A 26 ans, en 72, William
Sheller signe les arrangements de La Louve, le plus surprenant des
albums de Barbara. Six mois de travail et de vie commune dans la maison de Précy.
Aujourd'hui, "Will" comme elle l'appelait, se souvient. De leur rencontre,
de leurs aventures musicales, d'un enregistrement de Lily Passion demeuré
mystérieusement inédit et de leurs formidables fous rires.
-
Chorus : "Vous connaissiez Barbara depuis le début des années
70. Etiez-vous resté en contact avec elle ?"
-
William Sheller : "Bien sûr. Elle n'est jamais sortie de mon univers.
Ces derniers temps, on s'envoyait des messages par fax. Depuis qu'elle avait compris
comment ça marchait, elle aimait bien ça, le fax. Et puis elle a
disparu...Sa mort m'a beaucoup touché. Elle m'a surpris. Je savais qu'elle
n'était pas en très bonne santé, mais qu'elle parte comme
ça, aussi vite... comme un petit oiseau. Ça s'arrête, sans
faire de bruit. Je ne suis pas allé à tous ces hommages, au cimetière
non plus. Trop de monde. J'irai un jour".
-
"Votre rencontre avec elle ?"
- "J'avais
composé une messe pour un ami, et un des enregistrements était tombé
chez elle. Elle l'a écouté, elle a voulu me rencontrer. Mais quand
je suis arrivé, je l'ai angoissée tout de suite car j'étais
blond et habillé en blanc [rires]... Elle pensait que j'allais lui
porter malheur. Puis, elle s'est rendue compte que l'on pouvait être blond,
habillé en blanc, et penser la musique comme les gens bruns habillés
en noir ! Quand je l'ai connue, elle venait juste de s'installer à Précy.
Elle m'a très vite demandé de lui faire les orchestrations de La
Louve. J'ai habité chez elle pendant six mois, le temps que l'album
se fasse".
- "Tout se passait chez
elle ?"
-
"Toute la composition et toutes les orchestrations. Ensuite, on partait en
studio pour enregistrer. On y allait dans le camion en tôle ondulée
de l'épicier de Précy. C'est lui qui servait de chauffeur. Puis
on revenait dormir chez elle".
- "C'était
elle qui exigeait cette disponibilité ?"
- "Non...
Mais j'étais libre et c'était la meilleure solution; lorsqu'on écrit
les arrangements pour quelqu'un, il y a toujours un risque de trahison. Plus on
est proche, plus on discute, moins ce risque est grand. Evidemment avec elle,
c'était particulier. Elle pouvait frapper à la porte de ma chambre
à trois heures du matin en me disant : "J'ai une idée, j'ai
une idée". Alors, on montait dans sa salle de travail, là
où il y avait le piano, et elle me chantait tel ou tel passage. Elle enregistrait
sur son magnéto en même temps".
-
"Elle disait que sa méconnaissance de la musique lui donnait cette
couleur musicale si particulière. C'est vrai?"
- "C'est
même exactement cela. Elle faisait des choses qu'on ne voit jamais dans
l'orthodoxie musicale. Pour nous, les musiciens, par exemple, quand les mesures
sont à quatre temps, elles sont à quatre temps. Avec elle, il pouvait
y avoir subitement une mesure à cinq temps. Et elle rejouait systématiquement
ses morceaux de la même manière, avec ces curieux changements de
temps, toujours aux mêmes endroits. Elle le faisait de façon naturelle.
La musique était chez elle une chose totalement vécue, instinctive.
Elle n'avait aucune notion de l'harmonie. Elle pouvait changer de tonalité
d'un couplet à l'autre...c'est d'ailleurs
ça, le style Barbara. Le plus fort, c'est qu'elle tombait juste dans ses
erreurs ! Elle avait un langage à elle".
-
"C'était de l'instinct?"
- "C'était
du don".
-"A
vous de vous adapter..."
- "Bien sûr ! Il fallait
penser l'orchestration à partir de ses inventions. Quand, par exemple,
elle vous disait : "Je voudrais des cordes bleues", il fallait
saisir ce qu'elle voulait dire. Pour elle, le bleu était synonyme de respiration,
de sons suspendus.C'est toujours délicat d'expliquer la musique. Elle,
elle parlait par images, par émotion, par gestes, par gémissements,
par mimiques. Elle nous interprétait la musique qu'elle avait dans la tête
comme dans un théâtre : elle la mimait. Et les musiciens traduisaient
cela en notes. Nous étions tous à son service. Elle ne travaillait
qu'avec des gens qui entraient dans son monde... et avaient envie de la servir.
Même quand on improvisait, on le faisait dans son sens. C'était un
bonheur de travailler avec Barbara... je me suis laissé guider par elle".
-
"Avait-t-elle, toujours, une idée précise des arrangements?"
-
"Très précise, oui. Parfois, elle demandait des petits bruits
curieux. Elle prenait une règle, tapotait le coin de la console, et elle
disait : "Je veux que ça fasse tap, tap, tap"...Elle insistait,
jusqu'à ce qu'on trouve le son exact. Elle était aussi exigeante
que généreuse. Quand on avait rendez-vous à cinq heures en
studio, elle était là à cinq heures moins dix, assise sur
sa chaise à côté de la porte d'entrée, pour voir qui
arrivait à l'heure ! "
- "La
Louve marque une rupture musicale dans son parcours. C'est de votre fait ?"
-
"Non, c'est elle qui l'a voulu ainsi. Si elle ne m'avait pas demandé
de mettre des guitares électriques, je n'en aurais jamais eu l'idée.
Ça a d'ailleurs un peu déconcerté. Mais elle avait envie
d'explorer d'autres sons, d'enrichir son univers. Par curiosité."
-
"Vous n'avez pas que des souvenirs de travail..."
- "J'ai
surtout des souvenirs de fous rires ! Elle était très drôle.
Ça m'avait surpris, au départ, car j'avais l'idée d'une femme
triste. Elle était même la joie de vivre. On adorait s'arrêter
dans ces boutiques où l'on vend plein de petites choses pour pas cher,
des porte-clés qui font de la musique, des trucs idiots. Un jour, on s'est
achetés des cerceaux en plastique avec des ressorts et des plumes... On
est entrés dans le studio avec ça sur la tête ! [rires] Elle faisait aussi, souvent, des imitations de vieilles actrices, ou s'amusait
de son physique avec des réflexions du genre : "Je vais aller voir
les chirurgiens pour me faire allonger le nez! "
-
"Mais elle pouvait égalemant se montrer féroce ?"
-
"Elle pouvait se fâcher, et alors elle disait "vous"...
Du genre : "Vous n'avez rien compris!" Elle coupait l'intimité,
elle vous mettez en exil... En général, ça durait dix minutes."
-
"Etait-ce facile d'habiter avec elle dans sa maison ?"
-
"Oui, car on s'entendait bien, on se comprenait... Quand on rentrait du studio,
elle aimait me faire une omelette. Elle, elle ne mangeait pas, elle tournait autour
de la table en grignotant un demi-citron ou un yaourt. Et puis la nuit elle remuait
sans cesse des tiroirs... J'avais tout le temps l'impression qu'elle déménageait
! Il y avait une ampoule rouge allumée dans chaque pièce, comme
une veilleuse. Elle aimait la nuit. Elle arrivait le matin en me disant : "J'ai
pas pu dormir, mais j'ai trouvé des choses". Parfois, au contraire,
elle n'avait pas envie de sortir, et on ne la voyait pas pendant deux jours. Personne
n'allait la déranger. Il y avait juste la gouvernante qui allait déposer
un plateau. Ça ne me gênait pas. Moi, je prenais une bicyclette,
j'allais me balader dans les champs, et j'attendais qu'elle descende".
-
"En presque quarante ans de chansons, comment décrypteriez vous sa
musique ?"
- "Comme si c'était de l'inspiration
pure. Sa musique lui sortait du ventre, du coeur, des doigts. Elle n'était
pas du tout calculée. Parfois elle ne faisait même pas d'accords,
mais des chignons de notes. Ses mélodies ne passaient pas par des filtres
de musiciens. La musique de Barbara se pose comme cela, avec un sens étonnant
de l'équilibre. Elle parvenait toujours à retomber sur ses pattes.
Elle pouvait, par exemple, jouer d'instinct toutes ses chansons dans un autre
ton, très vite.... Ce que je suis incapable de faire. Moi, je vais chercher,
calculer. Avec elle, tout se faisait naturellement. Pour moi, qui sortais d'études
assez classiques, le fait de tomber sur cette musique un peu flottante, en dehors
des règles, m'a beaucoup appris".
-
"C'est elle qui vous a incité à chanter?"
-
"Un jour, elle était en train de se maquiller, je lui interprétais
un morceau au piano. Elle s'est retournée et m'a dit : "Tu devrais
chanter". Moi : "Mais je n'ai pas de voix". -"On
s'en fout, moi non plus ! " Quand une grande bonne femme comme elle vous
dit ça, on y réfléchit. Et puis le fait de signer ses arrangements
m'a ouvert les portes de sa maison de disques... C'était le coup de pouce
de "La Duchesse", comme je l'appelais".
-
"La Duchesse ?"
- "Oui... Parce qu'elle avait un
port très élégant. C'est le genre de clin d'oeil qu'on peut
se permettre lorsqu'on se connaît bien. C'était une femme étonnante.
Je me rappelle lui avoir offert une boule de voyance qui appartenait à
ma grand-mère. Je lui ai dit : "Je sais que tu n'y crois pas, mais
j'ai un cadeau pour toi". Avant de l'avoir vue, elle m'a répondu
: "Ça ne va pas me faire pleurer au moins ?"
-
"Pourquoi ?"
- "Je ne sais pas. Elle avait parfois
de ces phrases où l'on sentait une vulnérabilité et une sensibilité
très pointues".
- "Elle ne croyait
pas dans la voyance. Mais elle croyait au destin. Lily Passion est même
construit sur cette idée..."
- "Lily Passion est vraiment une très belle chose. Si le spectacle avait été
monté différemment, cela aurait même été un
chef-d'oeuvre. Mais bon...Il y a eu une version magnifique avec orchestre. On
l'avait enregistrée. On devait sortir le disque avant la création
du spectacle. Et puis la bande a mystérieusement disparu".
-
"Pardon ?"
- "Eh oui ! Il y avait toute une orchestration...
Et qu'est-ce que c'était beau ! Ça n'avait rien à voir avec
ce qui a été représenté sur scène. Un bon quart
du livret a été retiré. Un personnage -qui représentait
le destin- a même été oublié. Et le supprimer, c'était
un peu comme enlever la servante dans une pièce de Racine. Musicalement
non plus, ça n'a pas été servi à la hauteur du propose.
Je trouve même que ça a été salopé. Mais quand
on prend la version de base, la version qu'elle a écrite elle-même,
qu'elle a tapée toute seule à la machine, qu'elle a enregistrée
de son côté sur des petits appareils à cassette, je vous jure
que c'était un chef-d'oeuvre... c'était splendide".
-
"Que s'est-il donc passé ?"
- "Je ne suis
au courant de rien. L'album est resté en suspens.Un jour, elle m'a dit
: "Je n'ai plus le temps de m'en occuper, je dois choisir les tissus des
costumes". Voilà".
- "Par
la suite, vous ne lui avez jamais posé la question ?"
-
"Elle était passée à autre chose. Sur ce chapitre-là,
je suis resté frustré. Cette première version était
tellement plus forte. Tout était très bien ficelé, très
bien construit... Franchement, je ne sais pas ce qui s'est passé. Lily
Passion reste un beau spectacle, mais il aurait pu être plus beau encore..."
-
"Aujourd'hui qu'elle est partie, que retenez-vous d'elle ?"
-
"Barbara a été un modèle pour moi, pour naviguer dans
ce métier. Elle m'a appris à prendre le temps d'écrire, de
réfléchir, à ne pas faire du vedettariat. Tout au long de
sa vie, elle a su se préserver et préserver sa création.
Garder aussi une certaine distance, sans que cela ne soit un fossé ou une
tour d'ivoire. C'est une belle leçon. Et puis vous savez, Barbara était
quelqu'un de très sain ! Je ne l'ai jamais entendue proférer une
méchanceté... ce qui est rare dans ce milieu ! [rires] Elle
était au contraire très respectueuse de tout le monde. Elle remerciait
toujours les gens, du directeur de théâtre jusqu'à l'ouvreur
qui lui tenait la porte. Elle était très délicate et très
polie. Toujours très simple et très drôle. Le personnage qu'on
en a fait dans les salons parisiens n'avait rien à voir avec son personnage
réel... Vraiment, sa mort m'a beaucoup touché".