Partagé depuis toujours entre classique, pop/rock et chanson française, cet enfant de Mozart et des Beatles, nourri de jazz et de B.D., capable d’écrire aussi bien une messe, un ballet-pantomime, un concerto pour violon ou une musique de film, a rencontré le succès en 1975 sur un quiproquo (Rock’n’dollars), imposant ensuite un personnage raffiné, caustique et en demi-teinte au « look » inoubliable (Dans un vieux rock’n’roll, Le Carnet à spirale…) qui rencontrera vraiment son public dans les années 1985 avec ses concerts en quatuor à cordes et ses albums symphoniques (Univers et Ailleurs). En 1991, c’est le triomphe avec Sheller en solitaire, un album au piano solo vendu à plus de 500 000 exemplaires, qui suit de peu… un Palais des Congrès avec 70 musiciens ! Car notre homme n’aime pas se répéter, comme en témoigne son dernier album de rock anglais qui en a surpris plus d’un. Petite revue de presse d’un artiste atypique qui n’en finit pas de se chercher dans le miroir, quitte à « casser son image », et a donné à la chanson française l’un de ses visages les plus poétiques et secrets : « Symphoman ».
C’est en bougeant qu’on apprend
- « Vous ne cessez de passer d’un genre et d’une expérience à l’autre… »
- « J’ai besoin d’être nomade car c’est ainsi que l’on apprend le plus de choses. Ce qui est troublant, c’est qu’en bougeant beaucoup, on garde toujours ses meilleures années devant soi. Cette année, j’ai fait un album électrique, un travail symphonique : qu’est-ce que je vais faire la prochaine fois ? Ce sera forcément nouveau, avec des gens nouveaux. »
(à Bertrand Dicale -Le Figaro-)
- « Pourquoi ce disque si différent, si rock, tout d’un coup ? »
- « Pour changer d’horizon. Sortir du piano, voir d’autres gens, faire d’autres choses. Je n’aime pas rester toujours avec la même image… J’essaie d’avancer. Un petit pas par ici, un pas par là. Je me suis aperçu que, quand on cherche comme ça, on a toujours, malgré le temps qui passe, ses meilleures années devant soi. Tandis que, si l’on s’installe confortablement dans une image, elle finit par se dessécher… »
- « Vous avez dit récemment : "Jusqu’à présent, je n’ai fait qu’apprendre". Vous n’exagérez pas un peu ? »
- « Non. J’ai commencé à apprendre la musique et c’est assez long. Ensuite il a fallu apprendre l’orchestration ; ensuite apprendre à se débrouiller avec le fisc…»
(à Pierre Vavasseur -Le Parisien-)
- « Après l’album symphonique Ailleurs, en 1989, j’ai eu envie de rock, mais il y a eu Un homme heureux, un exercice de musique au piano. J’avais commencé Albion avant. Le piano-voix était une rupture volontaire dans mon parcours, car j’ai toujours dit non aux étiquettes. A chaque fois que l’on change de registre ou de genre, le résultat parvient à des oreilles plus sensibilisées. A chaque fois, il y a des gens qui apprennent qui est Sheller, car je viens dans leur région musicale. Et là, tout se complique. Comment fédérer tout ça ? J’aurais pu exploiter le système piano, je pourrais encore faire de chouettes chansons. Mais l’image me paraissait un peu triste et je suis curieux… En Angleterre, Sheller est un inconnu, d’ailleurs je n’y avais jamais mis les pieds. En France, les musiciens, sous prétexte que j’écris des symphonies, n’osent pas bouger une note. Cela dit, la séparation entre le classique et la variété se fait moins sentir aujourd’hui. On admet que les musiciens soient comme les pâtissiers qui doivent savoir confectionner toutes de gâteaux. Or, moi, j’ai besoin d’apprendre ».
(à Véronique Mortaigne –Le Monde-)
Se promener dans la vie
- « (en 1975) On a donc sorti un disque sur lequel il y avait pas mal de choses - y compris, déjà, des ensembles de cordes -, mais c’est Rock’n’dollars, une chanson écrite en cinq minutes, pour se moquer des hits-parades, qui a marché au premier degré ! …. A l’époque, il y avait beaucoup d’émissions de variété, à la télévision et sur les trois principales radios, et aussi beaucoup de magazines genre Salut, OK, Podium. Lorsqu’on sortait enfin d’un cycle de promotion, il fallait se remettre aussitôt à un nouvel album -car on travaillait au rythme d’un album par an-, ce qui ne laissait pratiquement pas le temps d’écrire ou de composer. On faisait le premier album avec ce qu’on avait déjà, c’est-à-dire le dessus du panier ; pour le second, on reprenait ce qui n’avait pas été utilisé, mais qui plaisait bien quand même, plus un ou deux nouveaux morceaux qu’on avait réussi à écrire dans l’intervalle ; et pour le troisième, généralement, ça faisait « plouf ! ». Parce qu’on perd le sens des réalités, de la communication avec la rue, à passer sa vie dans les restaurants où il faut se montrer, dans les cocktails où l’on s’enquiquine, ou dans les émissions de promotion : on cesse de regarder autour de soi et on finit par mener une vie qui n’a plus rien à voir avec celle qui nous avait donné, au début, le goût d’écrire, de composer et de chanter…J’aime bien me retrouver avec les gens. C’est une question d’attitude : je ne pourrais pas passer mon temps à vivre dans des voitures, avec des lunettes… Si un Bruel, par exemple, a des problèmes lorsqu’il sort, c’est parce qu’il se place, instinctivement, dans la position du type qui cherche à ne pas être reconnu ; ce qui attire encore plus l’attention… J’ai surtout l’envie d’aller me promener ailleurs. Je n’ai pas envie de donner de moi une image figée ; sinon j’aurais continué toute ma vie à faire Rock’n’dollars. »
(à Marc Robine, -Chorus/Les Cahiers de la chanson 1994-)
Garder ses meilleures années devant soi…
- « On dirait que vous courez toujours après vos rêves de gosse… »
- « Je fais en sorte de ne pas les perdre de vue. Donc je change de secteur comme on change de terrain d’aventures. Je pratique plusieurs langages véhiculés par des instruments différents. En multipliant mes centres d’intérêt, je garde finalement les meilleures années devant moi. Un peu à la façon de Picasso ou de Cocteau, sans oser me comparer à eux. »
(à Gilles Médioni -L’Express-)
- « Ma carte, dans le tarot, c’est l’ermite…Le fait de se promener dans toutes ces musiques, ça isole. On a l’impression d’être un squatter, un nomade : dans une cave avec un groupe de rock un jour, le lendemain invité au Ministère de la Culture. Et on se dit : Je n’appartiens pas à ceux-là puisque j’appartiens à tous… Pour moi, être compositeur, c’est être utile à la musique de son temps ; si on veut laisser quelque chose derrière soi, il faut commencer par entrer dans la mémoire de ses contemporains… J’essaie de m’installer dans ma vie de compositeur, d’obtenir une crédibilité. C’est comme si j’avais deux boutiques dans la même rue. La boutique classique : "Mais oui, on peut vous faire un concerto". Et la boutique électrique : "Vous voulez du rock ? Pas de problème". Je voudrais avoir la chance de disposer d’un couloir entre les deux, qui serait mon appartement. »
(A Anne-Marie Paquotte et Philippe Barbot -Télérama-)
- « Mais vous avez su garder la "patte" Sheller ? »
- « Ça vient des harmonies. Le phénomène est simple : à partir du moment où il y a plus de trois harmonies dans la même tonalité, je m’embête. Donc il faut tout de suite que je trouve quelque chose qui surprenne l’oreille. J’aime qu’on croie que la musique va dans telle direction, et que, d’un seul coup, elle bifurque. Cela fait partie de mon écriture. Mes musiciens se sont d’ailleurs un peu embêtés avec mes accords bizarres… Je compose tous les jours, de sept heures du matin jusqu’à plus soif. L’inspiration, c’est comme un muscle, ça s’entretient. Moi, j’ai l’impression d’être branché sur un poste de radio pirate, qui émet des mélodies toutes faites dans ma tête. Le problème, avec cette écoute interne, c’est que je n’entends qu’un bout de la chanson. Ensuite, mon travail consiste à reconstituer toute la chanson, à la manière d’un paléontologue qui parvient à reconstituer la bestiole à partir d’une unique vertèbre. »
(à Olivier Delcroix -Le Figaro-)
… Mais ne pas perdre ses rêves de gosse
- « Je me suis rendu compte à travers mon expérience que, même si je m’absentais un an ou deux, il y avait toujours quelques-uns de mes titres qui étaient programmés en radio, donc je ne serais pas oublié. Les gens ont tendance à assimiler les périodes où ça marche bien en fonction des passages TV, des articles dans la presse, alors que c’est faux : certaines périodes calmes au niveau médiatique sont en fait des moments très riches et très actifs, j’ai écrit des quatuors, j’ai fait beaucoup de scène et j’ai commencé à bâtir une réputation là-dessus. J’ai aussi écrit une suite symphonique pour l’orchestre de Montpellier et j’ai parcouru d’autres circuits, pour voir un autre monde, d’autres manières de travailler. Car, dans ce métier, les choses se programment trop, on fait un album en janvier, on le sort en avril, on en fait la promotion jusqu’en juillet, ensuite viennent quelques dates d’été, puis on ressort un 45 tours en septembre, en refait la promo, et on se remet au travail pour l’album suivant ! Mais qu’a-t-on le loisir de vivre pendant ce temps-là ? Au troisième album, on a épuisé toutes ses ressources, et on commence à se caricaturer soi-même pour tenir. C’est ça le vrai débat. Mes rêves de gosse, c’était autre chose : je voulais être musicien, et parfois je n’ai plus le temps de faire de la musique ! Il faut choisir entre être musicien et devenir vedette hyper-médiatisée. Comme j’étais las de ce circuit infernal, je suis allé voir du côté des classiques, je me suis remis à faire des récitals au piano, en quatuor, la Belgique s’est enthousiasmée là-dessus, puis la France, et j’ai refait des disques qui ont eu du succès…
Rock'n'dollars, ça m’a complètement échappé, parce que c’était un clin d’œil pour se moquer des hits-parades, des mélanges en anglais-français ; on a enregistré ça vite, en s’amusant. Bien sûr j’y croyais, mais en télévision, il ne faut jamais faire de deuxième degré, il faut être le personnage de la chanson, sinon ça ne passe pas. Alors j’arrivais sur le plateau, je faisais des bonds partout comme mon personnage, et on m’a catalogué d’une certaine manière, on m’a collé une étiquette dans le dos. D’un côté cela m’a ouvert une grande porte, de l’autre j’avais une véritable casserole aux fesses. Car je ne suis pas très sensible aux modes, mais je pense qu’il faut utiliser le langage d’aujourd’hui, même en faisant des rimes croisées pour le plaisir… Dans une carrière, il faut donc essayer de vendre bien et de manière régulière, on peut ainsi faire dévier les choses en sa faveur, arriver à obtenir un statut de compositeur à part dans la maison de disques, quitte à lui servir parfois d’alibi : on fait "la danse du tapis", mais on a aussi Sheller à notre catalogue ! Il faut aussi faire de la scène, moi j’ai rempli des salles sans avoir un disque sur les ondes, parfois. Il faut donc aller chercher le public là où il est, moi, cela m’a pris cinq ans… »
(Notes, 1992)