Le Monde
25 juillet 1991

Disques
William Sheller en solo, tête-à-tête avec un clavier
(par Véronique Mortaigne)

 

Equilibriste du sens et de la forme, William Sheller s'est souvent pris à rêver de symphonies, de leurs fastes et de leurs orchestres grandeur nature. Drôle de pianiste au style empressé et imagé (la course de la solitude, les rêves de la folie, la hâte des écoliers), le chanteur retrouve sur Sheller en solitaire l'esprit du clavier - celui des touches à contrastes nuancés - dans un élan d'imagination qui a donné son congé aux cordes et aux cuivres, partis prendre l'air, faire un petit tour ailleurs, avec un certain soulagement.

Le cheveu court, le profil émacié, juché sur des chaussures à semelles épaisses et boucles latérales, de quoi écraser des pédales sans fausse douceur, Sheller s'est plié à l'exercice : en solo et devant un public limité, l'album a été enregistré en direct au studio Davout, quelques jours après un passage éclair et sobre à l'Olympia.

Sheller le solitaire épure l'esthétique en quinze titres soyeux, pervers, moqueurs, sincères; du plus court (Maman est folle, à peine deux petites minutes de tendresse enfantine) au plus long (Symphoman, cinq minutes de digression entre blue-jeans et Mozart). Enveloppé d'un calme né des reflets de la laque noire du piano ou des parquets vernis des scènes, William Sheller court après les notes, les mots, «qui viennent tout bas», l'amour-pagaille, «Le feu de Dieu qui court dans nos entrailles..., qui laisse nos corps si lourds». Il court après le temps obsédant, implacable, indifférent aux accords parfaits, fussent-ils des êtres ou des pianos.

Des quinze titres enregistrés par Mick Lanaro en mars 1991, quatorze sont des chansons qui ont déjà traîné dans toutes les oreilles. Souvent sans dire leurs noms tant Sheller s'est éloigné des sentiers battus, quelquefois en laissant des traces indélébiles : «La vie, c'est comme une image/Tu t'imagines dans une cage ou ailleurs/ Tu dis : c'est pas mon destin/ Ou bien tu dis : c'est dommage, et tu pleures/On m’a tout mis dans les mains/ J’ai pas choisi mes bagages, en couleur» (Oh! J'cours tout seul). En cadeau inédit, magnifique et généreux, Sheller nous livre en quelques notes simples et troublantes une vraie chanson, où il raconte ce qu'il voudrait être, «un homme heureux». Pourquoi, se demande Sheller, les gens qui s'aiment sont-ils toujours rebelles, un peu cruels, toujours un peu les mêmes ? C'est qu'ils sont un peu ailleurs, ils ont un monde à eux. Sheller angoissé discret, compositeur à pas feutrés, chanteur à la voix légère, habite un monde en clair-obscur, qu'il esquisse avec des mots «comme ils lui viennent».

Sheller en solitaire. 1 CD Philips 848 786.