Bien sûr, il chante.
Mais ses incursions dans le registre classique sont désormais omniprésentes.
Son nouvel album, Les machines absurdes, en fournit la preuve éblouissante.
«J’ai d’abord cru que j’étais
en train de composer une pièce pour orchestre à cordes, mais je
me suis trouvé sur un motif qui tournait en rond. A ce moment-là,
il fallait qu’une voix se fasse entendre, qu’un personnage entre en
scène. Là, ce n’était plus de la musique de chambre,
mais quelqu’un qui racontait quelque chose. C’est ça, une chanson.»
Qu’elle est simple, l’alchimie de William Sheller. Il compose, et
une musique vient, qui sera peut-être chanson, peut-être autre chose.
Cette fois, ce fut une chanson, Parade, qui ouvre son nouvel album, Les
Machines absurdes (chez Mercury). Autre chose, ça aurait pu être
de la musique symphonique, un quatuor à cordes, une mélodie aux
couleurs classiques. Mais l’un n’est jamais très loin de l’autre :
William Sheller est un musicien qui chante, certainement pas un chanteur.
Il aime cette nuance : «Je passe mon temps à dire que je
ne suis pas un chanteur. On en parlait souvent avec Barbara, elle me disait que
j’étais un diseur. Julien Clerc ou Johnny Hallyday, ce sont des chanteurs :
ce sont des voix qui portent, des voix qui tiennent.» Lui, il
raconte des histoires, il incarne des personnages. Ce n’est pas la tradition
de Luis Mariano ou de Florent Pagny, mais celle de Brassens, de Bruant -«De
Cabrel, à la limite», ajoute-t-il-.
Pas chanteur, ni même
auteur, à l’entendre. «Un auteur, c’est quelqu’un
qui a besoin de temps en temps de noter une phrase sur un petit papier pour la
conserver et l’utiliser plus tard. Je ne suis pas un auteur, je suis musicien,
c’est-à-dire que mes urgences sont d’écrire des bouts
de musique qui me passent par la tête. Après, il faut que je me mette
au travail : un personnage doit correspondre à la musique, et je dois
trouver ce qu’il va bien nous raconter. J’écoute la musique,
et à un endroit, je chope une phrase en écriture automatique, qui
est le début du texte. Pour le sport, je m’impose des rimes embrassées,
des choses comme ça…»
Les
autographes, la célébrité, les télés, il ne
supporte toujours pas
Si peu chanteur, Sheller, que ses
belles méditations sur des maisons vides et des femmes absentes, il aimerait
bien ne pas avoir à les chanter. Quand un jour, à la radio,
un imitateur donne à ses chansons la voix d’Eddy Mitchell et d’autres,
il adore. Il se contenterait facilement d’écrire des chansons pour
d’autres, au point qu’il avait songé à intituler ce
disque Epilogue, à en faire le dernier de sa carrière.
Au début des années 80, il avait déjà rompu quelques
temps avec le métier des Variétés, qu’il avait embrassé
sur l’insistance -entre autres- de Barbara. En 1973, elle lui avait demandé
des arrangements pour l’album La Louve. Le succès énorme
de Rock'n'dollars, deux ans plus tard, avait fait de lui une star :
télés, couvertures de magazines, autographes. Il avait mal supporté.
A 53 ans, il ne supporte toujours pas. «Une fois, je suis allé
voir un psy pour parler de la difficulté d’assumer ça. Je
suis tombé sur un jeune homme très compétent sans doute,
mais qui était installé en France depuis trois ans seulement et
qui ne me connaissait pas. J’ai déballé mes problèmes
de notoriété devant quelqu’un qui ne savait rien de moi. J’avais
l’impression d’être pris pour un mythomane.» La scène
l’a sauvé. Ecrire des disques lui donne l’occasion de partir
en tournée pendant des mois, de partager avec des musiciens, un public.
Alors, aujourd’hui, Sheller assume d’être Sheller. Dans le métier,
comme dans le public, on a compris qu’il a fait de solides études
classiques, que ses dieux sont autant Stravinsky que les Beatles. On a fini par
admettre que ses chansons ne sont peut-être pas sa préférence,
mais la face dévoilée d’une planète plus riche encore.
Parce que Sheller n’est pas un chanteur à la biographie ordinaire :
à l’époque où certains grattaient des guitares dans
le garage de papa en rêvant d’Amérique, lui adorait Pierre
Boulez. «J’étais boulézien à tout crin. J’écrivais
de la musique sérielle : une pièce pour orchestre qui s’appelait Etymologie statique, un ballet infernal baptisé Les Funérailles
d’Agrippine. Heureusement que j’ai entendu les Beatles.»
Et que fut, en 1972, son premier disque ? Lux aeterna, une messe
psychédélique pour orchestre rock et chœur, qu’il pense
réenregistrer un jour pour corriger le côté daté de
l’instrumentation. Depuis, il a écrit beaucoup de musique de chambre
et de musique symphonique, a été joué à Pleyel ou
chanté par Françoise Pollet. A la fin de l’année, le
Quatuor Parisii devrait enregistrer son premier disque classique. Le milieu classique
est-il lent à le reconnaître ? «Non, c’est un
processus normal, corrige-t-il. Les classiques ont mis du temps à
admettre que les gens qui travaillent du côté de la musique populaire
puissent écrire des partitions cohérentes pour leur monde à
eux. Avant d’être accepté par les chefs, j’ai été
accepté par les musiciens d’orchestre : ce sont eux qui savent
si la partition est correctement écrite pour leur instrument».
Dans un vieux rock’n’roll le rapprochait de son amie
Véronique Sanson ? Qu’ont-ils encore de commun quand il chante Parade ou Indies ? Peu à peu, Sheller s’absente
des variétés. Il vient de repartir en tournée avec vingt
musiciens classiques, et les étonnantes splendeurs de son disque ne sont
même pas «de beaux arrangements», comme on dit : il s’agit
de tels élans, de telles hauteurs, que beaucoup de ses confrères
auraient du mal à respirer. Finalement, ses plus proches voisins sont anglo-saxons,
comme Divine Comedy ou Tindersticks, qui s’étourdissent d’opulences
orchestrales. Quand on lui demande s’il appartient encore aux variétés
françaises, il admet que, «si on retirait la voix et le fait
que je chante en français, effectivement, ça n’a plus rien
à voir».
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Les Machines absurdes
et géniales
Le
meilleur album de William Sheller ? C’est celui-ci. Dés l’ouverture,
il atteint des sommets : l’orchestre de Parade navigue dans
les parages d’un Bernstein qui aurait écouté Nyman, la voix
attaque un motif d’une mélancolie radieuse («Bonjour mes
malheurs violons/Me revoilà chez elle»). Puis Indies mêle l’Inde des Beatles et la ferveur des guitares d’aujourd’hui.
L’accord du piano et de la voix, l’entrée d’un basson
dans To You, la malléabilité d’un ensemble de cordes
dans Moondown, ce sont des splendeurs que l’on aurait pu, à
la limite, prévoir de Sheller. Mais son incursion dans l’électronique
(Enigma Song, Les Machines absurdes), outre qu’elle surprend,
est d’une pertinence formelle éblouissante. De nouveaux paysages
sonores dans le trip-hop, c’est salutaire. Sheller n’atteindra peut-être
pas ici les sommets de vente d’Un homme heureux, mais cet album
pourrait bien dominer sa discographie. |