Un soir, Sheller s’est retrouvé tout seul. Il n’était pas très grand au milieu de la scène, un peu comme lundi à Tourcoing dans sa chemise à rayures rouges modèle pyjama. Ce soir-là, les instruments de l’orchestre et les mains qui jouent avec étaient bloqués très loin, parce qu’il n’y a que les notes de musique qui passent les frontières sans tracas. Alors il s’est dit soit « J’cours tout seul » autour de mon piano, mais ils se diront qu’il n’y a pas que « Maman qui est folle ». Soit je leur pianote en solo quelques « Chansons lentes », pourquoi pas sentimentales. Le tout a donné l’album qu’on sait et la tournée qu’on imagine. « L’homme est heureux » et le velours rouge des fauteuils du théâtre municipal en est encore tout hérissé de bonheur.
Il n’a montré qu’un de ses deux profils anguleux au public, le meilleur dit-on. Du coup, le piano a largement étalé son côté droit et noir. William Sheller et l’instrument ont entamé un beau duo de deux longues heures fait de chansons, fatalement connues mais plus ou moins tanées par le temps, et d’explication de textes, pour le cas où certains penseraient encore que « Les mots qui viennent tout bas » arrivent de nulle part.
Mais un brin d’humour suffirait-il à remplacer une poignée de main chaleureuse, deux bises collantes ou une grosse claque dans le dos à vous décoller les poumons ? Les moins accrocs ont pensé que la poésie du grand William ne se dégustait pas comme le Get 27, baignant dans quelques glaçons. Ils ont même pensé, les horribles, qu’une bonne chaîne hifi… (refrain connu).
Mais l’émotion sans doute se consomme en petite quantité. A cause des abus dangereux. Il n’empêche qu’aux premières notes de Simplement, ils y ont cru à la plus belle déclaration qu’on leur ai jamais susurrée au creux de l’oreille. Ils ont pensé que le son très pur et sobre du piano-solo lui collait à merveille. Que le Kleenex pourtant n’était pas de mise. Et que dans Les Miroirs dans la boue, à y regarder de plus près, on n’était pas forcément blafard.
Des poèmes et des notes de musique
Mais Sheller le froid a mis quelques gouttes d’eau sucrée dans son vin. Il a livré pêle-mêle ses souvenirs d’enfance, les angoisses de Nicolas et les siennes aussi lorsque ses parents le laissaient chez la voisine du dessus, vieille chipie parmi les chipies. Il a balancé sans filet protecteur quelques incompréhensions conjugales, la jolie chanson qu’on écrit pour demander pardon et croire en musique et pudiquement que tout va s’arranger. Il a dévoilé les yeux grand ouverts ses nuits de solitude et ses matins sans espoir. Ses déclarations étaient belles comme des poèmes, surtout qu’avec quelques touches de piano, ça devient des chansons. Il a offert en supplément trois superbes textes de Caroline Lineraï dont l’avenir est aussi prometteur que sa voix est pure.
Sheller a le crâne rasé et peu de rondeurs. Mais il a séduit le parterre, les balcons et les vestiaires et n’ a pas rechigné au dernier tour d’honneur monté avec quelques tubes qu’il ne serait pourtant pas loin de renier. Il a chanté ses chansons à l’état brut et sans racolage. C’était beau comme un torrent en été. Et c’est à se demander comment Bruel est né.
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Le concert de W. Sheller était organisé dans le cadre du « Festival de jazz de Tourcoing ».