24 Heures
10-11 décembre 1994
-Article avant 2 concerts prévus au Grand Casino de Genève (10-12-94) et à l'Auditorium
Stravinski de Montreux (11-12-94), mais qui seront annulés à la dernière minute-

Chanteur par accident, William est un compositeur heureux
(par Jean Ellgass)

 

Après le triomphe de son Sheller en Solitaire, au piano, l'artiste a connu un bide sonore comme rocker. Ce soir à. Genève, puis demain à Montreux, le Mozart contrarié remet les compteurs à zéro, avec 19 musiciens. Rencontre.

Il reçoit à 14h, à deux pas de la rue Mozart, au 5e étage d'un immeuble parisien au charme cossu. Comme au cinéma, un secrétaire introduit le visiteur au salon, habité par un piano demi-queue. Une tapisserie glorifiant Milou se détache au mur. Sur les rayons de la bibliothèque, peu de livres, mais les deux Victoires de la Musique décernées par ses pairs en 92 (Meilleur album, En solitaire; Meilleure chanson de l'année, Un Homme heureux) et son Oscar de la chanson française (l'homme heureux, toujours) figurent en évidence.
Ce mardi-là, William Sheller, 48 ans, s'est levé du pied gauche, qui grogne en tombant dans un fauteuil en cuir : « Je rentre d'une tournée de 35 concerts. Puisque vous êtes là, asseyez-vous. » Un facétieux scottish-terrier saute d'une jambe de l'inconnu à l'autre familière en jappant de plaisir mais l'œil noir du maître le cloue rapidement dans un coin du canapé. William Sheller est fatigué, il court depuis l'automne avec dix-neuf musiciens. D'une voix éteinte, il détaille : « Huit cordes, basse-guitare-batterie, flûte, clarinette, cor et basson, et aucune partition. » On est perplexe, il précise : « On joue par cœur ! Cela évite d'avoir des musiciens assis derrière soi, c'est chiant. »
Cela ne l'a sans doute pas toujours été mais l'artiste fuit l'habitude comme la peste, et le cloisonnement pour en avoir souffert: « J'ai commencé il y a vingt-cinq ans avec Rock'n'roll Dollar, je me moquais des crétins qui faisaient des chansons à la mode en rajoutant des mots anglais. Mais on a pris cette chanson au premier degré, ce qui m'a valu de me retrouver assis à leurs côtés dans les émissions ! Depuis, je m'arrange pour écrire des textes qui ne souffrent d'aucune ambiguïté. »
Formellement, le chanteur a tracé un parcours sinueux, reflet de ses envies de jazz, de violon baroque et d'heroic-fantasy (Excalibur, écrit à la façon d'un « Victor Hugo de bazar, pour prendre les apôtres des dogmes à leurs propre jeu »). Quand le public plébiscite une voix solitaire et un piano (plus de 600 000 exemplaires vendus), le chanteur le récompense d'un nouvel album, rock plus bruyant qu'électrique, absolument déconcertant : Albion. « Je ne veux pas casser une image mais évoluer, simplement : j'ai des copains pour qui il devient de plus en plus difficile, après vingt ans de carrière, de soutenir la même image avec le même genre de chansons, la même formation, les mêmes tournées et les mêmes musiciens ! »
Dans sa tête, c'est très clair : « Ils sont sous l'emprise du disque, et de l'image médiatique. Pour ma part, je veux faire de la musique. Je suis d'abord compositeur : mon pied, je le prends quand j'écris une musique de film, comme pour votre compatriote Jean-François Amiguet (L'écrivain public en 1993), ou lorsque je réorchestre des chansons pour tel et tel musicien ; quand je compose encore un concerto pour trompette : ça me change et, surtout, je n'ai pas à me demander où en sont les ventes ! Etre compositeur, c'est avoir la paix pendant six mois ! On me dit : « "Demain on ne chante plus", c'est sans problème.» D'ailleurs, Sheller a pris le micro par accident, et sans doute par orgueil : « C'est Barbara qui m'a dit : "Oh! Tu devrais chanter!" Manque de bol, ça a plu. Enfin, quand je pense à tous ceux qui doivent se bagarrer... Mais ils ne s'imaginent pas l'aspect routinier, étroit, que l'album peut avoir. Ce n'est pas là que se trouve la création ! Le disque, aujourd'hui, c'est la compile. Les maisons de disques ont supprimé le département chargé de dénicher les nouveaux talents : inutile d'envoyer une cassette, il n'y a plus personne pour l'écouter! Ne restent que des chefs de produits, les directeurs artistiques d'hier. Ils ne prennent pas la peine d'imaginer puisqu'ils ont pris l'habitude qu'on leur propose des produits déjà finis, des albums réalisés chez soi à l'aide d'un studio portable. »

L'envie d'ailleurs

Qu'Albion, l'album conceptuel, n'ait pas décroché la lune (100 000 exemplaires), Sheller s'en fout : « Vous savez, le rock, ça vendouille. Mais j'avais envie de faire ce disque, avec des musiciens qui ne me connaissaient pas, et à l'étranger, pour qu'il ne sonne pas propre à la française. » Et d'exprimer, dans les textes, l'envie d'ailleurs, de prendre la mer ou de s'envoyer en l'air : « C'est curieux, je m'aperçois que cela ne se situe jamais dans un contexte urbain, et qu'il y a beaucoup d'eau. » Mais toujours sous le signe du chaos : « Albion dénonce le manque d'amour, ces mômes abandonnés à leur sort dans Les enfants en cage. Mais c'est fichu : les soi-disant enseignants ou psychologues ont perdu la face ; les jeunes d'aujourd'hui considèrent la génération d'hier comme celle de l'échec. Ils ont raison en ce qui concerne la mienne, celle de 68 : une génération de feignards, je les déteste ! »
Il n'a évidemment pas vécu le mois de mai, question de philosophie : « J'ai toujours trouvé ça con... Regarder les êtres humains se démerder dans leur bocal est plus instructif. Ma chanson reflète ce que je vois à travers les yeux des personnages que j'interprète. La seule chose qu'on ait en commun, moi et mes personnages, c'est l'émotion. Et ce n'est que par ce biais que le public et moi pouvons nous croiser. »
L'heure a filé, le chien a disparu et Sheller n'a plus les yeux lourds : « Je suis à l'aise dans mon époque. Où la chèvre est attachée, il faut bien qu'elle broute, comme on dit ! Aujourd'hui, c'est tellement n'importe quoi qu'on peut tout se permettre : on a vu les surréalistes, les dadas, des types qui créaient des concertos pour piano en claquant le couvercle, vraiment n'importe quoi... Donc on peut tout faire : même des choses intéressantes [il sourit]. »


* Sheller en concert : Genève, Grand Casino, ce samedi 10 décembre (20 h 30). Montreux, Auditorium Stravinsky, dimanche 11 décembre (19 h).
Disco : Albion, dist. PolyGram.