Paroles et musique N°42
septembre 1984

William Sheller
(par Bernard Hennebert et Victor Van Cuyck)



Propulsé très vite dans l'industrie du show-business, il a décidé de refuser les concessions pour vivre son métier-passion comme il l'entend. Pour se sentir vraiment lui-même, en accord parfait avec lui-même. Une évolution intelligente, couronnée de succès populaire, et ce sans déclaration fracassantes, sans promotion forcée.
Sans doute cela n'a-t-il été possible que parce qu'il pouvait compter sur un nom déjà confirmé - il l'avoue volontiers -, mais combien d'artistes bien assis dans leur renommée accepteraient comme lui d'assumer de tels risques au lieu de se contenter de tirer sur la même corde jusqu'à ce qu'elle s'élime ?
Parce que William Sheller est un musicien et un compositeur hors-pair, parce que ses textes sont subtils et sensibles, parce qu'il sait s'entourer de gens de qualité, le spectacle qu'il présente est riche en émotions et, surtout, marqué du sceau -trop rare, paradoxalement, dans ce métier de communication-, du contact avec le public...

Avec ce sens du contact humain (et des orchestrations beaucoup plus sobres que celles de ses disques), William Sheller offre sur scène une nouvelle écoute de ses chansons. C'est qu'il ne s'agit pas, pour lui, de confondre la fin avec les moyens, à savoir la scène avec les disques; si l'un doit être au service de l'autre, c'est bien la galette de vinyle au service du spectacle vivant. Et non l'inverse.
Sheller sera ce mois-ci à l'Olympia du 11 au 16. Il revient pour la seconde fois dans le temple parisien de la chanson - à l'époque de l'électronique, de l'omniprésent et tout puissant synthétiseur- en compagnie d'un simple quatuor à cordes ! Un deuxième passage qui le confirme comme une valeur sûre de la chanson française, et prouve -si besoin était encore-, qu'il existe toujours des artisans de la musique et des mots qui préfèrent, à l'artillerie lourde du showbiz, le verdict de la sensibilité populaire.

-"Quel a été ton parcours, depuis l'orientation classique de tes débuts jusqu'à ton succès dans la chanson ?"
- "Autant que je m'en souvienne, j'ai toujours su que je ferais de la musique. Mon grand-père était décorateur à l'Opéra de Paris, mon père était contrebassiste de jazz, si bien que de nombreux artistes et musiciens défilaient à la maison. A l'Opéra j'assistais aux spectacles, non pas de la salle mais du haut des cintres, au-dessus de la scène ! Tout naturellement j'ai eu envie d'écrire de la musique, et avec l'accord de mes parents j'ai fait des écoles de musique...
Et puis je me suis fait embringuer dans des écoles de musique moderne, "moderniste", "futuriste", "dodécaphoniste", "aléatoire", "concrète"... mais ce n'était pas mon truc, je n'y étais pas heureux, alors j'ai voulu faire de la musique tonale, avec des harmonies, de l'émotion, avec des choses à donner, des images et tout. J'ai lâché les professeurs, abandonné la course au prix de Rome, j'ai fait mon entrée dans la variété. J'ai commencé par jouer dans un groupe de rock, pour trois francs six sous dans les bases américaines; j'écrivais déjà des chansons, mais on les trouvait bizarres et je n'arrivais pas à les placer. J'ai fait aussi quelques petits travaux d'orchestrations pour des âneries, des publicités... Enfin j'ai connu une espèce de succès avec My year is a day, une chanson que j'avais écrite pour un groupe qui s'appelait "Les Irrésistibles". Il y a de ça des lustres !"

-"C'est ce qui t'as permis de continuer ?"
-
"Oui; avec l'argent que cela m'a rapporté, j'ai écrit une sorte de messe hyper-symphonique avec groupe de rock, choeurs... pour des amis qui se mariaient. Quelqu'un l'a fait écouter à Barbara qui m'a alors demandé de lui écrire ses orchestrations ! Enorme chance !
Je suis allé travailler avec elle, et lorsque j'ai commencé à bien la connaître, je lui ai chanté mes propres chansons... et c'est Barbara, la première, qui m'a dit : "Tu devrais les chanter toi-même, au lieu d'essayer de les placer".

-"Tu les as présentées alors à des maisons de disques ?"
-"Oui, et l'une d'elles m'a aussitôt fait signer un contrat. Ridicule d'ailleurs, un contrat de sept ans avec des clauses épouvantables... Mais j'ai enregistré un premier album avec des chansons que j'aimais bien, et une que j'avais écrite, histoire de me moquer un peu du show-business, qui disait en substance : "Donnez-moi du fric et je deviendrai une star". C'était Rock'n'dollars. On en a fait un 45 tours qui est souvent passé en radio et a bien marché. Mais à partir de là, je me suis trouvé prisonnier d'une espèce de créneau auquel j'étais censé appartenir et qui impliquait que je devais chanter des choses drôles !
Cette histoire m'a collé après comme une casserole aux fesses, avec la maison de disques qui, chaque fois, me demandait de refaire la même chanson ! C'est à partir de là que j'ai commencé à apprendre le métier, à le connaître, en fréquentant les radios et les télévisions".

-"Jusqu'à ce que tu décides d'interrompre provisoirement ta carrière. Pour faire le point ?"
-"Oui, j'ai fait un "break" d'un an, pour me détacher un peu des gens du métier et me permettre de redémarrer d'une autre manière. Maintenant je me sens mieux dans ma peau".

-"Le métier, qu'est-ce que cela signifie ? des obligations, des contraintes ?"
-"Des pièges dans lesquels on tombe quand on manque d'expérience. Au niveau de la promotion par exemple. A l'époque, j'avais un attaché de presse, dont le travail consiste à "placer" l'artiste dans les magazines : plus il obtient d'articles et mieux il se fait voir, alors il essaie de le placer n'importe où. C'est comme ça que je me suis retrouvé dans des journaux de minettes, genre Salut, OK magazine... Une fois, un magazine m'a proposé un voyage en Ecosse pour faire des photos, on m'a affublé d'un kilt pour visiter un château, et à la fin j'ai serré la main du gardien, simplement pour le remercier de la visite, pour lui dire adieu. Quelques semaines plus tard, le journal sort avec ce titre : "Grâce à notre magazine, William Sheller retrouve son grand-père !" J'ai aussitôt appelé le rédacteur-en-chef, qui m'a répondu : "Mais c'est marrant, ça ne t'amuses pas? Ça ne fait rien, ne t'inquiètes pas, ça plaît, ça fait vendre !" C'est vrai que ce n'est pas assez grave pour dire : "Ou vous retirez ça ou je vous fais un procès !", mais c'est à cause de ce genre de choses que j'ai décidé de rompre avec ce milieu. Pendant un certain temps, ça a été l'enfer, je passais mon temps entre les séances de poses pour les magazines et les interviews pour les radios périphériques... ou encore les signatures de disques dans les supermarchés : on vous installe à un endroit bien précis du supermarché, de manière que les gens passent devant les disques, devant les produits qu'on a envie de vendre. Moi, j'ai vu arriver des gens qui venaient d'acheter deux albums pour me les faire signer, mais je leur aurais donné mille francs pour qu'ils s'achètent une paire de godasses plutôt que ces disques... ça je l'ai fait une fois, mais pas deux !"

-"Revenons-en à l'actualité. Peux-tu nous parler de ton dernier disque ?"
- "J'ai tout essayé pour le faire traîner, je ne voulais pas qu'il sorte, parce qu'en fait c'est un album qui n'est pas terminé !"

-"C'est-à-dire que nous achetons un produit avec lequel tu n'es pas d'accord ?"
- "Finalement, c'est ça... Il faut dire que ça va tellement mal dans le disque que la maison chez laquelle j'enregistre a décidé, comme la plupart, de sortir maintenant des albums de six titres. Mais moi j'avais préparé ma douzaine de titres, et lorsque le sixième a été enregistré, on a annulé les séances de studio suivantes que j'avais réservées ! Si bien que le disque qui est sorti est, pour moi, un disque inachevé".

- "Ne pouvais-tu pas obtenir gain de cause ?"
- "Il aurait fallu recourir à un procès qui aurait pu durer plusieurs années pendant lesquelles je n'aurais pas enregistré, alors j'ai préféré laissé passer. Mais en affirmant bien haut que je dirai partout que le disque est sorti inachevé. De fait, comme il n'y a pas eu de déclaration préalable des maisons de disques annonçant que leur nouvelle politique serait désormais de sortir des albums de six titres seulement, les premières personnes de la presse que j'ai vues m'ont accusé de manquer d'imagination ! Quand c'est la maison de disques qui manque de sous..."

- "Depuis quelques mois, au Printemps de Bourges, en Belgique, tu tournes accompagné d'un quatuor à cordes. Cette formule peut surprendre lorsqu'on pense aux orchestrations sophistiquées de tes disques...
- "Je veux simplement montrer que le disque et la scène sont deux choses tout à fait différentes; déjà en 82, j'avais fait l'Olympia en partie seul au piano... Pour moi, enregistrer des disques n'est qu'une partie de mes activités, je ne me sens pas assujetti au produit-disque et cette année encore, je tiens à le démontrer avec ce quatuor à cordes... bien que l'on me considère comme un fou.
Il faut montrer aux maisons de disques qu'un artiste peut aussi bien exister sans disque, sans matraquage radio ou magazines à la mode. Il suffit simplement de proposer quelque chose d'humain aux gens, qui sorte du cadre du show-business. Après le Printemps de Bourges, on a fait seize concerts en Belgique avec "Halvenalf", sans le moindre appui de la maison de disques, mais tous à bureaux fermés !"

- "C'est la preuve, en effet, que l'on peut rompre la spirale du showbiz : disque-promotion-scène, et que cette dernière peut apporter autre chose au spectateur que la fidèle reproduction du disque qu'il connaît..."
- "Oui; traditionnellement on sort un album avant l'été [rires] -je rigole parce que c'est mon cas, mais c'est involontaire-, on se lance dans une promotion radio-télé, à la rentrée on fait une grande salle parisienne, et enfin on effectue une tournée pour promotionner le disque à travers la France, la Suisse, la Belgique, le Québec, si possible. C'est-à-dire que l'artiste est lié d'abord et avant tout à son disque ! "

- "Alors que la chanson vivante, par définition, c'est le spectacle avant tout, le contact humain..."
- "Pourtant la conception showbiz de ce métier fait que les artistes se sentent obligés de chanter toutes les chansons de leur nouveau disque, au lieu de mettre au point un véritable spectacle, de concevoir un travail spécifique pour la scène, pour créer le contact avec les gens. Mais c'est en train de changer, on commence à distinguer le travail du disque de celui de la scène; tant mieux pour l'artiste si on lui propose d'enregistrer, mais il peut s'en passer, il peut exister sans la maison de disques. Il y a des tas d'artistes qui tournent sans être soumis à cet engrenage qui consiste à sortir d'abord un disque, à demander à une station de radio périphérique ce qu'elle en pense, quel titre elle voudrait passer, selon quelle fréquence de diffusion, par jour ou par semaine..."

- "Comment s'effectue la sélection des chansons que diffusent les stations de radio?"
- "Au pif et de façon autoritaire, parce que les animateurs n'ont pas leur libre arbitre : ce qu'ils peuvent choisir se résume à deux ou trois titres à glisser dans la sélection du chef-programmateur. Il faut dire qu'en France, quatre personnes ont fait le métier pendant des années, il s'agit des chefs-programmateurs de RTL, Europe1, France Inter et RMC. Quatre personnes qui, de nombreuses années durant, ont décidé qui allait exister comme artiste, qui ne passerait jamais en radio, qui on allait programmer une fois par semaine, trois fois par semaine ou trois fois par jour... Ce qui a incité les maisons de disques à pousser leurs artistes à écrire des chansons passe-partout, qui puissent être programmées aussi bien à 6 h du matin qu'à 9 h, midi, 16 h ou même la nuit...
Mais les éditeurs s'aperçoivent aujourd'hui que ces combines avec les stations de radio, la télévision, ne marchent plus, que cela ne suffit plus à faire vendre des disques; et c'est le SNEPA lui-même -le syndicat des maisons de disques-, qui dénonce maintenant le principe des co-éditions avec les radios... Les patrons des maisons de disques ne savent plus que faire, ils en sont à attendre et voir par quel système nouveau ils pourraient remplacer l'ancien qui a fait son temps, wait and see...

Pendant ce temps-là, il y a une remontée du spectacle, pas celui qui est soumis à la promotion d'un disque, mais le vrai,
celui qui tient compte du public, qui représente un contact réel entre l'artiste et les gens qui se déplacent. C'est un phénomène naturel, en période de crise le spectacle remonte parce que le préfabriqué, les gens en ont marre".

- "Précisément, comment vois-tu l'avenir de ce métier, entre la renaissance du spectacle vivant et la dégringolade du disque?"
- "Je suis persuadé que les années qui viennent seront bénéfiques pour la musique et la création en général.
Je le dis un peu au feeling, comme ça, comme je le sens, parce que je vois les gens qui arrivent, les idées qu'ils peuvent avoir, leur détachement vis-à-vis de ce métier. Ils pensent beaucoup plus "humain", ils pensent "scène", ils pensent "spectacle" et en définitive ils pensent "vérité". Oui, je suis assez optimiste".

- "Toi aussi tu penses "spectacle" de préférence, ce qui ne t'empêche pas de vendre beaucoup de disques. Connais-tu tes propres chiffres de vente, et peut-on avoir confiance en ceux qui sont publiés dans la presse en général?"
- "Quand on annonce des chiffres de vente dans un journal, en général il faut les diviser par deux pour approcher la vérité. Et il ne faut pas confondre les sorties de stocks et la vente réelle.
Quant aux fameux disques d'or-soit 100 000 exemplaires vendus-, on ne peut se fier qu'à ceux garantis par le SNEPA, car on ne compte plus les faux disques d'or attribués par certaines maisons à leurs propres artistes pour raisons promotionnelles...Pour ma part, quand je réalise une bonne vente en France -et je me situe parmi les gens qui vendent bien-, je fais 50 à 60 000 exemplaires par album et beaucoup plus pour les 45 tours. Un véritable disque d'or, c'est énorme, et si on dépasse les 100 000 exemplaires, c'est le Pérou ! Presque impensable à présent avec le phénomène de la copie pirate ! Un phénomène tout à fait normal d'ailleurs, compte tenu de la crise et de l'existence des cassettes et des duplicateurs à vitesse rapide..."

"Tu parles plus volontiers du métier que de tes propres chansons, alors -avec ton expérience et au vu de la situation actuelle de ce métier-, que peux-tu conseiller aux jeunes qui veulent faire carrière dans la chanson ? "

- "De plonger, en tâchant de rencontrer des gens intéressants, prêts à travailler avec vous parce qu'ils croient à la qualité de votre travail, et non pour le bénéfice qu'ils espèrent tirer de cette collaboration. A moins d'avoir la veine de tomber tout de suite dessus, avant de rencontrer des gens pareils, ça peut prendre dix ans, parfois plus..."

Un jour, quelqu'un est venu me trouver pour me dire : "Je voudrais faire de la chanson, mais j'hésite à quitter mon boulot". Je lui ai répondu ceci :"A la limite ça peut paraître dur, mais si tu hésites un seul instant à quitter ton boulot, il vaut mieux en rester là". Le seul truc à faire, c'est de monter sur le plongeoir.. et de plonger en plein milieu du métier! Pour voir comment ça se passe, tout en essayant de déjouer les pièges..."

NB : l'article comprenait également une discographie détaillée et les paroles de la chanson "C'est l'hiver demain".


L'homme des climats


Refusant de se laisser enfermer dans un style, William Sheller aime et cherche la diversité d'expression. Son ambition : dématérialiser la chanson en utilisant toutes les ressources musicales pour créer un climat heureux ou triste, coloré ou transparent, construit et désarticulé, pour donner "le plaisir d'un spectacle ensemble".

"Et si tout à coup nous nous apercevions
que nous n'avions plus besoin d'être "Modernes"?
Et si nous cessions de créer pour le futur ?
Et si nous donnions aux gens d'aujourd'hui ce qu'ils aiment ?
Et si nous n'avions plus peur de rechercher ce qui est beau ?
Et si pour cela nous utilisions simplement notre émotion, notre imagination, notre intelligence et nos techniques?
Ce ne serait pas un mauvais rêve,
Et c'est bien près d'être possible...
"
William Sheller
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Petite chronologie

*1946. Naît à Paris le 9 juillet 1946, d'une mère française (passionnée de jazz) et d'un père américain (contrebassiste de jazz).
*1949. Départ aux USA, installation dans l'Ohio. Cinq années baignées de Coca-Cola, d'ice-cream, de pop-corn et de jazz.
* 1953. Toute la famille rentre à Paris. Retrouvailles avec la "french family". William entre à l'école et apprend le français. Etudes musicales approfondies (piano, fugue, harmonie, orchestration). Premières chansons.
* 1968. Premiers succès : My year is a day, enregistré par un groupe américain vivant à Paris.
* 1969.
Musique du film Erotissimo.
* 1970. Lux Aeterna : une messe de mariage écrite pour deux amis, devenue une symphonie pour chœur, orchestre et groupe de rock. Succès très confidentiel.
* 1971.
Musiques de film et orchestrations diverses (notamment pour l'album de Barbara La Louve en 1973).
* 1975. Premier album, premier tube d'auteur-compositeur-interprète-orchestrateur : Rock'n'dollars, suivi de Photos-souvenirs.
* 1976. Second album : Dans un vieux rock'n'roll.
* 1977. Troisième album : Symphoman.
* 1978. La Sirène, ballet pantomime pour le Paradis latin. Concerto pour violon, Le violinaire français, dédié à Catherine Lara. Musique du film Retour en force (1980).
* 1980. Quatrième album : Nicolas, enregistré à Los Angeles. A son retour en France, éprouvant de plus en plus le besoin de contact avec le public, William saute le pas et se décide enfin à faire de la scène.
* 1981.
Cinquième album : J'suis pas bien. Le 4 mai, premier concert à Bobino. Le public découvre un musicien, un interprète, un homme de scène…
* 1982. Musique du film Ma femme s'appelle reviens. Premier passage à l'Olympia du 26 avril au 2 mai, et sortie d'un double album enregistré à cette occasion.
* 1983. Du 2 au 5 février, au Théâtre 140 à Bruxelles, seul au piano.
* 1984. Série de concerts avec son piano et le quatuor à cordes Halvenalf. Printemps de Bourges. Invité vedette au Festival de Spa. Simplement, nouvel album de 6 titres. Second passage à l'Olympia avec Halvenalf.