Le Soir
25 août 1993

Le cahier des aventures à Sheller
(par Therry Coljon)

 

 Avant l'arrivée du nouvel album «électrique», le symphoman fait le point. Coffret à la clé.


Au petit matin d'un dimanche calme, nous avons retrouvé William Sheller, dans une chambre d'hôtel, penché sur un jeu vidéo. Avant de s'envoler pour Londres où avait lieu l'enregistrement de ce nouvel album qui sortira le mois prochain, William est venu à Bruxelles faire en vitesse un peu de promotion pour ce Carnet de notes réunissant plus de soixante titres de sa longue carrière. En guise de conclusion (provisoire) de sa période «cordes et solo piano», avant de nous revenir en version électrique, celle qui nous l'a révélé il y a bientôt vingt ans, celle de Rock'n'dollars.
Carnet de notes est un superbe livret de quatre CD en carton paraffiné recyclé relié de chanvre, comme un herbier aux teintes automnales, avec un cahier de 24 pages de photos inédites, partitions, notes, manuscrits... Un premier bilan pour celui qui, aujourd'hui, est à son sommet de popularité. Après le demi-million vendu de Sheller en solitaire, après la chanson de l'année aux Victoires de la musique de 1992, William est un homme heureux qui n'en a pas pour autant perdu le goût du risque et des aventures...
  
- Thierry Coljon : « L'ordinateur sert-il à se détendre ou à travailler ? » 
- William Sheller : « Pour penser à autre chose. Écrire, c'est une tension. C'est le propos du jour, du moment. Il faut arriver au bout d'un mois à avoir écrit une heure de quelque chose. Musiques et textes. Tous les jours, je me lève très tôt et, quoi qu'il arrive, je suis de 6 h 30 à midi devant l'ordinateur à faire un truc. C'est ma gymnastique. Dans le tas, il y a des choses de bien. Et puis il n'y a pas que les chansons. Là, je viens de finir une musique de film. Juste avant, j'avais fait un concerto. J'ai la chance d'avoir des commandes à l'avance, je sais sur quoi je vais travailler durant telle période. Parce que si on ne fait que de la chanson, on est limité dans ses actions. On dépend à ce moment-là du système discographique. Alors que si on peut être compositeur, on peut avoir une certaine liberté par rapport à une maison de disques. »

- « Justement, le nouveau luxueux coffret que vient de publier PolyGram prouve que tes rapports avec ta firme de disques se sont nettement améliorés. Surtout depuis l'exil bruxellois d'il y a dix ans qui s'était même soldé par un album instrumental pour les Disques du crépuscule. »
-  « C'était la guerre ouverte, oui. Depuis, ça a changé de gouvernement si je puis dire. Heureusement est arrivé comme président de Phonogram quelqu'un que je connaissais avant, un ami. C'est quelqu'un qui avait déjà avant un respect pour les artistes. Ce qu'il y a d'intéressant à travailler avec ce genre de maisons de disques, à part des incidents de parcours comme dans n'importe quel vieux mariage, c'est d'avoir un catalogue de disques depuis vingt ans, ça permet d'être suivi même quand on a des idées qui sortent de leurs habitudes. Ce ne sont pas des gens qui créent, ils ne peuvent imaginer ce qui va se faire demain que par rapport à ce qu'ils ont vendu la veille. Ils ont une politique de reconcentration, nous, on a une politique d'aventures. Quand on a une idée, ils suivent. Parfois ce fut sur des albums qui ont coûté très cher mais qui se sont tout de même bien vendus. Mais là, après un album au piano solo qui n'a rien coûté du tout et qui a vendu beaucoup, ils récupèrent le fruit de ce suivi, de cette fidélité. Et j'en suis content. Ça les encourage à me suivre dans une nouvelle loufoquerie quelconque. »

- « La formule "en solitaire" n'était pas inédite pour Sheller. C'était déjà le cas à Bruxelles dix ans plus tôt. Cette formule, n'est-ce pas un peu un joker que l'artiste sort quand ça va mal, un peu comme un refuge ? »
- « C'est se ressourcer, oui. Se réfugier dans le giron du public au lieu de rester avec des conseils d'attachés de presse ou de directeurs artistiques. Il y a des moments où on ne sait plus où on en est, parce qu'on a beaucoup travaillé, qu'on s'est beaucoup promené et on perd la notion du public. C'est bien d'essayer sur scène de nouvelles choses. Quand je leur ai proposé de faire l'Olympia en piano solo, ils ne voyaient pas l'intérêt, puis, tout à coup, ils ont découvert que je savais jouer du piano. Ils ont été étonnés du succès, mais je leur ai dit que, depuis des années, à Bruxelles, ça se passait comme ça. Il a fallu que j'en fasse presque un caprice. Qu'ils ont accepté parce qu'ils étaient sûrs de ne pas perdre de fric.»

- « C'est vrai aussi que le succès de En solitaire arrivait après une longue période avec cordes, en quatuor, etc…, où le public a mis le temps pour s'y faire... Comme si les gens t'avaient suivi dix ans après... »
- « Il faut le temps que ça s'installe. Maintenant, il y a pas mal de gens qui travaillent en acoustique, en quatuor, en solo. C'est dans l'air. Je ne sais pas. J'ai senti que c'était possible ici parce qu'avant le quatuor il y avait eu le piano solo. C'est plutôt à Paris que ça a fait un drôle d'effet. Quand ils m'ont vu débarquer avec mon quatuor, ils se sont dit : "Mais qu'est-ce qu'il se passe ?" »

- « Débarquer ainsi avec un quatuor à cordes, nonobstant le plaisir à le faire, n'est-ce pas aussi éduquer un peu la variété tout en décoinçant le milieu classique ? Le premier but est atteint vu le succès, mais est-ce que le second le fut ? »
- «  Ah oui, oui ! Le milieu classique a beaucoup bougé parce qu'il y a une génération de nouveaux musiciens qui ont remplacé les vieux. Ce sont des gens qui écoutent la musique d'aujourd'hui, qui écoutent la radio, qui sortent en boîte... Ils ont des contacts avec les autres musiques. Ils ont envie de jouer des choses que les gens vont comprendre, ils veulent communiquer, et les œuvres dites de musique contemporaine, ça les enquiquine un peu. Récemment, on m'a commandé un concerto pour trompette qui a été joué à la salle Pleyel et les musiciens étaient ravis. Le milieu se décoince par les instrumentistes. »

-  «  Léo Ferré nous rappelait il y a quelque temps à quel point on lui en a fait baver parce que, chanteur, il se permettait de diriger un orchestre... »
-  « Oui, quelle horreur ! Mais lui, c'est un précurseur. Il fait partie des gens qui m'ont donné envie de faire ça aussi. Ou alors Bécaud écrivant un opéra qui a été vilipendé. Maintenant il va le remonter avec Robert Hossein. Ça s'ouvre maintenant... »
 
- « Et là, maintenant, tu trouves que "le marbre te prend le buste", comme tu dis, que les gens prennent ça un peu trop au sérieux et donc tu reviens avec un nouvel album électrique... »
- « Oui, d'un seul coup, on se sent bizarre. Des gens dans la rue, que je connais, ils me disent : "Bonjour, maître !". Hou la la !... Et puis il faut rechanger. Je veux changer de son, de propos. J'ai envie de vivre autre chose. »
 
- « Le coffret a d'ailleurs des allures d'enterrement, avec ses tonalités automnales, c'est une manière de dire adieu à une période de dix années acoustiques... »
- « Oui. Ça fait un peu cet effet-là, mais c'était surtout un moyen de retranscrire d'une façon élégante des titres qui n'existaient pas en CD. Alors quoi : une compilation ? Un «best of» machin ? Je préférais quelque chose d'un peu sympathique, quoi. Maintenant le CD, c'est un objet. On fait des boîtes carrées, un étui. Je ferai peut-être ça pour les vingt ans de chansons en 1995. Et aussi vingt ans de maison de disques. À ce moment-là, on fera une intégrale... C'est vrai que, là, ça fait une boucle. C'est comme un carnet à herbier. On peut y faire sécher des fleurs. »
 
- « On apprend aussi plein de choses avec de petits récits qu'on retrouve dans le livret, comme ce Darjeeling que t'avait écrit Françoise Hardy et que tu as dû refuser parce que tu n'arrivais pas à le chanter... » 
- «  Oui oui, je suis très limité. J'écris mes textes beaucoup en fonction de mes possibilités vocales. Il y a des voyelles comme le "i" que je ne sais pas placer très haut. Alors je les évite. Françoise, elle, chante avec une facilité extrêmement juste, l'air de rien elle murmure, mais ce n'est pas toujours évident. Elle m'avait fait un texte où elle s'était laissé aller, et, dans ma bouche, ça sonnait moche. Elle l'a enregistré. Ça m'embête parce que c'est quelqu'un avec qui j'aimerais travailler... C'est pour ça que je me fais souvent mes trucs parce que je peux difficilement demander à un auteur de m'écrire des textes que je ne suis pas fichu de chanter. »

- «  Dans les trois grands processus de création - l'écriture, la composition et l'interprétation -, y en a-t-il un qui, à un moment, a pris le pas sur l'autre d'un point de vue plaisir ? »
- «  La musique, c'est ce qui arrive en premier. Je suis un musicien d'origine qui fait des textes, qui bricole dans la maison. Pour véhiculer la musique, il fallait des mots parce que, aujourd'hui, on a très peu le temps de prêter attention à de la musique pure. Il faut des chansons. C'est la musique vivante. Il faut faire la musique de son époque si on veut être un musicien de son époque et non pas la musique du futur pour ceux qui ne sont pas nés, et ça, malheureusement, c'est ce qu'on inculque dans les conservatoires et les académies. On apprend à être des génies, on n'apprend pas comment se travaille une musique de film ou une chanson. On n'apprend qu'à écrire de grandes œuvres très ennuyeuses. »

- « Tu pars à Londres pour enregistrer le nouvel album, tout est-il déjà écrit ? »
- «  Pratiquement. Là, je vais travailler avec des gens qui ne lisent pas la musique, des musiciens de groupes et non de studios. Ce que je voulais, c'était enregistrer avec des musiciens qui ne me connaissent pas. Je voudrais que ce soit un peu "destroy" quand même, ce qui n'est pas possible en France avec des musiciens qui connaissent le quatuor, tout ça et qui n'osent pas y aller. Les Anglais n'en ont rien à faire, ils vont prendre les notes, les tordre dans tous les sens. Ça va être intéressant. Non pas que je vais m'en servir pour me déguiser en "rockeux" avec une coupe à la Bon Jovi. C'est pour utiliser cette forme de fonds et d'articulations qui ne sont pas habituels au rock et puis en faire un truc décalé un peu. Oui, j'ai envie de travailler dans ce sens-là. Ça va me changer un peu. Mais ça restera du Sheller à la fin, parce que je ne veux pas imiter le hard-rock. Ce qui m'intéresse, c'est cette façon de travailler la guitare. »

- « N'y a-t-il pas là non plus un petit désir de choquer ? »
- «  Me choquer moi surtout. Pour me donner un autre terrain de travail. Parce que, si ça continue, les cordes, je vais les écrire au stylo à bille. Je préfère me remettre dans un truc que je n'ai pas fait depuis longtemps. Je vais pas refaire un piano, sinon ça fera Charles Dumont, c'est une étiquette, et on n'en sort plus... »

- « D'avoir des enfants adolescents donne-t-il envie de toucher davantage ce public-là ? » - « Ce public, je l'ai déjà. Ils ont découvert avec moi des instruments classiques qui ne sont pas aussi casse-pieds qu'à la télévision - parce qu'il y a de quoi écœurer parfois - et ça les intéresse de savoir ce que je vais faire avec une guitare électrique. Ils sont curieux. Et moi aussi, j'ai envie de voir ça, c'est marrant. Et puis si on ne se met plus en danger... Déjà à l'époque où j'ai sorti Rock'n'dollars, quand j'ai essayé tout de suite de corriger le tir et de faire autre chose, on m'a dit : "Tu vois, c'est dommage que t'aies pas continué dans le style de Rock'n'dollars parce que, tu vois, maintenant il y a Plastic Bertrand qui a pris ta place. Eh, eh !..." »   

- «  Le concerto pour trompette sortira-t-il en disque ? »
- «  Oui, oui. J'ai eu de très honorables contacts avec Deutsche Grammophone. Mais un concerto pour trompette, c'est court, il suffit de souffler dans un matelas pneumatique pour s'en rendre compte. Un concerto pour piano, ça peut durer trois quarts d'heure, même si c'est ennuyeux. La trompette, c'est plus gymnastique, on ne peut pas, c'est trop fatigant. Il faut donc que je trouve autre chose à mettre sur le disque. Là, les Concerts Lamoureux m'ont commandé pour l'année prochaine carrément une symphonie pour orchestre... »
 
- «  L'écriture des textes est-elle pénible, avec plein de ratures ? »
- « Oh là ! Oui. J'ai des cahiers avec des feuillets de couleurs. Je commence le texte sur une feuille jaune, je fais des ratures, ce que je crois être bon, je le pose sur du bleu. N'importe quelle astuce est bonne. Quand on voit une même phrase sur une couleur différente, la suite n'est pas la même. C'est un tuyau, ça. Seulement, ces cahiers ne sont pas très faciles à trouver. Il faut écrire à la main aussi. J'ai essayé à l'ordinateur, mais ce n'est pas aussi bien.

- « À propos de Barbara dont tu es très proche. N'y a-t-il pas moyen de la faire revenir, ne fût-ce que sur scène ? »
- « Si. J'ai eu un coup de fil d'elle : "Est-ce que tu peux me trouver un bandonéoniste, un violoncelle... Et si tu pouvais écrire les musiques..." Comment peut-on dire non à Barbara ? Je sens qu'il va falloir que je prenne mes crayons, ma valise et que j'aille habiter dans sa maison de campagne pendant quelques mois... »

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William Sheller: «Carnet de notes» (4 CD Phonogram; distr. PolyGram).