"J'y
ai mis le temps", avoue William Sheller. C'est en 1994 qu'il a sorti pour
la dernière fois un disque de nouvelles chansons, Albion; et voici
seulement Les Machines absurdes (chez Universal), qui précèdent
de quelques jours son départ en tournée (le 29 janvier) et son passage
à l'Olympia (à partir du 22 février). L'attente est payée
de splendeur : ce nouvel album se situe d'emblée au sommet de l'oeuvre
de Sheller. Certaines chansons se hissent très au-dessus des usages courants
des variétés, l'écriture des cordes ou des vents est somptueuse,
l'utilisation de la machinerie musicale électronique est à la fois
novatrice et pertinente... Le chantier des Machines absurdes a été
long, car Sheller a continué de chanter en tournée et a écrit
de la musique classique (un concerto, des quatuors, que le Quatuor Parisii enregistrera
en fin d'année, des mélodies chantées par Françoise
Pollet). Puis, enfin, il est entré en studio...
-
"A quelle moment sait-on qu'un disque est fini ?"
-William
Sheller : "Simplement, j'avais un certain nombre de choses achevées,
et qui correspondaient à un disque de chansons. J'aurais pu prendre le
temps de faire plus long. Ce disque ne fait que trente-neuf minutes, mais je préfère
que ce soit trente-neuf bonnes minutes. J'ai laissé beaucoup de choses
sur le disque dur de mon ordinateur, mais qui ne sont pas forcément de
la musique de chansons".
- "Qu'est-ce,
justement ?"
- "Des trucs symphoniques, des musiques sur
lesquelles je n'ai pas pu mettre un texte, ou alors tellement grandiloquent que
quand je me mets à chanter on dirait Gilles Vigneault. Mais je les garde
: ce sont des morceaux qui ne se démoderont pas parce qu'il n'y a pas de
machines. J'ai très peur du son des machines électroniques, qui
est toujours très daté. Avec des sons d'usine, on ne fait pas une
musique qui part de l'imagination, mais de ce qu'une machine peut faire. C'est
comme faire de la peinture avec la couleur qui sort du tube".
-
"Ce que vous faites ressemble parfois plus à des pièces orchestrales
avec chant qu'à des chansons" :
- "J'ai du mal
à faire refrain-couplet-refrain. J'aime bien qu'il y ait vraiment de la
musique, qu'il se passe tout le temps quelque chose, qu'on ait envie d'aller plus
loin dans la musique. Et ce n'est pas que dans la chanson que j'aime cela : c'est
pareil pour mes pièces instrumentales. Si, dans un film, il n'y a pas régulièrement
un élément qui relance l'attention, on retombe dans le petit cinéma
français avec des gens en pull-over qui ont des problèmes psychologiques
dans leur cuisine. J'aime que la musique, comme le théâtre, soit
un art dans lequel intervient profondément la notion de durée, qu'il
faille du temps pour la voir se dérouler dans toutes ses dimensions. On
paie la musique d'un peu de sa vie : il faut dépenser des minutes pour
savoir si on l'aime ou si on ne l'aime pas. Alors, on n'a pas le droit d'enquiquiner
les gens. A force d'écouter de la mauvaise musique, on a peut-être
perdu des années de notre vie, si on additionne".
-
"Vous repartez donc en tournée avec vos vingt musiciens classiques"
:
- "Je ne les lâche pas, ils sont trop bien ! J'aime
mêler les instruments de différents genres, le pianiste joue classique,
mais peut improviser du jazz. C'est parfait pour jouer ma musique comme je l'aime.
Il y a des phrases qui sont classiques, et, deux mesures après, la formulation
tient plus du blues. C'est cela qui est intéressant avec des musiciens
belges. Le pays est petit et les musiciens n'ont pas les moyens de se consacrer
à des chapelles. S'ils veulent gagner leur vie, ils doivent savoir aussi
bien faire du classique que du bastringue".
-
"Vos chansons sont peuplées de maisons vides, de femmes absentes depuis
longtemps. Vous ressemblez à ce personnage ?"
- "C'est
ressemblant, oui. Des maisons vides, il y en a beaucoup, oui. Elles sont vides
à la base : on peut y venir, mais j'ai besoin d'un territoire totalement
vide. Une pièce ne suffit pas, il me faut une maison entièrement
vide, un silence total. Il y a des moments où ce n'est pas drôle
à assumer, mais c'est comme ça qu'on vit le mieux avec moi. Je m'y
suis fait. Et puis je parle des absences d'il y a quelques temps, parce que les
absences récentes, ça a besoin de se digérer. A part la théologie,
je serais prêt à être moine. Je suis infernal".
-
"Infernal?"
- "Absent. Je ne suis pas Diogène,
j'aime bien les gens, mais dans le quotidien, il est très difficile de
venir dans mon territoire. Il vaut mieux laisser l'ours dans sa cabane, ne pas
venir me mettre un doigt dans l'oreille quand je suis devant l'ordinateur. Mais
je ne suis pas complètement sauvage, je vis avec mon fils, j'ai un petit-fils
depuis un an. Je lui ai acheté un piano en plastique, il passe son temps
à taper dessus... Les parents sont contents !"
-
"Vous n'avez jamais caché que chanter, ce n'est pas ce que vous préférez
dans ce métier. Vous n'avez pas la tentation de faire chanter vos chansons
par d'autres ?"
- "Faire reprendre mes chansons ? Oh non,
ça ne se fait pas, où alors de façon tellement...[Il lève
les yeux au ciel] A la radio, j'ai entendu de ces reprises récemment.
J'ai envie d'écrire pour d'autres, de travailler sur mesure. Je vais écrire
pour Birkin. Et ce serait bien avec Florent Pagny, qui a une voix et qui pourrait
faire des choses que je ne peux pas faire".