C’est un jeune homme doux et serein qui me reçoit dans un appartement calme et lumineux situé près du Collège Saint-Michel. Doux et serein mais passionné. William Sheller, pieds nus sur la moquette souple, la voix « shuntée » par un léger refroidissement, parle de la musique qu’il fait, de celle qu’il aime, de peinture, d’histoire, avec la même harmonie qu’il met dans ses compositions. Courtois et chaleureux, il n’est pas dérangé de ressasser -pour la énième fois sans doute- les circonstances qui l’ont amenés à faire de la musique.
- « J’ai vécu jusqu’à mes 7 ou 8 ans aux Etats-Unis [son père est américain, sa mère française] et toute mon enfance a été baignée de jazz : Kenny Clarke, Dizzie Gillespie, Charlie Parker et des tas de grands noms de ce genre venaient souvent à la maison ; mais sans doute parce cela m’était trop familier, je n’ai jamais "accroché" au jazz. En revanche, quand ma famille est rentrée à Paris, j’allais avec mon grand-père à l’Opéra (Il y était décorateur) et toute cette magie -que je voyais depuis les cintres- me fascinait. Je crois que c’est cela qui m’a décidé à devenir compositeur. Pour créer à mon tour cette magie. Après, vers 12 ans, ce fut le conservatoire. J’ai eu pour (vieux) maître un ancien élève de Gabriel Fauré. Je ne me sentais pas à mon aise au conservatoire -trop de règles à respecter- mais ce maître m’a donné le goût des enchaînements harmoniques. »
- « Comment passe-t-on de la musique classique à Dans un vieux rock’n’roll, au Carnet à spirales ou Fier et fou de vous ? » [Les premiers succès de William Sheller, entre 75 et 78]
- « J’avais écrit des musiques de films, des orchestrations… et c’est Barbara, pour qui j’avais fait l’orchestration de son album La Louve qui m’a dit que je devrais chanter. Je n’avais pas de voix -Je n’en ai toujours pas, ajoute-il avec humour- mais j’ai sauté le pas tout de même. »
- « Il y a eu comme une rupture en 80 ? »
- « Après cinq ans, j’en ai eu assez de faire, sinon de la musique facile, du moins de rester en deça de ce que je voulais vraiment faire, c’est-à-dire de la musique populaire mais qui s’appuierait sur le classicisme - ou plutôt l’inverse- : quelque chose comme du Beethoven mais avec beaucoup plus de succès auprès de Monsieur Tout le monde. Alors j’ai changé d’image. Fini "la machine à tubes". C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire de la scène ; et je me suis aperçu que quand j’étais seul au piano, sur une scène, il se passait quelque chose. Je veux faire -et je crois que j’y réussis- du "créatif pour un large auditoire". Car c’est cela, le drame de la musique d’aujourd’hui : la médiocrité et le manque de créativité. »
- « Tout est à rejeter en bloc ? »
- « Non bien sûr. Mais on assiste à une accumulation de musiques. Tout se mélange : jazz, rock, funk, on ne sait pas où on va. Et toujours ce manque d’innovation. C’est tragique quand on pense que 20 ans après, la musique des Beatles est toujours LA référence. Même si ce qu’ils ont fait était fabuleux. Mais c’est du passé. Il faut que la musique "éclate".
De ce point de vue, le mouvement punk -les débuts, pas la récupération commerciale qui a suivi- était très important. Aussi important que Le sacre du printemps. Malgré tout, en cette fin de siècle, où l’on vit sous la menace d’un conflit - on va vers un "sacré malaise"! - on sent comme un esprit nouveau, un besoin d’harmonie, de vérité, je crois. »
- « La musique du passé, c’est important ? »
- « C’est fondamental pour moi. J’adore la musique du XVIIIème par exemple. Et on s’aperçoit qu’elle suit l’Histoire de près, ou même qu’elle la précède. Au XVIIIème, on passe du contrepoint de Bach à quelque chose de plus léger, de plus "démocratique", qui annonce la Révolution. »
Un décor d’opéra
- « Les quatre concerts qui s’annoncent à Bruxelles - et la tournée en Belgique qui va suivre- vous verront sur scène avec un quatuor à cordes. C’est le retour au classicisme ? »
- « Oui et non. Le quatuor Halvenalf - ce sont des Belges mi-francophones, mi-Flamands, deux d’entre eux viennent de Julverne- sont de bons interprètes de Brahms et Schubert, mais pour le spectacle, ce sera tout différent ! Les deux livres que j’ai écrit pour eux, c’est "du classique qui swingue". »
- « Ce sera un spectacle tout à fait original ? Aucune "vieille chanson" ? Aucun rapport avec le concert Sheller de 83 ? »
- « Si. Je vais reprendre Le Carnet à spirales par exemple. Je ferai aussi des soli de piano. Mais dans l’ensemble, presque tout est neuf. Ce qui a demandé un gros travail de préparation -d’écriture surtout-. Pour écrire un quatuor de cinq minutes, il faut 5 à 6000 notes…Calculez…Cela fait trois mois de préparation en gros. Et puis le spectacle sera aussi visuel, avec un décor. Ce sera du néo-classique avec un fronton à l’antique et des scènes en trompe-l’œil. Comme un décor d’opéra ou de Guignol. Entre le naïf et le sourire, mais le classicisme en toile de fond. En fait, la véritable voie est là pour moi : utiliser les règles d’or du classique avec un regard contemporain. Ce spectacle-ci a été spécialement conçu pour la Belgique -Je vis un tiers du temps à Bruxelles, j’aime cette ville. L’ambiance y est créative-. »
De Colette à Bofill
- « En dehors de la musique, William Sheller s’intéresse à quoi ? »
- « L’ethnologie, l’histoire, l’architecture, la peinture. Colette, Maurice Sachs en littérature. Je n’aime pas vraiment Rimbaud, c’est trop métallique, "le mot pour le mot". Moi j’aime les phrases qui suscitent des images. Quand je compose ma musique, c’est la même chose. Le son crée l’image et l’image se traduit ensuite par des mots, qui deviennent des "paroles de chansons". En architecture, j’ai une véritable passion pour Ricardo Bofill. En peinture, c’est Ingres, Delacroix, Andy Warhol aussi, Druillet, les cubistes… Les impressionnistes ne me "parlent" pas, et j’ai horreur de Turner… »
- « Si on revenait à la musique ? »
- « Parlons plutôt de spectacle. J'ai envie de monter des spectacles -musicaux bien sûr- avec le concours de chorégraphes, de costumiers qui ne seraient pas des costumiers de théâtre mais des stylistes des grands couturiers, des décorateurs qui seraient de vrais graphistes contemporains, comme à l’époque fabuleuse de Diaghilev. »
- « William Sheller, vedette de la chanson, c’est fini ? »
- « Totalement. Du moins dans le sens traditionnel du show-business, des tubes qu’il faut matraquer à coups de promotion radio, télé… Ça vous enferme dans la facilité et vous fait tourner en rond. Moi j’ai encore envie -toujours envie- de prendre des risques.
Et puis cette façon de vivre vous éloigne de la vraie vie, de celle des gens de tous les jours. Pour pouvoir écrire des choses qui concernent les gens, il faut continuer à pousser son caddie au super-marché. Ce n’est que comme ça qu’on peut faire une musique qui parle aux gens, qui les fasse voyager, rêver le temps d’un concert. Ça ne veut pas dire qu’il faut cracher sur le commerce, sur l’industrie de la chanson, puisqu’on en vit. Il ne faut pas avoir honte de parler de "business", d’argent. Ne pas se laisser absorber par cela au détriment de la créativité, c’est tout. »
- « Tout ce travail, cette recherche, ça ne laisse pas beaucoup de place à la spontanéité, à l’improvisation sur scène… »
- « La spontanéité oui, la chaleur humaine, l’émotionnel… Ce sont pour moi des valeurs essentielles et auxquelles je crois. L’improvisation non, parce que j’ai le goût de la perfection, que je préfère offrir un produit fini. Même s’il y a des harmonies, des accords qui passent inaperçus à des oreilles "moyennes" ; c’est cela ma musique. Mon éditeur me dit que ces raffinements sont pour les "Aztèques". Mais il y a beaucoup plus d’"Aztèques" qu’on ne le croit. En fait mon "créneau" c’est le bien fait, sympathique en même temps. Ecoutable par tous, avec quelque chose en plus. »
Ce "quelque chose" en plus dont parle Sheller avec simplicité et humour, ressemble fort à de la subtilité. « Si depuis 2 000 ans la musique existe, c’est parce qu’elle répond à un besoin, conclut-t-il. Un besoin d’humanité, d’émotion ». D’amour en somme…