Chanson N°11
août-septembre 1984

William Sheller : Colette, Barbara, Puccini et les autres...
(par Sylvie Coulomb)



Le parfum intact des matinées classiques bruxelloises. Le charme discret d'un raffinement retrouvé. Un pont subtil entre anciens et modernes. William Sheller, exactement.


Deux canapés noirs pour une illusion de modernité tandis qu'à côté du piano le néo-classicisme fait rage. Des colonnes doriques façon Epidaure rénové et des frises qui ne seraient pas déplacées dans quelque folie italienne hellénophile. Les décors du prochain Olympia qu'il fallait bien poser quelque part. L'auteur de Nicolas parle de l'enfance dans l'Ohio, de la maison un peu en dehors de la ville moche où on fabriquait des pneus : "Il y avait toujours dans l'air une odeur de pneu brûlé". Vision de l'artiste en petit garçon très propre dans une ville qui sent le roussi. "Don't be a naughty boy, Will ! " Exquis tout de même. L'Amérique et les Américains, séduisants : "J'aime ce pays. Lorsque les gens parlent de quelqu'un qui n'est pas là, ils emploient immédiatement des qualificatifs psychologiques et non pas physiques comme ici. C'est un autre niveau. Mais je n'y vivrais pas. Quand on n'a pas de passé, s'en inventer un par l'imitation accuse toujours une certaine épaisseur. Une lourdeur". Un temps. Est-il vrai qu'auprès de ces filles et ces garçons de l'aurore qui marchent par ombres paires dans le matin furtif, la moue de Colette s'impose comme évidente ? Acquiescement de William grand lecteur des Claudine, fou de Chéri au point d'avoir au creux de la tête l'envie d'en faire un opéra. "Mis à part l'œil de Colette, cet observateur du détail qui trahit ce qu'elle a toujours été, ce qui est important c'est que son œuvre procède toujours de choses vécues. On ne peut donner à voir que ce qu'on a vécu".
Pensant à la Léa de Chéri, cette femme de cinquante ans qui aurait peur de la cinquantaine mais avec ce charme extraordinaire, la pensée file vite vers Barbara. Même si elle n'est pas tout à fait ce rôle et pas tout à fait cette femme. Trop fragile ou trop désarmée. William Sheller a travaillé avec le mythe fait femme. "Elle est un personnage tellement soumis au temps qui passe que je n'ai jamais pu l'avoir dans une salle où je chantais. C'est une femme très capable de s'habiller pour sortir, et puis un oiseau passe dehors, ça l'angoisse. Elle ne sort plus. C'est quelqu'un qui donne toujours un petit coup de pouce aux gens qui travaillent avec elle. C'est elle qui m'a dit de chanter". Ces deux-là partagent sans doute cette imperceptible fatigue des gens mêlée de crainte. Cette lassitude devant l'agression qui fait que Bruxelles est en train de nous subtiliser Sheller en douceur. "C'est une petite ville, alors les artistes de toutes les disciplines se connaissent et communiquent. Il n'y a jamais d'embouteillage, et surtout il n'y a pas de star-system. Pas de journaux sur la vie des vedettes. Ils cernent l'individu très vite derrière son image. J'y vis un tiers de l'année. Pour ce quelque chose de Vienne, un peu suranné, un peu décadent mais tellement dynamique". C'est dans cette ville élue que sera tourné le clip de Mon Dieu que j'l'aime, en un seul plan de trois minutes trente. Mais où vont-ils trouver sous ces latitudes le jardin andalou mentionné dans le texte ? On le verra sans doute dans les notes de cette musique particulière qui porte la patte Sheller désormais synonyme de renouveau paradisiaque perdu au milieu d'une course d'époque à la modernité. "Je subis la musique. Quand j'étais petit, il suffisait de m'allumer la radio pour que je me tienne tranquille pendant des heures. J'ai eu, au Conservatoire, une période d'intérêt pour la musique contemporaine. Je me suis très vite aperçu que si les gens n'y étaient pas sensibles, c'est parce qu'elle ne dégageait aucune émotion. Les gens n'ont pas besoin d'être éduqués pour aimer la musique. Le rôle des artistes aujourd'hui, devrait être de dire : "Voilà ce que vous aimez, nous allons vous le donner et le sublimer pour que ce soit plus beau que vous ne l'avez jamais rêvé". C'est ça l'imagination des artistes. Les créateurs maudits qui attendent que les gens viennent à eux, c'est fini. Il n'y a pas de postérité qui tienne. Le public veut de la beauté, il faut la lui offrir et qu'elle soit harmonieuse".
A cette certitude tient sans doute la magie de l'instant qui saisit à l'écoute des quatuors à corde de cet homme, la sérénité où il devient possible de s'abandonner, le bonheur d'imaginer les accents de Monsieur Puccini à l'écoute du Capitaine. Entre Colette, Barbara et Bruxelles habite William Sheller. Artiste ravi qu'une astrologue lui ait dit un jour qu'il n'était pas un sentimental mais un émotionnel. Ravi de la nuance capitale dans sa tête. Un seul regret : ne pas l'avoir vu dans sa baignoire avec cette écharpe-walkman en plastique étanche, cadeau de Nicoletta pour écouter Les Filles de l'aurore au-dessous du niveau de la mer. L'objet trône pour le moment sur les épaules
d'un buste de femme au curieux sourire.
Néo-classique on vous dit !

  William Sheller
Simplement
Philips 814986-1
 


Passons-nous secrètement le mot et portons Les Filles de l’Aurore en invisible étole autour de nos épaules nues, parce que… Parce qu’il faut protéger les hommes qui, «même pour un instant, seraient peut-être heureux de nous voir vivre», et leur offrir des maison livresques où cultiver cette intention. Parce qu’après Nicolas, les enfants des chansons ne pouvaient que s’appeler Léopold. Parce que les quatuors à cordes nous sont devenus aussi indispensables qu’un amant pour l’aurore. Parce que les jardins seront andalous ou ne seront pas. Parce qu’aussi Monsieur Puccini fut sans nul doute habité de lourds bambous entourant la maison de celle qui portait, sublime, un kimono de coton. Parce qu’enfin, seuls Barbara et William Sheller savent que le cafard se niche toujours au creux des reins en une certaine élégance du chagrin. Ahh William !  Prenez soin de nous longtemps… S.C