Diffuseur de mélodies à l’étroit dans le cénacle (1) de la chanson, rêvant de Graal-variétés depuis 1984, il plane ces jours-ci en toute symphonie au dessus du Palais des Congrès
Quel que soit le jugement formulable sur la manière dont William Sheller conduit sa barque de carrière, nul ne saurait lui contester une intransigeance si farouchement entretenue qu’on n’hésite plus à le couronner prince en son royaume du centre, courant forcené.
Le sacre apparaît d’autant plus légitime qu’aujourd’hui, il joue seul une partition sur laquelle bien des ambitions se sont écrasées.
Naguère larvée, sa démarche, définitivement décomplexée, est tout à fait limpide : tenter de concilier symphonie et chanson, gageure apparente que cette fusion provoquée, fondamentalement contre nature (entre noblesse et roture), à la frontière d’un no man’s land du sectarisme sonore, trop ceci pour les uns, pas assez cela pour les autres, et inversement si besoin. Soyons objectifs, dans cette entreprise si kamikaze, Sheller parvient à trouver le fragile équilibre consensuel qui lui permet de conserver le crédit accordé sur une dizaine d’albums, parfois hypothéqués, souvent loués. Jusqu’au prochain pari de cet aventurier spécialiste du changement de gamme qui, à force de se mettre en danger, pourrait bien un jour, se prendre les pieds dans son propre tapis musical.
On pensera notamment à ce que lui a commandé la Suisse, pour fêter, en 1992, ses sept cents ans : une adaptation sous forme de «space opera» de Macbeth, en collaboration avec Philippe Druillet, son ami dessinateur, déjà responsable du coûteux clip Excalibur (avant-goût robotique, froid et sophistiqué du Space Oddity en question). Dernière précision, histoire d’entretenir la psychose autour de cette improbable épopée où le Mont Blanc pourrait tomber de haut : les acteurs seraient Diane Dufresne et le très sobre Jean Guidoni. Inutile d’aller plus loin en conjectures, on demande à voir, mais il n’y a pas le feu au lac.
Pour l’heure, William Sheller recueille les fruits, longuement mûris, d’un travail marqué par une évolution rigoriste pour ne pas dire sectaire, vers un raffinement qu’on ne manquera pas de taxer d’apprêté. Pourtant, s’il y avait des réserves à émettre quant à l’intégrité du «Gimmick boy» des années pop, l’aboutissement (considéré comme tel) actuel ne doit rien au hasard, pas plus qu’à la vénalité.
Il s’agit tout « Simplement » de ce droit à la différence, revendiqué depuis le clandestin Lux aeterna, messe symphonique pour « chœur, orchestre et groupe de rock » avec quarante musiciens et seize choristes, la même année que La Mort d’Orion, deuxième naissance de Manset (1970).
Avant, il y avait bien eu My year is a day (régulièrement exhumé sur Europe2), des Irrésistibles, papier carbone saisonnier des volatiles Moody Blues. Après, Sheller, comme Souchon ou Jonasz (les quadragénaires magnifiques de maintenant), cultive son jardin, celui d’une chanson ciselée au gré des architectures de son piano, ménageant l’atavisme (2) originel (Dans un vieux rock’n’roll), et la confidence tamisée (Petit comme un caillou).
Au total, ce furent une dizaine d’années (1975-1984) passées à dispenser d’élégantes mélodies, dont on aurait presque craint qu’une appropriation massive n’en vint rompre la délicate atmosphère de « tubes intimistes » (Oh ! j’cours tout seul), essences rares, images brumeuses, nostalgie mordorée des vieilles malles de grenier, d’où s’échappent ici un vouvoiement amoureux (Fier et fou de vous), là une image évocatrice (Photos-souvenirs), ailleurs un romantisme plaisant (Les filles de l’aurore)…
Outre les accidents d’époque (de l’irrecevable Hey ! docteur disco à l’anecdotique Rosanna banana), on avait pu relever quelques empreintes intégristes, d’abord maquillées (Symphoman), puis assumées sans mot d’excuse (Le petit Schubert est malade, Promenade française, instrumentaux de 1980). Par la suite, Sheller, comme soulagé, ne cessera d’aller crescendo. Sur scène il délaissera la magie solo du piano pour anoblir ses titres, via le lifting accordé du quatuor Halvenalf (Olympia triomphal de 1984).
L’étape suivante sera Univers, la passation de pouvoir, abandon progressif de la marque déposée au profit de constructions hétérogènes, réminiscences des années de Conservatoire mêlées au patrimoine refoulé étriqué dans la (jolie) panoplie de précieux sentimental qu’il avait lui-même endossée. Il allait revêtir des costumes trop grands (au propre comme au figuré) et s’adresser à un public de groupes en usitant une conjugaison d’orchestre.
Qualitativement, le résultat ne laisse pas indifférent : Le Nouveau Monde, classique et barbare, convainc en même temps que l’on touche les limites du concubinage avec L’Empire de Toholl (ouverture, rhapsodie et imperatorium), menace de hors-jeu. Pourtant, une prime de risque est versée à cette démarche nobiliaire et Univers, œuvre antithétique (3) par excellence, quasi inexploitable en radio (support vital), est la première à recevoir un disque d’or.
L’étape suivante sera encore plus radicale : l’électricité sédimentaire d’Univers n’est plus, sur Ailleurs règne une maestria ambitieuse : 88 musiciens, dont 61 violons, collaborent aux « héroïques fantaisies » : Sheller brigue officiellement et sans demi-mesure le haut de gamme, artisan élégiaque (4), rare et minutieux (maniaque), qui semble dénier à la musique tout droit à l’erreur.
Sheller à la calvitie accélérée et à l’allure martiale, qui compose, joue, chante et orchestre (Le Capitaine, c’est lui). Sheller égaré dans un siècle qui n’a pas été bâti à la dimension de ses ambitions, dévisage Stravinski, Schumann et Debussy sur l’écran de son ordinateur. Sheller, si longtemps frustré de reconnaissance, qui adopte face au succès une attitude presque hautaine, que l’on osera à nouveau rapprocher de l’exil d’un Manset, encore plus déterminé à voyager en solitaire, le jour où il considéra que l’estime publique était plus une heureuse avarie qu’une finalité. Sheller qui mentionne Beethoven, Cocteau, Maïakovsky, Paul Verlaine et s’envole vers de chimériques contrées, initiations oniriques, entérinées par une parcimonie communicative croissante (paroles, promo, sourires revus à la baisse) mais qui, à l’occasion, s’adonne encore à des exercices « triviaux » (musique de pub, collaboration avec Higelin) comme pour conserver le goût des contingences… Sheller, mé(ga)lomane déconnecté, qui visite la mythologie surchargée et n’hésite pas à la confronter au futur totalitaire, histoire de bien notifier sa non appartenance dissidente (Excalibur)… Sheller, Attila symphonique, menacé d’hypertrophie (5) qui coupe l’herbe sous le pied de ses détracteurs (« Je fais de la macédoine symphonique pour péplum imaginaire ») et repousse l’assaillant d’une chiquenaude spirituelle (« Je fais du cinéma à entendre, pas de la variété »)… Sheller qui relève enfin, ces jours-ci, un nouveau défi au bon sens :
« symphoniser » le Palais des Congrès.
Pour ce faire, il sera accompagné de 70 musiciens classiques (ils étaient 20 en 1987), de l’Orchestre national de Paris, du National et de la Garde républicaine, sous la direction de Louis Langrée. Lui sera au piano et interprètera anciennes et nouvelles compositions. L’histoire ne précise pas si Rock'n'dollars et Joker poker figureront au répertoire.
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* Au Palais des Congrès jusqu’au 8.
* Dernier album, Ailleurs, Phonogram.
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Notes du site : (pour vous éviter l'abus d'aspirine)
1) cénacle : réunion d’un petit nombre d’artistes ou d’hommes de lettres.
2) atavisme : hérédité des idées, des comportements.
3) antithétique : qui emploie l’antithèse, opposition de deux pensées, de deux expressions que l’on rapproche dans le discours pour mieux en faire ressortir le contraste.
4) élégiaque : propre à l’élégie, poème exprimant une plainte douloureuse ou des sentiments mélancoliques.
5) hypertrophie : augmentation excessive du volume d’un organe.