Libre, hors des ghettos, dans le « désert » entre aspiration classique et nécessaire variété, il court tout seul. William Sheller est un cas. Il produit discrètement, parle peu, et se rend d’autant plus précieux. Son nouveau disque, Univers, était l’occasion de le pousser à la confidence. Portrait du musicien par lui-même, de sa vocation précoce à ses rêves d’opéra.
Dans mes cordes
« A douze ans, je voulais être Beethoven… c’était pas ça. Je ne fais pas ce qu’il faut, non plus, j’évite certaines télés. Moi, au début, dans les milieux classiques, j’étais "le blond qui chante le ketchup avec des gros pantalons". Quand j’ai fait les concerts avec le quatuor à cordes, ça a beaucoup plu. Des portes se sont ouvertes, j’ai travaillé avec les Jeunesses Musicales de France, j’ai fait une suite orchestrale pour le festival de Montpellier (1), l’Orchestre de Zurich m’a proposé une série, le ministère de l’Education nationale m’a commandé une cantate pour chœurs et orchestre… Il faut faire des choses pour les chorales, elles ont peu de répertoire nouveau à chanter. »
A cause de Barbara
« Mon père était un fou de jazz et Oscar Peterson, Kenny Clarke venaient jouer à la maison. A sept ans, je chantais des chorus de jazz par cœur. Mon grand-père, lui, était décorateur à l’Opéra. Je voyais tout des cintres… Mes influences, ça a pu être aussi bien Rameau, Ravel, Fauré (mon maître était élève de Fauré)…que les Beatles dont les albums les plus fouillés étaient une ouverture vers une musique nouvelle.
Je voulais joindre ces deux bonheurs. Mais il fallait que je passe par des chansons pour m’exprimer. Je voulais vivre de ma musique. J’ai fait d’abord des orchestrations, quelques musiques de films. J’avais aussi composé une messe de mariage, j’en ai fait d’autres, j’ai vendu ça comme des cages à lion… Un jour, j’ai eu un appel de Barbara. Wertheimer lui avait parlé de moi, elle voulait que je vienne chez elle faire les arrangements de La louve. C’était comme un séjour en Bavière, c’était à Précy, on travaillait dans une toute petite pièce. Un jour elle m’a dit : "Tu devrais chanter". J’ai écrit quelques titres. Grâce à elle, à cause d’elle.
J’ai mis longtemps avant de me décider à faire de la scène. On m’a proposé des premières parties, je ne voulais pas. Je n’avais pas assez de répertoire pour passer seul. Et puis j’ai fait un essai, une fois, à Bobino. Ensuite j’ai tout fait : boîtes de nuit avec bande-orchestre, tournées rock, grandes salles, etc…Un jour le matériel est resté bloqué à la frontière belge, j’ai du improviser, au piano solo. Miracle, je m’entendais ! »
Les mots et les gens
« Moi je me sens compositeur. J’ai écrit des quatuors à cordes et aussi des musiques de pub, pour des parfums, des trucs… Ce qui est bien dans la pub, c’est comme un problème qu’on a résolu. J’en revendique la paternité comme le reste : ça fait le crayon. Il faut qu’on en finisse avec les cloisonnements et qu’on foute la paix à la chanson française. Il n’y aura plus jamais Brel et Bécaud, maintenant il y a Rita Mitsouko. Des gens m’écoutent, ça se sent, Voulzy, Marc Lavoine… Moi j’écoute Jonasz, Chédid, Souchon, Lavilliers… Sur cet album, j’ai collaboré avec Jean Guidoni. Il avait le manuscrit d’un opéra qu’on devait créer à Créteil, ça a été repoussé.
Après, avec Lavilliers, Bernard, c’est quelqu’un qui aime les épices, la chaleur, la transpiration… le contraste était intéressant. Dans son texte, il y avait des mots comme "prison", que j’avais du mal à chanter. Ce n’est pas tellement mon univers. Quelqu’un est venu me voir, un jour, il connaissait tout Sheller, un type qui bosse dans une banque, je crois, et il avait fait un catalogue des mots et des sons qu’on retrouve dans mes chansons. Des mots comme "chemin", des "ou", le vouvoiement.
Les textes, je les fais une fois les musiques terminées, toujours, et quand c’est fini, je fais :"Ouf" ! Mon style, c’est par exemple préférer "siège" à "chaise", "fauteuil" ou "tabouret". J’aime laisser le vague, le non-dit. J’aime les choses qu’on ne comprend pas très bien, comme dans cette nouvelle chanson, Basket-ball. La syntaxe, ça ne me dérange pas de la bousculer. Oui, il y a parfois une certaine préciosité… Les mots, c’est très difficile.
Moi, je vais en studio avec du papier : je travaille directement sur orchestre. Pour ce disque, j’ai demandé à Raymond Lefèvre de diriger, c’est un type qui a une compétence énorme, on ne le soupçonne pas. Il peut diriger aussi bien Stravinsky, Mozart… Là, il s’est amusé, il regardait la partition, il commentait : "Ah oui, c’est amusant, tiens, il manque un bémol".
A côté de ça, je suis allé chercher des musiciens inconnus, j’ai découvert des circuits parallèles, des bandes, des rivalités, des territoires… C’est là que j’ai trouvé les Tolbiac Toads (un groupe de Skinheads). C’est tout un monde, un univers qui serait une couche diagonale. Au début, en studio, ils étaient méfiants, mais je les ai décoincés. »
Rococo
« Cet album est une cheville, un palier. Le début ou la fin de quelque chose. Il est fait pour le Compact Disc, avec cette dimension supplémentaire, la profondeur. D’autre part, il y a le phénomène vidéo. Jusqu’à présent, je n’avais fait qu’un clip (2), et il est sorti pendant le boycott des chaînes ! Il n’y avait qu’un seul plan et ce clip a été primé dans un festival…
Là, à plusieurs endroits, j’ai écrit de la « musique d’image », en pensant à des personnages. Par exemple, Le Nouveau Monde, j’avais en tête le Molière de Mnouchkine et Les Diables de Ken Russel. Je rêve d’un opéra, je verrais bien ça avec des décors de Druillet…
On a maintenant cent ans de documents audiovisuels, même dans les vidéoclips, on voit des trucs de cinémathèque, j’en ai vu un des Smiths, c’était comme ça. On joue avec nos symboles, avec notre héritage culturel, le rococo, ce qui est beau. Aujourd’hui, c’est de jouer avec tous les styles qui en est un. »
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Notes du site :
(1) La Suite française, créée en août 1985 au Festival de musique classique de Montpellier.
(2) Le clip de Mon Dieu que j’l’aime (1984), prix de la meilleure réalisation européenne au MIDEM de Cannes en 1985.