Le
parfum intact des matinées classiques bruxelloises. Le charme discret d'un raffinement
retrouvé. Un pont subtil entre anciens et modernes. William Sheller, exactement.
Deux canapés noirs pour une illusion de modernité
tandis qu'à côté du piano le néo-classicisme fait rage. Des colonnes doriques
façon Epidaure rénové et des frises qui ne seraient pas déplacées dans quelque
folie italienne hellénophile. Les décors du prochain Olympia qu'il fallait bien
poser quelque part. L'auteur de Nicolas parle de l'enfance dans l'Ohio,
de la maison un peu en dehors de la ville moche où on fabriquait des pneus : "Il
y avait toujours dans l'air une odeur de pneu brûlé". Vision de l'artiste
en petit garçon très propre dans une ville qui sent le roussi. "Don't be a
naughty boy, Will ! " Exquis tout de même. L'Amérique et les Américains, séduisants
: "J'aime ce pays. Lorsque les gens parlent de quelqu'un qui n'est pas là,
ils emploient immédiatement des qualificatifs psychologiques et non pas physiques
comme ici. C'est un autre niveau. Mais je n'y vivrais pas. Quand on n'a pas de
passé, s'en inventer un par l'imitation accuse toujours une certaine épaisseur.
Une lourdeur". Un temps. Est-il vrai qu'auprès de ces filles et ces garçons
de l'aurore qui marchent par ombres paires dans le matin furtif, la moue de Colette
s'impose comme évidente ? Acquiescement de William grand lecteur des Claudine,
fou de Chéri au point d'avoir au creux de la tête l'envie d'en faire un
opéra. "Mis à part l'œil de Colette, cet observateur du détail qui trahit ce
qu'elle a toujours été, ce qui est important c'est que son œuvre procède toujours
de choses vécues. On ne peut donner à voir que ce qu'on a vécu".
Pensant
à la Léa de Chéri, cette femme de cinquante ans qui aurait peur de la cinquantaine
mais avec ce charme extraordinaire, la pensée file vite vers Barbara. Même si
elle n'est pas tout à fait ce rôle et pas tout à fait cette femme. Trop fragile
ou trop désarmée. William Sheller a travaillé avec le mythe fait femme. "Elle
est un personnage tellement soumis au temps qui passe que je n'ai jamais pu l'avoir
dans une salle où je chantais. C'est une femme très capable de s'habiller pour
sortir, et puis un oiseau passe dehors, ça l'angoisse. Elle ne sort plus. C'est
quelqu'un qui donne toujours un petit coup de pouce aux gens qui travaillent avec
elle. C'est elle qui m'a dit de chanter". Ces deux-là partagent sans
doute cette imperceptible fatigue des gens mêlée de crainte. Cette lassitude devant
l'agression qui fait que Bruxelles est en train de nous subtiliser Sheller en
douceur. "C'est une petite ville, alors les artistes de toutes les disciplines
se connaissent et communiquent. Il n'y a jamais d'embouteillage, et surtout il
n'y a pas de star-system. Pas de journaux sur la vie des vedettes. Ils cernent
l'individu très vite derrière son image. J'y vis un tiers de l'année. Pour ce
quelque chose de Vienne, un peu suranné, un peu décadent mais tellement dynamique".
C'est dans cette ville élue que sera tourné le clip de Mon Dieu que j'l'aime,
en un seul plan de trois minutes trente. Mais où vont-ils trouver sous ces latitudes
le jardin andalou mentionné dans le texte ? On le verra sans doute dans les notes
de cette musique particulière qui porte la patte Sheller désormais synonyme de
renouveau paradisiaque perdu au milieu d'une course d'époque à la modernité. "Je
subis la musique. Quand j'étais petit, il suffisait de m'allumer la radio pour
que je me tienne tranquille pendant des heures. J'ai eu, au Conservatoire, une
période d'intérêt pour la musique contemporaine. Je me suis très vite aperçu que
si les gens n'y étaient pas sensibles, c'est parce qu'elle ne dégageait aucune
émotion. Les gens n'ont pas besoin d'être éduqués pour aimer la musique. Le rôle
des artistes aujourd'hui, devrait être de dire : "Voilà ce que vous aimez,
nous allons vous le donner et le sublimer pour que ce soit plus beau que vous
ne l'avez jamais rêvé". C'est ça l'imagination des artistes. Les créateurs
maudits qui attendent que les gens viennent à eux, c'est fini. Il n'y a pas de
postérité qui tienne. Le public veut de la beauté, il faut la lui offrir et qu'elle
soit harmonieuse".
A cette certitude tient sans doute la magie de l'instant
qui saisit à l'écoute des quatuors à corde de cet homme, la sérénité où il devient
possible de s'abandonner, le bonheur d'imaginer les accents de Monsieur Puccini
à l'écoute du Capitaine. Entre Colette, Barbara et Bruxelles habite William
Sheller. Artiste ravi qu'une astrologue lui ait dit un jour qu'il n'était pas
un sentimental mais un émotionnel. Ravi de la nuance capitale dans sa tête. Un
seul regret : ne pas l'avoir vu dans sa baignoire avec cette écharpe-walkman en
plastique étanche, cadeau de Nicoletta pour écouter Les Filles de l'aurore
au-dessous du niveau de la mer. L'objet trône pour le moment sur les épaules
d'un
buste de femme au curieux sourire.
Néo-classique on vous dit !