Tintin N°18
28 avril 1987

William Sheller, un symphoniste en ligne claire
(par Sophie Dumont)


A peine sorti, son nouvel album Univers a immédiatement fait l'unanimité tant auprès de la critique que du public, sans cesse bousculé par une succession de nouveautés. C'est peut-être que ce 33 tours est le premier que William Sheller revendique totalement. Du choix du matériel à la part du risque. Il en a assumé l'entière responsabilité. Exit les compromissions commerciales ! C'est le créateur qui s'impose sans toutefois renier ses thèmes de prédilection. On y retrouve les mêmes échos de l'enfance et cette tendresse pudique qui flirte avec une pointe de désespérance, mais qui s'expriment sur une ligne symphonique en ligne claire. Hier à Bruxelles, demain à Paris, William Sheller sillonne actuellement la Francophonie pour une série de concerts qui sont autant d'évènements de qualité. C'est précisément à Bruxelles, au Cirque Royal, que nous avons rencontré ce "symphoniste".Très aimablement, il a accepté de marquer une pause sur ce chemin musical pour répondre à quelques questions…

- "Après avoir entrepris une tournée avec un quatuor à cordes, pourquoi revenez-vous à présent à un orchestre plus symphonique ?"
- "Je ne reviens pas à quoi que soit. Je continue mon chemin, là où j'ai envie de me promener. C'est vrai qu'un orchestre symphonique permet de faire plus d'images qu'un quatuor à cordes. Si j'avais utilisé des synthétiseurs, on aurait peut-être parlé d'images mais certainement pas de musique symphonique. Je tenais à jouer avec des vrais instruments car ils sonnent mieux et permettent plus de composer en termes d'images. Cette vision des choses est encore plus importante maintenant à cause de la vidéo, le compositeur est obligé de penser en termes d'images."

-"Lorsqu'on parcourt chronologiquement votre carrière, on perçoit une alternance de musique pure et de variétés. Est-ce la chanson précisément qui vous permet de vous consacrer de temps à autre à la musique ?"
-"Pour moi, la variété implique… la variété ! Je ne parle pas en terme de rentabilité. Je ne me situe nulle part réellement. Sans m'interroger, je fais ce que j'aime bien et puis ce que je crois que les gens aimeront bien. Je ne pense jamais en terme de Top 50 ! Je suis persuadé qu'on peut vivre et composer sans les principes sur lesquels on croit que le métier est basé. Mais il est vrai que cela demande plus de temps".

- "Comment composez-vous ?"
- "Dans le noir ! Je n'ai plus ouvert les volets de mon bureau depuis 3 ans ! Je recrée la nuit de façon artificielle. Comme une grande part de mon travail comporte une partie graphique, j'ai besoin de lumière directement dirigée sur mon papier à musique, ce que la lumière du jour ne me permet pas ! Je garde tout également : mes tiroirs sont pleins de bouts de papier que je conserve précieusement parce qu'ils peuvent s'enchaîner à une autre composition quelques années plus tard !"

- "On vous dit Tintinophile. Une de vos compositions porte le nom d'une célèbre librairie bruxelloise spécialisée en bandes dessinées. Quels sont vos rapports avec la BD ?"
- "Ce libraire précisément me dit souvent que je n'aime pas la BD, mais que j'aime le graphisme. Un auteur comme Pratt par exemple ne me branche pas. Par contre, j'aime par dessus tout ce que fait Philippe Druillet. Si j'ai écrit L'Empire de Toholl, c'est en rapport avec l'œuvre de cet auteur. Nous nous connaissons depuis des années et rêvons de faire un opéra ensemble. Il m'avait d'ailleurs demandé de composer la musique de son dernier dessin animé, L'Enfant bleu. Malheureusement je n'avais pas le temps ! Mais en écoutant L'Empire de Toholl, il s'est écrié, stupéfait : "Mais c'est ça que je veux !" Forcément, il s'est reconnu dedans ! J'apprécie aussi énormément l'art d'Ever Meulen qui, pour moi, est un grand bonhomme. Après une première lecture sympa, on peut relire ses dessins indéfiniment. Son dessin est intelligent, épuré, tout en ménageant une foule de détails. Je reconnais qu'il y a eu un raz-de-marée de bandes dessinées et qu'il y a une affluence de cochonneries au Top 50 ! Mais la grande BD qui fait partie intégrante de la culture, c'est la ligne claire : Hergé, Jacobs… Pour moi, Shakespeare et Tintin, c'est pareil, parce qu'ils ont tous deux marqué les mémoires des peuples".

-"La ligne claire vous-a-t-elle marqué dans votre écriture ?"
- "Certainement ! Bien que mes textes ne soient pas clairs du tout. Je n'aime pas tellement les impressionnistes. Pour moi, il faut que cela soit clair. La démarche d'épuration est un travail d'intelligence à partir de la spontanéité. Ce qui est spontané est beau, mais il faut l'affiner pour arriver à l'essentiel. Je veux que mes textes soient efficaces mais qu'ils laissent l'imagination finir les phrases. Les gens doivent pouvoir comprendre ce qu'ils ont envie d'y comprendre. Trois ou quatre mots suffisent à suggérer des images qui sont personnelles à celui qui les écoute. L'écriture m'est très pénible car je veux telle image dans cette phrase musicale précisément. Je n'écris les textes que lorsque le play-back musical est enregistré. Les textes me viennent comme un puzzle; je sais que telle phrase ira au début, telle autre à la fin et peu à peu, le texte s'articule et commence à vouloir raconter quelque chose. C'est un peu comme si on allait à la recherche de la vie de quelqu'un. Je raconte ce que me dit la musique une fois que je suis devenu un auditeur comme les autres".

-"Vous vous racontez dans vos chansons ?"
-"Oui et non… Je reprends des éléments que j'ai vécus, auxquels j'ai assisté, ne fût-ce que dans la rue ou à la terrasse d'un café. On ne peut pas tout inventer mais c'est vrai qu'intervient ensuite une grande part de mensonge et de théâtre. Dans la bédé aussi, il y a ce mensonge permanent. Sur scène, le mensonge commence quand on réalise des gestes démesurés qui ne font pas partie de la vie de tous les jours. Je ne veux cependant pas faire de show sur scène. Pour moi, faire un récital implique la rencontre avec les gens qui se déplacent pour voir le chanteur. Il y a alors une intimité qui se crée. C'est pour cela que je ne veux pas chanter dans des salles de plus de 1000 personnes car je veux pouvoir rêver avec les gens. Dans mon spectacle actuel, il y a 17 musiciens ainsi que des décors. J'ai donc du choisir des salles plus grandes que d'habitude sinon la scène devenait plus peuplée que la salle !"

- "Avez-vous le sentiment de créer une œuvre typique du XXe siècle ?"
- "Oui, fatalement ! Je n'ai pas envie d'écrire pour le XXIe siècle ! Cependant dans certains conservatoires, on joue des morceaux que j'ai composés pour quatuors à cordes. C'est peut-être parce que des morceaux sympa à jouer, il n'y en a pas beaucoup. Dans la musique ancienne, il y a le poids de la tradition de la culture et de l'école et les morceaux de musique moderne sont souvent ingrats et difficiles à jouer. Je n'ai cependant pas l'impression que la jeunesse d'aujourd'hui se retrouve dans mes chansons. Je peux parler aux gens de 20 ans, mais ne peux souffrir des mêmes choses parce que je n'ai plus 20 ans et n'ai plus les mêmes angoisses que la jeunesse d'aujourd'hui. Cela ne m'empêche pas de m'intéresser à ce qui se fait dans la rue. Mais je refuse de dire que j'ai compris les problèmes de la jeunesse actuelle. Pourtant, je me sens plus proche des gens de 20 ans, ou alors de ceux qui sont âgés de 80 ans que des gens de ma génération. Les personnes âgées ont des choses à raconter parce qu'elles ont vécu. Les gens de mon âge font partie de la jeunesse de 68 ; c'est une génération d'aigris qui se sont sentis frustrés à un moment car la crise économique les a privés de toutes les futilités et facilités qui avaient cours dans les années d'après-guerre jusqu'à la fin des années 60. C'était l'époque dorée et aujourd'hui, elle nous hante et reste un mythe que l'on retravaille avec l'esthétique des années 80 comme si on avait conscience que cette époque aurait dû arriver à quelque chose de génial qui a avorté. Cela dit, je ressens une certaine agressivité à la vie d'aujourd'hui car on vit à l'heure des foules. Je n'aimerais pas avoir 20 ans aujourd'hui !"

- "Regrettez-vous vos racines américaines ?"
- "J'ai un père américain comme d'autres ont un père espagnol. Mais avoir des racines américaines fait plus chic ! Cela dit, je ne me sens pas du tout américain, pas plus que français du reste ! Je me sens moins latin que les Français qui se perdent en palabres, discussions, déjeuners… Tout dure des heures avant de prendre une décision. Si les Français pouvaient avoir l'efficacité des Américains, ils accompliraient de grandes choses ! Je me sens en fait de plus en plus proche de la mentalité belge. Il y a en outre en Belgique une qualité de vie qu'on retrouve rarement ailleurs. Bien que d'origine américaine, je n'aimerais pas vivre aux Etats-Unis. Il m'arrive bien sûr d'y retourner…pour voir ma famille. C'est tout…"