L'Humanité N°13446
13 novembre 1987
-Le spectacle musical Quasimodo, joué à Paris du 14 novembre au 27 décembre 1987-

Avant-première : Quasimodo
Sur un très grand pied

(par Jean-Pierre Léonardini)

 

On attend deux cent mille spectateurs pour cette superproduction mise en scène par Hervée de Lafond et Jacques Livchine. La scène est une île entourée d’eau et Nicoletta montre son grand cœur.

Le Théâtre de l’Unité présente sous chapiteau (1), à compter de demain et jusqu’au 31 décembre un superproduction intitulée Quasimodo. La mise en scène est d’Hervée de Lafond et Jacques Livchine. Ils ont mis de sacrés atouts dans leur jeu : William Sheller, qui a composé la musique, et Jacques Rouveyrollis, ce poète de la lumière (ne lui doit-on pas, entre autres tours de force, l’éblouissante palette d’éclairages du dernier show de Johnny Hallyday à Bercy ?). Et puis qui dit Quasimodo dit Esmeralda. La leur, c’est Nicoletta, chanteuse entre toutes populaire, battante, charmeuse, pleine de vie.
Hervée de Lafond et Jacques Livchine évoquent pour nous ce spectacle peu commun, et d’abord à cause des conditions de production, car il s’agit d’une commande de comités d’entreprise de la région parisienne et de leur société de production (la PROCAP), en liaison avec Travail et Culture :
«Il s’agit de toucher le public populaire, le vrai, celui des familles qui ne vont au théâtre qu’une fois l’an. Il faut parvenir à capter l’attention d’une foule, dont le viatique culturel est le plus souvent celui que dispense la télévision. Le spectacle est offert aux familles par les comités d’entreprise. Il importe donc d’être assez poètes pour plaire à tous, sans singer la télé au rabais.
Notre budget total est de huit millions de francs. En plus des spectateurs des comités d’entreprise (cent soixante dix mille personnes), nous attendons quelque trente mille spectateurs individuels.
C’est énorme. Comme artistes, cela nous passionne d’avoir à parler à tant de monde à la fois, de montrer la magie du spectacle sur une aussi grande échelle. Un jour on joue pour IBM, un autre pour la SNCF, le lendemain pour la RATP…

La musique tient un rôle considérable. Nicoletta chante sept poèmes d’Hugo. Nous savons bien qu’il avait dit : "Défense de déposer de la musique le long de mes vers". Mais aujourd’hui on peut penser qu’il y a prescription. [Rires]. Et comme c’est William Sheller qui a commis ce sacrilège, notre Victor national lui aurait sans doute trouvé des circonstances atténuantes.
Les décors sont de Claude Acquart. Cela fait quinze ans, au bas mot, que nous travaillons ensemble. Il s’est lancé dans un grand chantier. Son dispositif est lacustre. Il a fallu creuser le sol de la scène et le remplir d’eau. Il y a deux barques, des canards… En fait, nous reconstituons l’île de la Cité sur le plateau, avec quatre ponts-levis et un bras de Seine… Il faut faire gaffe, l’eau n’est qu’à huit degrés. On ne peut tomber à la flotte. Ce serait périlleux pour la santé.
La scène est gigantesque. Soixante-dix mètres de long sur vingt de large. Le public
est installé sur les quatre côtés. Il y a vingt-trois comédiens, dont cinq sont des acrobates. On assiste à de vraies batailles aériennes. Quasimodo, c’est Antoine Rigot, un jeune fildefériste, très beau à la ville. Il se trimbale sur un fil à huit mètres de haut. Chaque fois qu’on le regarde on a des frissons. Il y a en cours de route un numéro de cordes volantes, des feux d’artifice, des tours de pyrotechnie, bref tous les ingrédients d’un show.
Le chapiteau qui nous accueille, lorsqu’il sert en campagne électorale, peut aller jusqu’à contenir dix milles personnes. Nous sommes modestes : nous nous contentons de cinq mille cinq cent places par représentation. Notre directeur technique, Guy Buongiardino, peut être considéré comme un véritable héros. Ce qu’il réalise c’est purement et simplement le treizième des travaux d’Hercule.
Pourquoi Hugo ? Parce que c’est une mine d’idées, de sentiments. Quel vieux démocrate superbe !  Rappelez-vous que dans Notre-Dame de Paris, ce cochon de prévôt de Paris s’est mis en tête d’expulser les étrangers, les indésirables. Actuel non ? Esméralda est de ceux-là. Nicoletta joue admirablement le jeu. Elle est en même temps familière et lyrique. Les gens l’aiment. Elle reçoit encore trente lettres par jour, émouvantes pour la plupart. On lui dit : "Toi qui t’en es sortie, aide-moi à payer mon loyer…" Dès qu’on marche dans la rue avec elle, on est assailli. On dirait qu’elle appartient à la famille de tout le monde.
Les spectateurs sont au moins à trente mètres de la scène. On ne peut s’offrir les délices du pointillisme. Nous avons œuvré en pensant au grossissement propre au théâtre grec ancien. Chaque acteur exécute de grands gestes. Nous avons cherché à retrouver un peu l’interprétation du chœur antique pour les scènes de foule. Il y a une sono d’enfer. L’équipe technique est au moins aussi importante que l’équipe artistique.
 »
De fait, le Théâtre de l’Unité n’est pas du genre à se contenter du ronron. Cette compagnie est réputée pour ses expériences aux confins de l’inattendu, voire de l’insolite. Hervée de Lafond et Jacques Livchine sont dotés du plus implacable sens de l’humour. C’est à eux qu’on doit l’idée géniale du théâtre pour chiens. Le jour où il y eut une directive du ministère de la Culture aux jeunes compagnies, leur signifiant de penser à plus pauvres qu’elles, ils imaginèrent de s’adresser à «nos frères inférieurs», ce non public à quatre pattes. En guise d’os à ronger, ils montèrent pour eux Prométhée. Excusez du peu. Les aboiements permirent de vérifier le succès. Les acteurs s’étaient maquillés avec de la viande, des rillettes. Les Japonais, friands d’étrangeté, filmèrent ça pour leur télévision.
La deux-chevaux théâtre, c’est encore eux. Le spectacle se joue devant le tableau de bord. Dehors, il y a un garde mobile en grande tenue, comme à l’Opéra. Ils ont encore à leur répertoire Le mariage, scènes de rue. Ils sortent de la mairie, un samedi : une noce à l’image des autres et puis tout se déglingue. La mariée prend des gifles, arrête les automobilistes, appelle au secours. La belle-mère tombe dans les pommes… Ils ont aussi monté Les Grooms, où l’on voit un petit orchestre jouer dans les positions les plus saugrenues. On leur doit aussi La femme chapiteau, et La Guillotine, une sorte de grand guignol à hurler de rire. Le prochain projet de Livchine, c’est Mozart en chocolat, pour la petite salle de la Maison des arts de Créteil. Cela se joue dans une bonbonnière, pour changer des grands espaces de Quasimodo. Il n’y aura que quarante spectateurs par séance. Ils porteront perruques du XVIIIe siècle. La scène se passe après la mort du compositeur. Les spectateurs sont censés être les personnes qui ont le plus compté dans sa vie (3)…
C’est dans les pays socialistes que les formes insolentes inventées par le théâtre de l’Unité trouvent leur écho le plus chaleureux. Ils ont d’ailleurs joué dans le Transsibérien. La Deux–chevaux théâtre est allée en Corée, en RDA. Dans le minuscule habitable, ils interprètent L’Odyssée des mulots du lac, une petite fable d’allure brechtienne. Bientôt, ils repartent en URSS, à l’invitation d’un clown de Leningrad qui organise une tournée de la Paix dans cinq villes de son pays. Là-bas, on va leur faire fête. Faisons-leur fête chez nous, sur un grand pied, avec Quasimodo

1) 183, avenue Daumesnil, Paris XIIe (M° Daumesnil)
2) Il y aura aussi cinq mille de nos CDH
3) Du 10 au 20 janvier prochain