Libération N°1913
4 avril 1980

VINYL
Sheller et Hardy
ETONNEZ-MOI
(par Pascale Juge)

 

Ils ont tous les deux à peu près le même âge. Ils font tous les deux la même chose : ils chantent. Et on les catalogue dans la variété. Française. Mais ils n’usent pas d’étiquette sentencieuse. Du genre : nouvelle chanson. Leurs musique est trouble, pulpeuse, séduisante… vieille et actuelle comme les états d’âme. L’une belle comme une star du muet s’appelle Françoise Hardy. Et lui avec sa moustache qui l’apparente à Charlot s’appelle Sheller William.
On se fait toujours des idées sur les gens notamment sur ceux qui font des disques. Sheller me paraissait un drôle de luron et Hardy correspondait à toute une mythique exténuante. Exténuante de tics car elle étouffait l’imagination, ne laissait plus de place à un détail inattendu. De nous avoir trop fait rêver, elle n’en avait gagné que le droit de rester immuable à nos souvenirs. Comme la maison où j’ai grandi. La morale de ces entrevues, je vous la dévoile instantanée, sans honte de trahir le suspens. On se fait toujours des idées sur les gens. Sheller n’est pas qu’un drôle. Et Hardy n’est pas qu’une romantique. « Ah, oui, allez-vous répliquer, étonnez-moi ». Et pourquoi pas ? Et comme Libé n’est pas un journal conformiste, nous commencerons par le garçon.

William n’est pas le superman bon teint ni le jeune cadre dynamique de certaines photos. Bien qu’il soit jeune, dynamique et qu’il n’ait pas un vilain teint, il est surtout complètement attendrissant quand, juste après avoir fait connaissance, il se laisse aller à la confiance et confie d’un air paumé : « Que veux-tu, la parano quand tu l’as dans la peau, comment veux-tu t’en défaire ? »
Il ne se renfrogne pas, il se déballonne. Il cause de son dernier disque enregistré à Los Angeles, son désir de chanter des trucs sympa et pis son coup de bourdon aussitôt après : « Parce que ce qui m’a gêné c’est l’éclaterie, je me suis fait l’effet d’un vieil éclaté… en comparaison avec tout ce qui se passe dans le new wave non au niveau mode mais au niveau expression, j’ai compris que je passais à côté d’un truc que j’aime vraiment. On utilise souvent un langage imagé et amusant qui malgré tout nous correspond mais on n’y met pas sa peau. J’me suis dit que je ne pouvais pas faire autre chose que du joli. A ne pas avoir assez de contact avec l’extérieur, on s’encloisonne. Faut se remettre en question. Je ne regrette pas cet album, je l’aime bien mais maintenant je commence autre chose. Il y a une créativité en ce moment je suis surpris. Je vais produire une fille qui chante aussi bien le Requiem de Mozart et du Boulez que du R’n’R. » William parle d’une voix douce, timide en triturant un briquet. Parfois, il sourit comme s’il se moquait de sa consternation : « A douze ans, je voulais être Wagner et vers quinze ans j’ai découvert les Beatles : mon piano était cassé, je suis allé travailler chez une copine… Ça n’a pas pris une journée ! J’étais un peu coincé, la tête au carré. J’étudiais non la musique mais la vraie musique et soudain, je me suis aperçu qu’en fait, c’était la suite de la musique qu’on a connu depuis 2000 ans, celle dont on a besoin tous les jours et j’ai fait des chansons.»
Un soupir, un sourire. Sans rapport avec le physique, William a tout le feeling de Woody Allen. Le temps aurait pu continuer illimité. Il fallait conclure. Parler de l’album et de Billy nettoie son saxophone qui me semblait d’instinct plus funky :  « Ouais, on m’a demandé pourquoi mon album n’avait pas un son californien mais ce n’est pas parce qu’Elton John va enregistrer dans le midi de la France qu’on entend le tambourin et le pipo… Non ? »

Restait à rencontrer Françoise Hardy. Dont il n’est pas la peine de décrire sa beauté. Incontestable. Ce qui avait produit  une certaine déception la première fois que je la vis voilà un an. Je la trouvais trop encline à rappeler son âge. Aujourd’hui, le contact est meilleur. Toujours fidèle à elle-même. Enflammée, timide, vindicative, vive, virulente. Elle habite une île déserte en plein cœur de Paris. Dépaysée. Intemporelle. Il ne s’agit pas de dire jaune quand elle pense orange. Elle corrige et précise : « Bien que Gin Tonic soit constitué de la même équipe que Musique saoûle, les chansons un peu graves vont plus loin dans la mélancolie, dans la tristesse et elle me touchent infiniment. Je me sens tellement détachée des autres, cha-cha, samba ou genre "jazzy retro satanas" mais il faut un équilibre. Musique saoûle a surtout été un succès des programmations mais n’a pas vendu et comme je l’ai soutenu c’est parce qu’elle ne me concernait pas. Quand les chansons marchent, c’est qu’elles me correspondent mais malheureusement l’inverse n’est pas vrai. »
J’attaque sans peur et sans reproche : « L’an passé, vous aviez dit que vous ne feriez qu’un seul disque. Alors, c’est reparti ? Vous abandonnez l’astrologie, votre passion ? » (Précisons pour le lecteur ignare, Françoise Hardy prête même sa science à certaines revues)… Mais déjà, elle s’explique : « J’ai été très malheureuse avec ce disque de faire des choses dont je n’avais pas envie et d’ailleurs c’était très difficile non parce que j’y mettais de la mauvaise volonté, mas ça ne m’était pas naturel de chanter ainsi. Alors devant mon malheur, Gabriel Yared a promis que le prochain ne serait que pour notre plaisir et je préfère finir sur un disque sans concession. Finir parce qu’on ne peut pas chanter toute sa vie. Et puis un astrologue de mes connaissances a avoué qu’au delà des années 81, on ne pourrait plus rien prévoir car on va vers des bouleversements qui arrêteront des carrières, je ne ferai pas exception. »
Il ne me restait plus qu’à regagner mes pénates. Billy, son saxophone. Devant un gin tonic. Ou plusieurs. Quand  on aime, on ne compte pas !