Un nouvel album, dont il
dit que ce sera le dernier, suivi d'un récital à l'Olympia : l'homme-orchestre
de la chanson française revient après six années d'errance
mais aussi de souffrances. Sophie Delassein l'a rencontré.
William
Sheller est un artiste aussi singulier qu'insaisissable, le cauchemar des colleurs
d'étiquettes. Ce compositeur doué d'ubiquité explore tous
les genres musicaux sans restriction et toujours avec majesté grâce
à une connaissance précise de l'écriture musicale et des
bases rigoureusement classiques que lui a enseignées naguère son
maître de musique. Ainsi, son nom peut aussi bien apparaître sur le
livret d'une symphonie, d'un quatuor, d'un concerto pour violoncelle et orchestre,
au générique d'un long métrage, d'un spot publicitaire ou
en lettres rouges sur la façade de l'Olympia à l'occasion d'un concert
de pure chanson française. Lorsqu'il donne un récital de ce type,
là encore il est impossible d'en prédire le contenu : Apparaîtra-t-il
seul au piano, accompagné d'un orchestre symphonique ou entouré
de machines aux sons futuristes? Car côté chanson, ce chercheur à
l'ouïe délicate et savante n'en finit pas d'inventer et de se renouveler,
produisant tour à tour des morceaux rock ou tendrement mélodieux.
Six
ans après Albion (paru en janvier 1994), Sheller revient en force
avec Les Machines absurdes, son neuvième album, peut-être
le dernier. Dans cet ensemble de dix chansons -toujours nobles et sentimentales-,
des instruments acoustiques et électroniques se côtoient sans heurt.
Quant aux textes, ils sont poétiques et surréalistes. Ils regorgent
de belles trouvailles. On y voit, comme dans nos rêves délirants,
un chemin qui passe "entre le diable et le vent", "un
pantin qui se brûle aux chandelles", "des yeux de mauvais
ange", "des millions d'étoiles qui dansent dans le ciel
comme un cerceau".
Le Nouvel Observateur
: "Qu'avez-vous fait de votre temps ces six dernières années?"
-William
Sheller : "Je suis longtemps parti en tournée puis j'ai écrit
une petite symphonie, des pièces pour piano, des mélodies pour soprano,
etc... Mais à un moment j'ai été forcé de tout arrêter
parce qu'un jour, en rentrant de vacances, ma mère m'a annoncé qu'elle
était atteinte d'un cancer. J'ai vécu des moments difficiles, il
fallait que je l'accompagne. Aujourd'hui, elle n'est plus là mais j'ai
encore mon père, et une fois la tournée achevée je compte
bien aller le rejoindre en Floride, où il habite. Nous nous voyons peu
en raison de la distance mais nous communiquons régulièrement par
internet; nous nous envoyons des mails et nous nous parlons en direct par caméras
interposées. Techniquement, ce n'est pas encore parfait mais c'est tout
de même plus chaleureux que de s'envoyer des photos".
-
N. O. : "Vous venez juste de terminer cet album, dans quel état d'esprit
êtes-vous?"
- W. Sheller : "Libéré!"
-
N. O. : "Vous vous êtes longtemps isolé pour le composer ?"
- W. Sheller : "Non, au contraire j'ai pris tout mon temps. Cet album s'est
fait au fil des mois, progressivement. D'ailleurs, ce n'est pas un album mais
plutôt un recueil qui rassemble des instants de vie. Je préfère
travailler de cette manière plutôt que de m'enfermer pendant six
mois. Grâce à cette formule, il n'y a pas de déchet parce
qu'elle me permet de ne conserver que le meilleur, et le résultat est à
mon sens plus dense, plus pur. Je travaille de cette façon depuis 1990,
en prenant soin d'aller me balader dans d'autres univers musicaux pour me ressourcer.
Il n'y a pas que la chanson dans ma vie !"
-N.
O. : "Quel est pour vous le point de départ d'une chanson ?"
-W. Sheller : "C'est la musique parce que je ne suis pas un auteur. J'ai
des flashs assez confus, comme une mélodie toute faite, un morceau qui
existerait déjà. Ces notes peuvent me traverser l'esprit à
n'importe quel moment; à table avec des amis, dans le train ou en improvisant
au piano. Attention, je n'hallucine pas ! Elles me passent mystérieusement
par la tête alors je les écris sur mon ordinateur ou sur papier et
je les chantonne. Ensuite il faut travailler, creuser pour trouver le début
et la fin, pour lier le tout. C'est un peu à cause de ces visions musicales
que j'ai été amené à m'intéresser à
la voyance car si je peux entendre un morceau sans trop savoir d'où il
vient alors il est tout à fait possible que d'autres entrevoient des images
qui n'existent pas encore. La composition est entourée de ce mystère
qui m'étonne et me séduit toujours".
-N.
O. : "Si, comme vous le dites, vous n'êtes pas auteur, pourquoi ne
pas confier les textes à d'autres?"
-W. Sheller : "Parce
que les auteurs de chansons n'ont aucun sens de la musique ou très rarement,
ils ne savent pas placer convenablement le français sur la mélodie
de manière à ce que ça coule comme la conversation. J'ai
toujours eu des soucis avec eux. Et puis, il y a tellement de mots qui m'écorchent
la bouche comme "Je t'aime". Je suis incapable de balancer "Je
t'aime" sur scène par exemple !"
-N.
O. : "Mais dans la vie vous pouvez !"
- W. Sheller :
"Là, oui je peux dire "Je t'aime" mais enfin la porte
grince avant de s'ouvrir, ce n'est pas gagné d'avance. [Rires] Mais
pour revenir aux paroles de mes chansons, il m'arrive de corriger un texte tout
en l'interprétant sur scène parce que tout à coup je trouve
le mot qui me manquait au moment d'enregistrer le disque. Alors je le garde...
Ce n'est pas grave?"
-N. O : "Non, mais
alors vous écrivez très difficilement !"
-W.
Sheller : [Soupir] "Il faut vraiment que je m'attache à ma
table. Je me demande toujours ce que je vais bien pouvoir raconter. Au départ,
c'est comme une musique de film, j'ai de vagues images qui me viennent à
l'esprit; j'ai la mélodie, les personnages, mais il manque les dialogues
et comme je ne suis pas auteur, je n'ai pas d'inspiration, je n'écris pas
au fil de la plume. Alors j'imite les poètes que j'aime, ceux qui s'inscrivent
dans la veine surréaliste comme Eluard, Cocteau ou Prévert".
-N.
O : "Vous pourriez emprunter quelques textes à Brigitte Fontaine,
elle a l'esprit suffisamment surréaliste pour vous plaire !"
-W. Sheller : "Oui ! Brigitte Fontaine est divine mais c'est l'exception".
-N. O : "Mais vous finissez tout de même
par être satisfait de vos paroles ?"
-W. Sheller : "Oui,
sinon je ne pourrais pas les chanter. Mais je ne suis pas un chanteur non plus,
c'est-à-dire que je ne suis pas capable d'interpréter n'importe
quoi de n'importe qui. Ce que je chante est vécu".
-N.
O. : "Il est de plus en plus difficile d'entrer dans votre univers. Ne seriez-vous
pas passé du surréalisme à l'abstrait ?"
-W. Sheller : "C'est vrai que mon écriture devient très abstraite.
Mes textes parlent moins du quotidien mais c'est sans doute parce que j'ai moins
vécu ces derniers temps. Je sais qu'en écoutant mes chansons on
a le sentiment d'arriver après le début et de partir avant la fin.
C'est un monde en flottement, en suspension à l'intérieur duquel
on peut vivre des émotions, des instants sous opium. Mes chansons n'ont
pas la vocation de raconter que la vie va mal et je n'ai pas non plus de conseils
à donner. Le public ne sait peut-être pas trop ce qu'il a vécu
en écoutant une de mes chansons mais il a certainement passé un
moment agréable. J'ajoute que je me dirige de plus en plus vers la musique
et de moins en moins vers le mot. Il est probable que cet album soit le dernier,
c'est ce que je me suis dit en le terminant. Je n'ai plus très envie d'écrire
des chansons. Et puis, quand j'entends les tartignoles qu'on nous passe en boucle
à la télévision, je me demande si le public écoute
vraiment les textes".
-N. O. : "Prenons Les Machines absurdes, la chanson qui donne son titre à l'album,
que raconte-t-elle ?"
-W. Sheller : "Chaque fois que j'écoutais
la musique, je voyais de l'eau, c'était une mélodie aquatique, comme
s'il faisait froid. La première phrase que j'ai trouvée, c'était
: "J'ai rêvé un soir de solitude". Et me voilà
embarqué dans les rimes en "ude". [Soupir et rire.] J'ai alors écrit : "J'ai cru voir avec incertitude des machines
absurdes" tout simplement parce que j'étais en train de me bagarrer
avec l'ordinateur, et puis j'apercevais de grosses mécaniques massives
comme celles que l'on peut voir dans Star Wars".
-N.
O. : "Et Athis? Encore un titre et un texte mystérieux !"
- W. Sheller : "En général, quand je prépare les morceaux
sur l'ordinateur, au lieu de noter "musique n°1", je leur donne
tout de suite un titre. Il se trouve que je venais de lire un ouvrage sur Jean-Baptiste
Lully, c'est lui qui m'a inspiré ce titre provisoire. Puis je l'ai conservé
en me disant qu'après tout une chanson, c'est comme un tableau, on n'est
pas forcé de prendre un mot ou une phrase du texte pour lui donner un titre.
Et j'ai écrit les paroles en me souvenant que, lorsque j'étais enfant,
je me demandais toujours si les miroirs continuaient à réfléchir
lorsqu'il n'y avait plus personne dans la pièce ou si les livres étaient
toujours imprimés lorsqu'on les refermait. Dans cette chanson, c'est un
peu pareil : tout se passe autour d'une fenêtre, en dehors de ce lieu il
n'arrive rien".
-N. O. : "Vous oscillez
sans cesse entre musique classique et électronique. Musicalement, qu'en
est-il de cet album ?"
-W. Sheller : "J'oscille parce
qu'il n'est pas question de me cantonner à un seul genre. Ce serait comme
un cuisinier qui ne ferait que des hors-d'uvre. Est-ce qu'il dérouterait
sa clientèle en lui proposant autre chose? En ce qui concerne cet album,
je ne me suis pas posé la question. Parade est plutôt classique
puisqu'il a été écrit pour un orchestre. To you est
composé pour être joué par un piano et une basse. Mais il
y a d'autres morceaux entièrement réalisés avec des machines.
Dans ce cas, je fais en sorte qu'on ne les entende pas, ou du moins qu'on ne se
pose pas la question même si on perçoit fatalement qu'il ne s'agit
pas d'instruments acoustiques. Elles n'agressent pas l'oreille. Avec les machines,
on ne fait que des choses que l'on connaît déjà, on ne peut
pas inventer des sons. Mais avec l'expérience je me suis enhardi, je cherche
justement à inventer des sons comme une clarinette mais qui serait un peu
déformée car le piège est de se servir uniquement de ce qu'elle
a dans le ventre et qui vient directement de l'usine. Au contraire, il faut tenter
d'entrer à l'intérieur de la machine. C'est très intéressant".
-
N. O. : "Ces dernières années, vous êtes beaucoup resté
chez vous, vous devez particulièrement appréhender le moment de
monter sur scène..."
-W. Sheller : "C'est une question
vache, je n'osais même pas me la poser. J'ai toujours le trac avant de monter
sur scène, même quand j'y étais la veille. Au moment de passer
les coulisses pour arriver dans la lumière, j'ai en tête l'image
d'un gant qui se retourne. Tant que l'on est pas sur scène, on reste M.
Tout-le-Monde qui se demande comment il va aller chanter devant des milliers de
gens. Cela revient à prendre quelqu'un dans la rue et à le pousser
sur scène. On ne réalise pas combien c'est effrayant. J'ai entendu
dire que Brel vomissait ! Moi je tourne en rond, j'ai les mains qui transpirent
et surtout je ne me souviens plus de rien : ni des paroles ni des musiques. Et
puis, une fois passé les coulisses, je suis comme aspiré par le
public et poussé vers le bord de la scène. C'est très spécial
: on sort de la solitude, de son chez-soi pour aller chercher une personne et
on en trouve 3000 !"
-N. O. : "Parce
que le reste du temps vous êtes très seul ?"
-W.
Sheller : "Inévitablement ! Lorsqu'on est artiste, ce n'est pas une
faveur que de demander à quelqu'un de partager sa vie car on a constamment
la tête ailleurs et l'autre se sent abandonné. Je me suis déjà
frotté à la vie à deux puisque j'ai des enfants et un petit-fils
qui a 1 an. Mais au quotidien les femmes sont très difficiles. Une femme,
c'est comme l'eau, ça s'infiltre partout et ne me laisse qu'un tout petit
espace pour vivre. Elles sont formidables mais tout de même, quand il y
en a une dans ma maison, j'ai envie d'aller me cacher dans un placard. Elles me
font terriblement peur. Alors, à présent, j'habite tout seul dans
ce grand placard et c'est bien mieux ainsi !"
Les Machines absurdes (Mercury/Universal).
Né le 9 juillet 1946, William Sheller quitte l'école en classe de troisième pour se consacrer à la musique et préparer le conservatoire. Mais, au sortir de l'adolescence, il bifurque après avoir découvert les Beatles. Plus tard, en 1975, encouragé par Barbara, il devient auteur, compositeur, interprète. Depuis Rock'n'dollars, son premier succès, Sheller collectionne les disques d'or.