Le Soir illustré N°3180
2 juin 1993

Un classique de la belle et bonne chanson française
William Sheller, vingt ans sur le même métier
(par Joëlle Lehrer)



Il a écrit J’cours tout seul pour tuer un cauchemar, dédié Catherine à Catherine Lara, gagné des Victoires de la musique seul au piano et posé, un soir, une perruque hard-rock sur une salopette délavée. William Sheller fêtera bientôt ses vingt ans de carrière et, aujourd’hui déjà, il boit une coupe de champagne en feuilletant avec nous son Carnet de notes.

 

Des mots et des notes. Un carnet à spirale et quatre CD. Une intégrale à ranger discrétos dans la bibliothèque près des œuvres de Cocteau. « Une chanson est un mensonge qui tient une part de vérité », dit Sheller. Toutes les siennes sont là dans ce coffret en carton et papier recyclés retenus par une ficelle. C’est très tendance, vous savez, le naturel. Sheller fait : « Ah, oui ? ». Aujourd’hui, pour l’interview à Bruxelles, il a adopté un look de touriste et, comme un Japonais, il commence à me parler d’ordinateur. « Autant, on peut se laisser divaguer quand on essaie d’imaginer un thème ou une orchestration, autant, quand il s’agit d’écrire, il faut que les choses soient très en place. Il ne faudrait pas oublier un bémol dans un coin parce que sinon, c’est une horreur. Avec l’ordinateur, on repère tout de suite les fautes. Le rêve, c’est après. »

Allons chanter !

- « A l’écoute de Carnet de notes, votre coffret, on est frappé par ce glissement progressif de la chanson à la musique classique et pourtant, au départ, vous êtes un musicien classique. » 

- «  En fait, je n’ai pas appris le classique, j’ai appris la musique. Je regrettais qu’au Conservatoire, on nous prépare pour le futur, la grandeur, la postérité, le génie, mais pas qu’on nous apprenne à être utile à la musique de notre temps et aux gens d’aujourd’hui. Les gens du futur auront des créations à n’en plus finir, c’est sûr ! Et comme j’avais envie d’être un musicien qui vit aujourd’hui, je me suis dis que la première chose à faire était d’aller voir ce qui se passe dans la musique d’aujourd’hui. Donc, allons chanter ! Ça n’a pas été facile parce qu’il y a des cloisonnements mais, petit à petit, j’ai fini par agrandir l’éventail des possibilités. »

- « Avez-vous le sentiment de pouvoir exprimer plus pleinement vos sentiments par le biais de la musique classique que par celui de la chanson ? »

- «  On ne raconte pas les mêmes choses. La musique, c’est intemporel. C’est l’humeur sans dire quoi. Une chanson, ce sont des choses d’aujourd’hui. Elle peut être comprise par tout le monde. C’est moins une évasion qu’une communication. C’est une musique qui se partage, qui s’utilise et qui s’oublie. »

- « Dans le texte introductif de Carnet de notes, vous dites qu’une chanson est comme un déguisement et aussi que c’est un mensonge qui contient sa part de vérité »

- Oui. On invente des histoires d’un personnage que l’on situe et l’on se glisse dans ce personnage comme si on enfilait un costume. Bien souvent, il y a une confusion qui se fait. Longtemps, les chanteurs disaient « je » dans leurs chansons et on les assimilait à elles, ce qui n’est pas toujours vrai. Mais, il y a tout de même des phrases qui ressortent de ce que l’on a vécu ou entendu. Et souvent, c’est après que l’on s’en aperçoit. Et puis, un jour, sur scène, les souvenirs reviennent. »

Une maison pour Barbara


- «  Vous avez collaboré avec Françoise Hardy et Catherine Lara. Y a-t-il d’autres chanteuses avec lesquelles vous auriez aimé travailler ? »

- « Barbara. Elle me fait toujours le reproche de ne lui avoir pas encore fait de chanson. J’ai du mal à écrire pour elle parce que je fais du Barbara. C’est tellement puissant qu’on a tendance à aller dans son sens. Et elle me dit : "Moi, je ne veux pas. Tu me fais une maison et je veux habiter cette maison. Ne me refais pas ma maison à moi ! " Maintenant, certains artistes lyriques, comme la soprano Françoise Pollet, me demandent des compositions. Cela me plaît. J’aime les gens qui ont de la voix parce que moi, je suis assez limité. Je collectionne. Je raconte des histoires. »

- «  Pensez-vous qu’il existe une relève en chanson française ? »

- «  Oui, mais disons que c’est beaucoup plus dur, aujourd’hui, de devenir une pointure qu’il y a vingt ans quand j’ai commencé. Il y a tellement de choses qu’on n’arrive pas à faire le tri. Dans les années 60, on faisait des vedettes en dix jours. Aujourd’hui, il faut plus de temps. Les maisons de disques sont passées au stade de l’industrie et, face à elles, il faut pouvoir se défendre. Et puis, il y a la chance qui joue. Je pense que Jean-Louis Murat est quelqu’un qui fera quelque chose de bien. Dans ce métier, on existe à partir du moment où on attire du monde dans les salles. »

Du côté du manche

« Vous êtes l’une des personnes les plus discrètes du show-biz. »
- « Il vaut mieux apparaître peu et chanter des choses bien construites. Et ces choses, il faut avoir le temps de les faire. Dans ce métier, il y a ce qu’on appelle "le syndrome du troisième album". Quand quelqu’un démarre, il fait un premier album avec ses meilleures chansons. Il y a tout de suite la promotion et peut-être une tournée. Ensuite, il faut faire un deuxième album. On le fait avec les chansons que l’on n’avait pas retenues pour le premier, plus de nouvelles. Arrivé à ce deuxième album, on a perdu un contact avec le quotidien. On n’a plus de choses qui communiquent et on finit par faire une caricature de soi. En général, au troisième album, il y a une descente. Un manque d’inspiration, un trou. Soit on redémarre et on continue, soit on s’arrête parce qu’il y a eu une perturbation. »

- « Et vous, qu’avez-vous fait au troisième album ? »      
- « J’ai arrêté pour aller voir du côté de la scène. Il y a eu cette chance d’avoir des musiciens bloqués à la frontière belge et d’avoir à jouer seul au piano en Belgique. J’ai découvert qu’il pouvait se passer autre chose. C’est quand le public se reconnaît dans vos chansons que la communication peut se faire. »

- « Vous avez plutôt l’image de quelqu’un de sérieux alors que, d’après une anecdote de Carnet de notes, vous pouvez aussi faire le clown. »

- « J’ai été traumatisé parce que, lorsque j’ai fait mon premier album, il y avait deux ou trois chansons loufoques et la maison de disques s’est précipitée dessus pour me cataloguer comme le rigolo de service avec le carcan que cela représente. Mais, il n’est pas dit que je ne referai pas, dans un spectacle, des choses un peu marrantes. On accepte l’idée qu’il y a eu autre chose. Donc, on dira : "Il est drôle aussi". »

- « Vous dites que c’est un métier difficile mais qu’en tout cas, on ne peut pas dire que l’on n’a pas de chance. »
- «  Oui, parce que, justement, quoi qu’il se passe dans la vie, on en fait une chanson. On a des soucis comme tout le monde mais, quand il y a des coups de balai, on se sent plutôt du côté du manche. »