Télé moustique N°3820
14 avril 1999

Musical
La deuxième vie de William Sheller
(par Jean-Luc Cambier)



En studio, Sheller a entendu une voix, celle de Barbara qui lui conseillait de chanter. Dans sa tête, il entend aussi des musiques qui lui dictent d’imprévisibles démarches. Avant ses concerts bruxellois, diagnostic à son domicile parisien. On a frôlé la catastrophe : son silence.


Il ne voulait pas habiter le 16e arrondissement, trop chic, mais le premier appartement visité, avec ses deux étages, les chambres pour ses deux enfants, et l’espace pour le piano, l’a convaincu. William Sheller vit donc aujourd’hui entouré de la rue Offenbach et des square, avenue et brasserie Mozart. Le raccord est parfait avec sa bibliothèque dominée par trois Victoires de la musique mais surtout, garnies de biographies de maîtres classiques et des partitions de Wagner et de Mozart.
Une compilation, deux concerts belges « piano solo », une interview à domicile, Sheller sort de sa retraite, à petits pas. Depuis cinq ans, il s’était éloigné de la chanson mais avait fait son travail de compositeur : deux symphonies, deux élégies pour violoncelle et orchestre, deux musiques de film. « J’ai continué à travailler, même si je ne passais pas à la télé. » Pendant un an, il s’est surtout occupé de sa mère qui se mourait d’un cancer. « Ma place était à l’hôpital, pas sur scène. Et puis, on réfléchit. Quand on est le prochain sur la liste, on ne veut plus passer ses dernières années à faire le pantin ».

Dépôt de bilan

« Tu devrais chanter », lui aurait dit, il y a vingt-cinq ans, Barbara dont il arrangeait La Louve. C’est aujourd’hui trente-deux chansons anciennes et deux inédites soigneusement commentées par le récit parallèle de sa vie (« Je ne voulais pas d’un hold-up commercial »), l’occasion aussi d’un bilan étonnant. « Je suis content d’avoir tenu le coup, d’avoir réussi à ne pas être bouffé par le système. Maintenant, je vais commencer ma vie d’adulte. Je me prépare l’autre côté de la pente. Je vais pouvoir coller mon petit-fils sur un piano et lui apprendre la musique. Je vais m’occuper de ma peau. Je ne chanterai pas jusqu’à 80 ans. Je n’étais pas fait pour supporter une carrière à la Clerc ou Hallyday, où il faut y aller constamment. Mon truc, c’est composer et, de temps en temps, interpréter. Mais le CD n’est pas mon disque solaire, juste une conséquence. »
Il est tentant de voir dans cette distance, qui n’est pas neuve mais n’a jamais été aussi grande, la conséquence du frais accueil réservé en 1994 à Albion, album rock enregistré en Angleterre. Ce n’était pas la première fois que Sheller surprenait son monde et perdait son public en route. Mais, après une suite de triomphes dans des formules improbables (quatuor à cordes, piano solo, suite symphonique), et la sanctification des Victoires de la musique, il pouvait se croire désormais immunisé. Mais l’homme, qu’on dit un des seuls à ne jamais téléphoner pour s’assurer de ses ventes et de ses passages radio, s’est surtout fatigué de l’immémorial jeu du chat et de la souris avec sa maison de disques.

Cravates et jeans

Depuis Rock'n'dollars en 1975, son premier et seul véritable hit instantané, Sheller a prouvé par l’exemple un éclectisme musical qui a dû parfois en consterner certains. Lui qui ne se reconnaît aucune obsession, c’est la routine, la répétition, qui l’aurait désespéré. Mais s’il est heureux de trouver dans son public autant de cravates que de jeans, il n’en tire aucune vanité puisqu’il se contente d’écouter les musiques qui, toutes faites, lui traversent la tête. « J’ai abandonné le classique quand on m’a dit qu’il fallait faire du Boulez, du contemporain, alors que j’entendais autre chose. Ce ne sont pas des hallucinations mais comme le souvenir de morceaux qui me trotteraient en tête. Je suis très intéressé par la voyance. Si, comme beaucoup de musiciens, j’entends des musiques, d’autres peuvent voir des choses. »
Cette facilité dans la composition, il voudrait la connaître dans l’écriture. Contrairement à la scène, où il est venu tard mais a persévéré avec bonheur, les textes deviennent de plus en plus difficiles à assumer. « Je ne suis pas un auteur. J’écris mes textes parce que je les chante plus facilement que d’autres. Faire une chanson sur un sujet donné, j’en suis incapable. Je transpose du vécu. La seule chose que nous ayons en commun, c’est ce qui touche à l’affectif. Je me méfie des donneurs de leçons, de ceux qui savent. La société ne m’intéresse pas. Je suis comme un satellite qui observe les gens et leurs émotions, mais je n’ai pas l’impression d’appartenir à cette terre. C’est comme si on m’avait lâché un jour sur cette boule avec mission de faire de la musique. »

Retraite monastique

« 
Les Millions de singes [un des deux inédits], raconte sous forme de fable comment je vois notre monde. Nous sommes des animaux pensants. Rien du tout. On s’engueule pour pas grand-chose sur cette petite boule paumée dans l’espace. On vit en état de guerre, dans une agressivité qui monte depuis trente ans. Les gens ne se supportent plus alors qu’il n’y a aucun moyen de se barrer. Moi, j’ai pensé me retirer en Irlande pour voir l’herbe et oublier journaux et grandes idées. Si je n’avais pas fait de la musique, j’aurais pu me faire moine. »
Dans un monde de la chanson où il faut se grandir, au propre comme au figuré, Sheller est bien le seul à dévoiler, sans manière, ses modestes 172 cm ou avouer un penchant ancien pour la cocaïne. « Mon devoir est la sincérité. J’ai commencé à me doper en m’ennuyant dans des émissions de télévision abrutissantes où pour passer deux minutes et finir en tapant des mains, on répète toute la journée. D’abord, on prend du café, puis des pilules qui font rigoler ou l’on boit comme un trou. Faut voir l’état des plateaux parce que ça continue ! La cocaïne, on te fais essayer en te disant que c’est formidable et même pas de la drogue. Effectivement, au départ, on a plein d’énergie. On pourrait tenir une conversation avec une chaise en souriant. Mais ensuite, on tombe dans la parano, les insomnies, la dépression, l’agressivité. J’ai arrêté cette cochonnerie quand l’inconvénient du remède est devenu pire que la "maladie". »
Venu à la chanson par hasard, l’auteur de Un homme heureux donne l’impression qu’il a souvent songé à la quitter volontairement. Mais, au bout du compte, il avoue que c’est surtout l’absence de la chanson qui l’aurait abattu. « Comme tout le monde, je puise plus dans la nostalgie que dans la joie. Mais une fois exprimée, ça devient un vrai bonheur. Une chanson que des milliers de gens entendent, c’est mieux qu’un coup de fil à un ami pour dire : "Ça va pas fort". J’ai connu des peines de cœur et des soucis. Je me suis retrouvé, sans un rond, volé. Des proches sont morts mais j’ai grandi dans une famille qui n’a jamais manqué d’argent. Je peux écrire ma musique en sachant qu’elle sera jouée. J’ai des enfants que j’adore et, depuis trois mois, un petit-fils. Comme tout le monde, je voulais être heureux. C’était une question importante. »

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- Tu devrais chanter (Universal)
- Le 15 avril aux Beaux-Arts de Bruxelles, le 16 aux Beaux-Arts de Charleroi.