Difficile de faire plus éclectique
que ce chanteur-compositeur de 45 ans, qui a appris la dissonance avec Boulez,
la vie et le mélange des genres musicaux avec les Beatles, et qui s’est
bien promis de toujours s’amuser.
-
Le Nouvel observateur : «Vous avez eu pour maître un élève
de Gabriel Fauré. A 17 ans, en 1963, vous vouliez composer comme Pierre
Boulez. Quand, soudain, vous avez tout abandonné pour faire du rock. Que
vous-est-il arrivé ?»
- William
Sheller : «Une histoire de bonne santé, je crois. Quand
on fait des études, on vous dit qu’il faut suivre une voie «savante».
J’étais tellement victime de cette propagande que j’en étais
arrivé à composer des œuvres qui s’appelaient Etymologie
statique et Les Funérailles d’Agrippine !
Mais je souffrais ; j’écoutais en douce les concertos de Chopin
et de Tchaïkovski. J’avais besoin d’émotion que nos maîtres
condamnaient. Quand en 1964, les Beatles, avec Sergeant Pepper’s,
ont produit l’événement choc. D’un seul coup, des cuivres
sonnaient avec le rock. Ils m’ont montré le chemin.»
-
«Pourquoi ce choc ?»
- «Ça faisait du bien de se dire : il y a encore
moyen de faire de l’humain. Les Beatles ont changé les mentalités,
ils ont été l’événement musical de l’époque,
au même titre que Stravinski, en 1913, avec Le Sacre du printemps.
Il n’est évidemment pas question de mettre au même plan deux
œuvres si différentes : je veux seulement dire que Stravinski
autant que les Beatles ont vite compris que faire de la musique, c’est descendre
dans la rue : plonger dans le merdier, en fait. Stravinski sortait dans les
boîtes, écoutait du jazz, buvait beaucoup de whisky, jouait au poker…
C’est en vivant ainsi qu’il a saisi son temps. Aujourd’hui,
les compositeurs restent enfermés à l’IRCAM et dans quelques
laboratoires. Ils sont devenus des scientifiques. La technique les fascine tant
qu’ils en oublient de créer.»
-
«Autrement dit, les gens comme vous sont des artistes en fuite»
- «Il faut tout de même rendre à nos maîtres
ce qui leur appartient. L’avant-garde musicale, Boulez en particulier, nous
a permis d’assimiler la dissonance, de l’introduire dans les chansons
et dans les orchestrations. Mais le monde musical s’est disloqué :
il y a du rock, du funk, du rap… et aussi du classique. Tout cela fait
des chapelles, des rivalités : chacun cherche à exister avant
même de faire son job. Moi, je ne crois pas qu’il soit nécessaire
de faire passer son génie avant le cahier de charges….»
-«Que
voulez-vous dire ?»
- «Qu’un créateur ne peut pas être un produit.
Et qu’il n’a donc aucune raison de s’angoisser lorsqu’il
travaille, comme c’est très souvent le cas, pour des commanditaires.
Si l’un d’eux lui dit : "Je voudrais une musique pour
une pub, je n’ai pas d’énormes moyens", ou si un
autre lui propose une musique de film avec quatre-vingt musiciens, il doit
savoir que son travail sera beau dés l’instant où il
fera les choses avec sa propre sensibilité.»
-
«Et si sa sensibilité ne correspond pas à la demande marchande ?»
- «Alors, c’est la catastrophe. Un musicien qui compose uniquement
pour piano n’a pratiquement aucune chance, aujourd’hui, de se faire
connaître. Les producteurs manquent d’imagination. Près de
Lyon, au conservatoire de Bourgoin-Jallieu où j’ai ouvert une classe
de variété, je découvre parfois d’admirables talents
et je crains qu’ils ne restent étouffés. Nous vivons une ère
multimédiatique. Mais cette ère est faite de cases. Malheur à
celui qui n’est pas conforme ! Jusqu’à présent,
notre histoire ne compte pas de musiciens maudits. Cela risque de changer.»
-
«Que peut inventer la musique, dés lors ?»
- «Inventer, c’est compiler. Or nous possédons -ce
qui n’était pas le cas de nos ancêtres-, la mémoire
de l’image. Certains clips montrent des athlètes de la fin du siècle
dernier… Désormais, le passé est partie vivante de notre
quotidien. Nous avons donc, plus que nos prédécesseurs, envie de
mélanger les choses. Actuellement, la musique est en train de reprendre
tout ce qu’elle avait produit.»
-
«Mais le phénomène n’est pas tout à fait nouveau…»
- «Bien sûr que non. Simplement, il évolue avec les
mentalités. Imaginez ce qui s’est passé entre l’époque
d’un Bach, d’un Mozart et d’un Beethoven. La musique de Bach,
faite de mélodies où chacun tenait sa partie, reflète la
société de castes qui la baignait. Alors le roi jouait d’un
instrument, le tonnelier d’un autre et chacun restait où Dieu l’avait
fait naître. Arrive l’idée de démocratie, d’un
idéal soutenu par tous à égalité ; instantanément,
apparaît une musique dont toutes les notes participent à l’accompagnement.
Aujourd’hui, le phénomène s’est universalisé.
Les sons, les cultures traversent les continents. Ils nous imprègnent de
rythmes, d’ambitions nouvelles. La musique a donc fort à entendre
encore, fort à faire, fort à inventer.»