est encore amusé avec
l'écriture automatique, les expressions toutes faites et les contresens
:"J'aime quand on me dit : "Ta construction n'est pas française".
Mais le surréalisme c'est cela, placer des mots qui vont donner une
troisième image par dérapage de la phrase".
Après
Les Machines absurdes et une tournée à partir de février,
Sheller le jure, on ne l'y reprendra plus. Il n'envisage pas pour autant , à
cinquante-trois ans, de prendre sa retraite. Il prépare avec ses collaborateurs
un site internet spécialisé dans les tuyaux pour musiciens, rêve
d'émigrer en Angleterre et voit, demain, le chanteur s'éclipser
derrière le compositeur. "Les maisons d'édition classique
qui fonctionnaient sur des droits de Debussy ou de Ravel ne voulaient pas entendre
parler de la musique qui traînait dans les rues, même de qualité.
Il y avait le classique et la variété. Maintenant que les droits
de ces compositeurs sont tombés dans le domaine public, que reste-il à
ces maisons ? La musique contemporaine, qui ne rapporte pas un sou. Le public
en a marre d'écouter toujours la même symphonie de Beethoven. De
jeunes musiciens veulent jouer la musique d'aujourd'hui ou leurs créations.
Voilà une belle alternative à la chanson. Mais attention, je ne
me considère pas comme un roi du twist qui veut faire du Bach !"
Si
William Sheller mettait sa menace à exécution, ce serait regrettable
: peu de chanteurs français auront su émouvoir avec une telle économie
de mots et une voix aussi blanche.