Le Matin
17 janvier 2000

William Sheller
L'art de créer le manque
(par Mary-Claude Talliens)



Il en a marre d'entendre tout et n'importe quoi sur les radios et à la télévision. Alors William Sheller se fait oublier, se tait et se terre dans le silence de son appartement parisien. Pendant cinq longues années, il prive son auditoire de toute composition et attend. Quoi ? Oh, bien sûr, pas qu'on vienne le rechercher. De la notoriété, il ne sait que faire. « Donnez-moi Madame s'il vous plaît du ketchup pour mon hamburger », il a donné... Il veut, sans concession, vivre sa vie de «symphoman» hors mode. Mais, un jour, le besoin de donner de la voix se fait cruellement sentir. Sheller entend l'appel de l'écriture, de la création. Alors, il se met à son ordinateur et attend l'inspiration. Il se donne du temps pour réfléchir. Respectueux de la langue française, il dit souffrir pour trouver les mots justes. En homme intelligent, sensible et soucieux de la belle mélodie, de la bonne chanson, il se refuse à enchaîner les rimes «juste pour faire joli». Le résultat est là. Son nouvel album, Les machines absurdes, est un pur joyau que William Sheller sort demain 18 janvier de son écrin. Avec des textes souvent profonds, toujours émouvants. Certains, de par la volonté de leur auteur, restent flous. Sheller, et c'est peut-être là sa plus grande force, veut que ceux qui l'écoutent puissent y coller leurs propres fantasmes. Monsieur Sheller, votre plus grand art reste celui d'avoir su créer le manque.

Disque
Un «symphoman» solitaire et heureux
(par Serge Bressan)



Après cinq ans de silence, l'auteur-compositeur-interprète est de retour avec Les machines absurdes, un album, à son image, élégant et intelligent.

C'est un principe chez William Sheller: il reçoit «à la maison», dans cet appartement du XVIe arrondissement parisien qu'il occupe seul depuis maintenant une bonne dizaine d'années. Pendant cinq ans, il était resté silencieux, après un album tout en intimité (Un homme heureux) et un autre (Albion) allègrement rock et enregistré à Londres. En ce début d'an nouveau, «l'homme-orchestre» de la chanson française revient donc. Avec un disque joliment titré Les machines absurdes. Dix chansons d'élégance et d'intelligence écrites par un «symphoman» rare, même s'il est réputé marginal et secret.

- « Bien sûr, l'an passé, vous nous aviez offert une belle compilation, Tu devrais chanter, mais pas de véritable création nouvelle depuis cinq ans. Vous avez l'art de créer le manque ! »
- « Aujourd'hui, à plus de 50 ans, j'ai enfin acquis le luxe suprême de pouvoir travailler sans être tenu par un rythme régulier de production. Mieux, maintenant, je revendique ce droit. J'ai bien fini ces trucs de fou, un album tous les deux ans. Quand on est pris dans ce système, on n'est plus dans la musique, c'est de l'industrie. »

- « Quand même, vous restez cinq ans sans sortir un album, et lorsque vous revenez, c'est pour un album de dix chansons pour moins de quarante minutes de musique et de chant. »
- « Mais moi, je préfère un album ramassé, empli de bonnes choses. Et puis, pour ces Machines absurdes, j'étais parti dans des projets plus ambitieux. J'ai préféré les garder, peut-être pour plus tard. Je me suis en effet très vite aperçu que les directions dans lesquelles je souhaitais partir n'ont pas le format de la chanson. »

- « Une fois encore, vous allez rencontrer des personnes qui vont vous demander un décodage de vos chansons. Vos mots peuvent sembler parfois inaccessibles, par trop abstraits. »
- « Là encore, je pense à mes années au lycée et aux explications de textes en cours de français. Souvent, j'interrogeais mon professeur, je lui demandais s'il ne cherchait pas la petite bête par pur plaisir mesquin. Comme la musique, les mots viennent comme une fulgurance. Et de cette fulgurance, on ne peut rien expliquer. Pis, si je devais expliquer cet album, Les machines absurdes, comme les précédents d'ailleurs, ça signifierait tout bêtement qu'il n'est pas fini. Dans un texte, il faut laisser des flous pour que les autres puissent y coller leurs fantasmes. Mais franchement, aujourd'hui, quand j'entends les "tartignolles" qu'on nous balance à la radio ou à la télé, je ne suis pas sûr que les gens écoutent vraiment les paroles, les textes des chansons. »

- « Evidemment, on va encore vous cataloguer comme marginal, mégalomane, secret, suffisant, prétentieux. »
- « Il me semble qu'on se trompe sérieusement sur le sens des mots, actuellement. Etre mégalo en 2000, c'est vouloir faire à tout prix un concert dans une salle comme Bercy, à Paris. Près de 20 000 personnes. Vous croyez que tous ces spectateurs éprouvent seulement un soupçon de bonne vibration ? Et moi, Bercy, je ne l'ai jamais fait. Et ne le ferai jamais ! »

- « Vous semblez prendre un malin plaisir à évoluer dans la marge. »
- « Né français par ma mère et américain par mon père, j'ai l'impression de n'être ni français ni Américain. Ni même terrien. C'est peut-être ma schizophrénie. »

- « Franchement, ça vous plaît d'être un personnage insaisissable, quelque part dans la chanson, quelque part dans la musique classique. Bref, peut-être partout et nulle part. »
- « Là, on est en plein dans les travers de l'industrie. Voilà donc la vérité : avec "Du ketchup pour mon hamburger", j'ai eu un tube dans la chanson. Immédiatement, on m'a demandé de refaire la même chose, d'être le bouffon, le rigolo de la chanson. J'ai refusé. Il a fallu me bagarrer pour imposer ce que j'aime. Et puis, je n'étais pas très crédible, moi qui compose des concertos, des sonates pour des sopranos, des orchestres symphoniques. Voilà comment je me suis retrouvé dans cette situation étrange. Avec, comme Barbara, le goût et la condamnation à la solitude. »
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* Les Machines absurdes, disque Mercury- Universal. Sortie le 18 janvier 2000.
* En concert le 5 février 2000, Pully, Théâtre de l'Octogone, 20 h 30.  

Les Machines absurdes
(par Serge Bressan)


« J'ai souffert pour écrire ». Il se promène entre Lully et Prévert, affirme aussi que ses références en écriture sont Serge Gainsbourg et Charles Trenet («Ah ! Les textes de Trenet, le modèle du swing avec la langue française! »). Une fois encore avec son nouvel album, Les machines absurdes, William Sheller confirme son originalité, sa maîtrise d'un art quasi parfait. Avec dix chansons toutes aussi enjouées, intimes, fortes et denses, il évoque «des millions de singes», un chemin qui passe «entre le diable et le vent», «un pantin qui se brûle aux chandelles», «des yeux de mauvais ange» ou encore «des millions d'étoiles qui dansent dans le ciel comme des cerceaux». Avec la sortie de cet album, William Sheller se dit « libéré » et ajoute « plus symphoman que jamais » : « Pour une chanson comme Athis, par exemple, je voyais de l'eau quand j'écoutais la musique. Comme une mélodie aquatique, un jour de froid. Une phrase est venue: « J'ai rêvé un soir de solitude ». Il me fallait alors des rimes en « ude ». J'ai souffert pour l'écriture; je suis trop respectueux de la langue française ! »