Oxygène
mars 1983
- interview réalisée pendant une série de concerts piano-solo au Théâtre 140 de Bruxelles du 2 au 5 février 1983-

Pendant trop longtemps, il a eu cette image de pingouin américain, de branché sur les fast-food, de hamburger à consommer entre deux tubes pré-fabriqués. Un malentendu. Pour larguer définitivement le ketchup qui tache encore ses baskets, il vient de donner à Bruxelles quatre splendides concerts solitaires au piano où Sheller joue Sheller comme Sheller en a vraiment envie.
Sheller, j'cours tout seul

(par Philippe Cornet)


Dans les coulisses du 140, William récupère les cent minutes précédentes passées en scène. Interview demain, OK ?
Tant mieux parce que j’ai une belle barre dans la tête et que lui ressemble à un poids moyen sans nez écrasé. A bout de souffle.


1. CLASSIQUE :

Face à face dans la loge, avant le troisième concert. Mais qu’est-ce qu’il fait là tout seul sans groupe ?

Sheller : - « Au départ, j’ai fait un concert l’année dernière à La Louvière où mes musiciens, ou plutôt leurs instruments, sont restés bloqués à la frontière parce qu’un douanier n’a pas tellement apprécié les blagues de notre bassiste -un grand nerveux-. En arrivant au concert, je me suis aperçu que c’était télévisé et qu’il fallait bien faire quelque chose. Je me suis donc mis au piano pendant une heure, avec le pouce foulé.
Puis, quand je suis venu au 140 avec mes musiciens, j’ai fait une partie de piano solo au milieu. Des gens sont venus me voir et m’on dit que cette partie au piano était sympa et qu’il faudrait recommencer.A tel point que lorsqu’en décembre, on m’a proposé de faire une série de concerts, j’ai accepté. Et puis parce que moi, j’ai envie de le faire, parce que c’est la liberté, la liberté totale.
Ça ne fait que deux ans que je monte sur scène parce que j’avais une image de joyeux rigolo et que je n’avais pas envie d’avoir un public de minettes qui hurlent.
Certains théâtres disaient : "Oui, mais Sheller c’est un type habillé tout en blanc et qui passe dans toutes les émissions ringardes de la télévision". J’en avais marre parce que j’avais envie de faire de la musique dans tous les sens, y compris du rock’n’roll flashy et marrant. »

Sheller a usé ses fonds de knickers (il devait en porter) sur des bancs d’académie ou plutôt sur des tabourets devant des grands pianos noirs et à queue qui auraient dû le mener à la carrière de concertiste classique. Soit dit en passant, le grain de sable aura été les Beatles.

Oxygène : - « Ces concerts, c’est la base classique qui est revenue à la surface sans être jamais partie… »
Sheller : - « Que j’ai réagrippée, oui. Pour aller vers autre chose. »

Oxygène : - « Hier, le concert était un peu "concertiste", vous et le piano, avec la différence qu’il y avait de l’humour et un dialogue avec les spectateurs » [Entre deux morceaux, Sheller quitte son tabouret et vient voir le public dans les yeux]
Sheller : - « Qu’est-ce qu’on s’embête dans les concerts classiques ! Quand on voit des concerts de classique, il n’y a jamais de lumières : c’est tout éclairé [ndlr : physiologiquement impossible]. Mais j’aime bien le classique dans ce qu’il a de rêve, comme j’aime bien la musique de synthétiseur quand elle est bien foutue ; d’ailleurs cela se rejoint. De toute façon, la musique d’aujourd’hui sera classique dans cent ans. Ce qui est maintenant de la culture était au départ des loisirs. La culture aujourd’hui, c’est aussi Tintin et Milou.
Ici, il y a un contact humain, parce que la star qui se montre, c’est une optique du spectacle, mais…
Ou alors, il faut des décors, des costumes, des musiciens partout et alors, on s’adresse moins au public parce qu’on joue sur un moment où le public s’oublie. Là, les gens n’oublient pas qu’ils sont là. »

Oxygène : - « Avant de venir, j’ai parlé à quelqu’un plutôt "rock" (mettons une étiquette, il n’y a pas de raison) qui a exprimé une moue de dédain en apprenant que je venais parler à Sheller… »
Sheller : - « Bien sûr, c’est normal. Mais travailler en fonction de mon image, ce n’est plus la liberté ; je vois Nana Mouskouri qui n’a pas changé de lunettes depuis quinze ans [rires francs]. Evidemment, elle vend des millions de disques ; elle chante en japonais, en swahili. Peut-être qu’ainsi, on a l’impression de réussir sa vie, d’une certaine façon. Alors, moi je m’en fous de ne plus être au hit-parade et qu’on me voie moins souvent à la télé. J’ai des salles qui sont sympas et c’est ça l’important. »

2. CINE-FOULE :  

Sheller : - « J’ai profité d’être à Bruxelles pour aller au festival, voir The Beatmaster, qui s’inspire de Conan le Barbare en plus d’éléments de magie. J’aime bien le ciné, mais je n’aime pas les salles, être au milieu de la foule, des gens. Et pas parce qu’on va me reconnaître. Je me suis déplacé quelques fois pour des grands concerts comme les Stones : c’est angoissant. »

Oxygène : - « C’est pour ça qu’on vous retrouve sur scène ? »

Sheller : - « Généralement, c’est plus près de la porte de secours. »

3. AMOUR :    

Oxygène : - « On ne peut pas dire que de l’ensemble des chansons interprétées hier soir, se dégage un optimisme évident… Genève en particulier est carrément noire. »
Sheller : - « Oui, mais ça, c’est une chanson qui tient plus du cinéma que de la réalité. Elle est du genre pompeux, du genre Visconti, du genre lent. Parce qu’une chanson peut aussi être un exercice de style. Actuellement, on associe beaucoup les chanteurs à ce qu’ils chantent et c’est dommage. Je sais qu’il y a cette notion d’être un personnage qui ne doit pas bouger et chanter à peu près les mêmes choses simplement parce qu’une série de gens se retrouvent dedans ! »

Oxygène : - « Je pense plus au fond qu’à la forme ; dans vos chansons, l’amour arrive puis se tire inévitablement. Rien ne dure vraiment. »
Sheller : - « Oui, parce que les choses ne tiennent pas. Et de toute façon, c’est fait pour cela. L’amour, c’est fait pour partir à un certain moment, sinon, c’est l’ennui. Tout a besoin d’être remis en question. Je crois que c’est bien comme cela, qu’il y ait une chute. C’est un cycle normal. [Il continue malgré ma moue dubitative]
Alors, les textes donnent toujours des histoires qui auraient pu bien commencer mais qui sont emportées dans un sens avec l’échec à la sortie. Mais au bout de quelques histoires, on s’aperçoit que c’est bien comme ça. On ne rencontre pas les gens par hasard et on ne les quitte pas par hasard non plus. C’est pour avancer. »

Oxygène : [Là je pose la question naïve, évidente et indispensable] - « O.K, mais vers où ? »
Sheller : - « Les expériences qui s’arrêtent à un moment, il n’y a que ça ! De toute façon, on suit ses trucs, chacun dans sa tête. »

Oxygène : - « C’est peut-être aussi parce qu’au départ, vous avez tout reçu ! »
[Dans Oh ! j’cours tout seul, il chante "On m’a tout mis dans les mains, j’ai pas choisi mes bagages, en couleurs"]
Sheller : - « J’ai pas choisi mes bagages, mais j’ai quand même un poids au départ ! J’ai eu une éducation flottante parce qu’au départ, j’étais dans un milieu d’artistes qui a une certaine ouverture d’esprit mais qui a contrebalancé ça en me donnant une éducation "sérieuse". Pour moi, la musique est le milieu naturel dans lequel j’ai vécu ; c’est le paysage qui était autour. C’est un bon paysage parce que je connais plein de gens qui seraient sans doute devenus de bons musiciens, mais qui n’ont jamais pu s’acheter plus qu’une méthode de guitare parce que l’entourage considérait que ce n’était pas un métier, alors que chez moi, on considérait que c’était un métier. Mais il n’y a rien de fixe, on ne peut compter sur rien. »

Oxygène : - « Musicien-artiste : c’est la même chose ? »
Sheller : - « Bon, le jongleur est artiste et dans les bordels, on disait en appelant les filles : "S’il vous plaît, les artistes au salon !" Artiste, c’est tout et rien.»

4. POLITIQUE :  

Oxygène : - « Toutes les chansons de Sheller semblent être construites à partir d’expériences personnelles. Exclusivement. Le reste ne semble pas entrer dans le jeu. »
Sheller : - « Non, j’évite. Je ne saurais pas prendre une position, quelle qu’elle soit dans bien des domaines. Il y a des gens qui font ça très bien, mais moi, cela n’aurait pas de punch. Parce qu’en plus, les évènements, on a les informations qu’on veut bien nous donner. Cela dépendra de la dernière émission vue, du dernier discours entendu. »

Oxygène : - « C’est tout de même un ensemble de choses qui conditionnent, pas l’élément isolé. »

Sheller : -« Je sais qu’il y a des gens qui font passer des idées et qui le font très bien. Mais si tout le monde se mettait à faire ça, il n’y aurait plus personne pour faire autre chose. On ne peut pas tenir compte des informations sans prendre en considération les tenants et les aboutissants. Le matin, je vais chez mon boulanger - qui est un monsieur que je respecte parce qu’il a ses idées à lui et qu’il voit les choses de près, dans un petit quartier-, je rentre chez moi, je prends mon petit-déjeuner et j’embarque dans un avion pour Monte-Carlo où j’enregistre une émission télé. Le soir, je vais dîner dans un restaurant chic où il y a Mourousi, le maire Cannes, un marchand de canons. On écoute tous ces gens-là qui parlent à un autre niveau, de plus haut, et ils ont aussi raison quelque part, et on peut respecter leur opinion. A moins de voir des cons, parce que ça, il y en a partout. Mais les gens réfléchissent un peu, voient suivant leur angle et finalement, tout le monde. »

Oxygène : - « La France socialiste n’est pas différente d’avant alors ? »
Sheller : - « On regarde ce qui se passe : on voit qu’ils sont en train de manger de la culture à tour de bras. Je ne vais pas m’en plaindre parce qu’on commence à avoir plus de salles de spectacles, et on pourra faire autre chose que passer par tout le système commercial et publicitaire pour réussir à faire des spectacles.
Récemment, j’ai vu une émission allemande sur les Français et on disait que les Français sont un peuple curieux parce qu’ils investissent dans la culture à partir du moment où ils se rendent compte que dans le nécessaire, cela ne marche plus. Comme on investit dans la beauté quand le reste ne marche pas.
La culture est importante, mais il faut d’abord que les gens aient à bouffer, que les gens aient chaud avant de manger de la culture. Ce n’est pas parce que les gens pourront aller plus souvent au spectacle et que les places sont moins chères qu’ils auront à bouffer. Alors beaucoup râlent. Mais le Français est râleur.
Pour me faire vraiment une opinion, il faut que j’observe. Comme actuellement, on n’a pas encore vu les résultats et qu’on ne peut pas les voir en trois jours, je n’écoute pas non plus ceux qui disent que c’est un flop complet. Parce qu’un plan comme ça se réalise sur cinq ou dix ans. Pas moins.
Quand je vois un homme politique prétendre changer les choses en six mois, je trouve ça bizarre ou alors, c’est bonjour Adolph ! [rires]
C’est horrible de faire confiance à des gens comme cela, parce que c’est de dix ans de sa vie qu’il s’agit !
Mais aller mettre un petit bout de papier dans une urne, juger…Moi, je demande ma liberté. »

Oxygène : - « C’est l’éternel argument. »
Sheller : - « J’aime mieux m’abstenir que de faire une connerie. Puis même s’il fallait payer une taxe pour ne pas voter, je la payerais ; c’est aussi un engagement politique. »

5. BACH, LENNON, DAVIS, GERSHWIN :

Oxygène : - « Dans dix (ou vingt ou trente…) ans, à qui voudrait ressembler Sheller ? A Bach (1), à Lennon ou à Miles Davis ? »
Sheller : [réflexion, inspiration] - « A Gershwin. Lennon surtout pas. »

Oxygène : - « Peur de recevoir une balle dans la tête ? » 
Sheller : - « Non, mais il est arrivé un moment où il a été obligé de tout lâcher pour se préserver. »

Oxygène : - « Les gens ne comprenaient pas qu’il avait envie de rester dans son appartement pour élever son enfant ! »
Sheller : - « C’est normal : pour n’importe quel artiste, on ne comprend pas qu’il se retire, qu’il arrête. Parce que les gens se disent : "Si j’avais la chance de passer à la télé, je ne lâcherais pas le morceau".
Bach, c’est autre chose. C’est l’époque des domestiques. C’est drôle de voir qu’en musique classique, tant que les musiciens ont été des domestiques, les princes les employaient en leur faisant des commandes ; on leur disait : "Ecoutez, on va recevoir du monde dans trois semaines ; il faut écrire deux symphonies et quatre machins". Et ils écrivaient des chefs-d’œuvres. Et puis aujourd’hui, les mêmes types sont dans des académies où ils reçoivent des rosettes de légion d’honneur et son archisubventionnés par l’Etat et ne foutent plus rien. Ou partent dans des recherches personnelles qui peuvent être intéressantes à petites doses, mais… »

Oxygène : - « Vous pensez à des gens comme Boulez ? »
Sheller : - « Oui, ceux qui passent leur temps à écrire pour les oreilles du futur, mais pas pour celles d’aujourd’hui.
Ce qui fait que les gens de la rue ont été obligés de réinventer une musique : ça a été le jazz, ça a été le rock, et puis maintenant ce sont des formes musicales qui commencent à avoir des aboutissements, des épurations. »

Oxygène : - « Comment avez-vous réagi vis-à-vis des premiers punks ? »
Sheller : - « Ah ça, c’était bien : ça mettait une bonne claque dans la gueule. Musicalement, c’était à chier, mais c’était voulu. » 

Oxygène : - « Venons-en à Miles Davis »
Sheller : - « J’ai un vieux problème concernant le jazz. J’ai tellement été frustré quand les copains de mon père venaient jouer à la maison, parce que je pouvais plus jouer. Il n’y avait pas de place pour eux et pour moi en même temps. Mais Miles Davis fait partie de ce que je peux écouter. »

Oxygène : - « Pourquoi Gershwin ? » (2) 
Sheller : - « Parce que c’est un des bonhommes qui s’est bagarré pour faire une bonne synthèse de tout cela. Ça n’a pas abouti, mais la démarche est intéressante. C’est une idée qui peut se reprendre à partir du rock parce que ses harmonies et son jeu sont davantage proches de la musique telle qu’elle était il y a cent ans, que ne l’est le jazz qui a tout un côté répétitif dans le tempo et dans les phrases. »

6. ENVIE :

Oxygène : - « Conclusion générale : Sheller 83’= bien dans sa peau ? »
Sheller : - « Oh oui. De toute façon, ces concerts au 140 sont peut-être les premiers dans le sens que j’ai envie de les faire. »

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Notes du rédacteur de l'article :
1) J’aurais dû dire Mozart.
2) Georges Gershwin (1898-1937). Appartenant à une famille juive d’origine russe, il reçoit ses premières leçons musicales au piano. Il découvre le jazz et compose Swanee, dont il a vendu plus de deux millions d’exemplaires, mais c’est Rhapsody in blue qui établit sa réputation internationalement. Il écrira aussi bien des symphonies, des musiques de films que des comédies musicales.


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« Sur deux semelles de gomme
Il tire un jean étroit du bas
Dans un blouson rouge pomme
Deux contrebasses au bout des bras
Il shoote dans des boîtes de bémols
Il se fout du style il n’a pas bien suivi l’école
Mais il plane comme un jumbo entre les murs du son
C’est comme un labyrinthe autour de sa maison
On le trouve un peu bizarre […] »
(Symphoman)