Après le triomphe de son Sheller en Solitaire, au piano, l'artiste a connu un bide sonore comme rocker. Ce soir à.  Genève, puis demain à Montreux, le Mozart contrarié remet les compteurs à zéro,  avec 19 musiciens. Rencontre. 
            
            Il reçoit à 14h, à deux pas de la rue Mozart, au 5e  étage d'un immeuble parisien au charme cossu. Comme au cinéma, un secrétaire  introduit le visiteur au salon, habité par un piano demi-queue. Une tapisserie  glorifiant Milou se détache au mur. Sur les rayons de la bibliothèque, peu de  livres, mais les deux Victoires de la Musique décernées par ses pairs en 92  (Meilleur album, En solitaire;  Meilleure chanson de l'année, Un Homme  heureux) et son Oscar de la chanson française (l'homme heureux, toujours)  figurent en évidence. 
Ce mardi-là, William Sheller, 48 ans, s'est levé du pied gauche, qui grogne en  tombant dans un fauteuil en cuir : « Je  rentre d'une tournée de 35 concerts. Puisque vous êtes là, asseyez-vous. »  Un facétieux scottish-terrier saute d'une jambe de l'inconnu à l'autre  familière en jappant de plaisir mais l'œil noir du maître le cloue rapidement  dans un coin du canapé. William Sheller est fatigué, il court depuis l'automne  avec dix-neuf musiciens. D'une voix éteinte, il détaille : « Huit cordes, basse-guitare-batterie, flûte,  clarinette, cor et basson, et aucune partition. » On est perplexe, il  précise : « On joue par cœur ! Cela évite  d'avoir des musiciens assis derrière soi, c'est chiant. » 
Cela ne l'a sans doute pas toujours été mais l'artiste fuit l'habitude comme la  peste, et le cloisonnement pour en avoir souffert: « J'ai commencé il y a vingt-cinq ans avec Rock'n'roll Dollar, je me moquais des crétins qui faisaient  des chansons à la mode en rajoutant des mots anglais. Mais on a pris cette  chanson au premier degré, ce qui m'a valu de me retrouver assis à leurs côtés  dans les émissions ! Depuis, je m'arrange pour écrire des textes qui ne  souffrent d'aucune ambiguïté. » 
Formellement, le chanteur a tracé un parcours sinueux, reflet de ses envies de  jazz, de violon baroque et d'heroic-fantasy (Excalibur, écrit à la façon d'un « Victor Hugo de bazar, pour prendre les apôtres des dogmes à leurs  propre jeu »). Quand le public plébiscite une voix solitaire et un piano  (plus de 600 000 exemplaires vendus), le chanteur le récompense d'un nouvel  album, rock plus bruyant qu'électrique, absolument déconcertant : Albion. « Je ne veux pas casser une image mais évoluer, simplement : j'ai des  copains pour qui il devient de plus en plus difficile, après vingt ans de  carrière, de soutenir la même image avec le même genre de chansons, la même  formation, les mêmes tournées et les mêmes musiciens ! » 
Dans sa tête, c'est très clair : « Ils  sont sous l'emprise du disque, et de l'image médiatique. Pour ma part, je veux  faire de la musique. Je suis d'abord compositeur : mon pied, je le prends quand  j'écris une musique de film, comme pour votre compatriote Jean-François Amiguet (L'écrivain public en 1993), ou lorsque  je réorchestre des chansons pour tel et tel musicien ; quand je compose  encore un concerto pour trompette : ça me change et, surtout, je n'ai pas à me  demander où en sont les ventes ! Etre compositeur, c'est avoir la paix pendant  six mois ! On me dit : « "Demain  on ne chante plus", c'est sans  problème.» D'ailleurs, Sheller a pris le micro par accident, et sans doute  par orgueil : « C'est Barbara qui m'a dit  : "Oh! Tu devrais chanter!" Manque  de bol, ça a plu. Enfin, quand je pense à tous ceux qui doivent se bagarrer...  Mais ils ne s'imaginent pas l'aspect routinier, étroit, que l'album peut avoir.  Ce n'est pas là que se trouve la création ! Le disque, aujourd'hui, c'est la  compile. Les maisons de disques ont supprimé le département chargé de dénicher  les nouveaux talents : inutile d'envoyer une cassette, il n'y a plus personne  pour l'écouter! Ne restent que des chefs de produits, les directeurs  artistiques d'hier. Ils ne prennent pas la peine d'imaginer puisqu'ils ont pris  l'habitude qu'on leur propose des produits déjà finis, des albums réalisés chez  soi à l'aide d'un studio portable. » 
L'envie d'ailleurs 
Qu'Albion, l'album conceptuel, n'ait  pas décroché la lune (100 000 exemplaires), Sheller s'en fout : « Vous savez, le rock, ça vendouille. Mais  j'avais envie de faire ce disque, avec des musiciens qui ne me connaissaient  pas, et à l'étranger, pour qu'il ne sonne pas propre à la française. » Et  d'exprimer, dans les textes, l'envie d'ailleurs, de prendre la mer ou de  s'envoyer en l'air : « C'est curieux, je  m'aperçois que cela ne se situe jamais dans un contexte urbain, et qu'il y a  beaucoup d'eau. » Mais toujours sous le signe du chaos : « Albion dénonce le manque d'amour, ces mômes  abandonnés à leur sort dans Les enfants en cage. Mais c'est fichu : les soi-disant enseignants ou psychologues ont  perdu la face ; les jeunes d'aujourd'hui considèrent la génération d'hier  comme celle de l'échec. Ils ont raison en ce qui concerne la mienne, celle de  68 : une génération de feignards, je les déteste ! » 
Il n'a évidemment pas vécu le mois de mai, question de philosophie : « J'ai toujours trouvé ça con... Regarder les  êtres humains se démerder dans leur bocal est plus instructif. Ma chanson  reflète ce que je vois à travers les yeux des personnages que j'interprète. La  seule chose qu'on ait en commun, moi et mes personnages, c'est l'émotion. Et ce  n'est que par ce biais que le public et moi pouvons nous croiser. » 
L'heure a filé, le chien a disparu et Sheller n'a plus les yeux lourds : « Je suis à l'aise dans mon époque. Où la  chèvre est attachée, il faut bien qu'elle broute, comme on dit ! Aujourd'hui,  c'est tellement n'importe quoi qu'on peut tout se permettre : on a vu les  surréalistes, les dadas, des types qui créaient des concertos pour piano en  claquant le couvercle, vraiment n'importe quoi... Donc on peut tout faire :  même des choses intéressantes [il sourit]. »
    * Sheller en concert : Genève, Grand Casino, ce  samedi 10 décembre (20 h 30). Montreux, Auditorium Stravinsky, dimanche 11  décembre (19 h). 
      Disco : Albion, dist. PolyGram. 