Extra Star N°2
Août 1976

William Sheller
(par Daniel Lesueur)



William Sheller, un sympathique personnage dont on parle beaucoup depuis un an, et cela grâce à trois énormes tubes :
Rock'n'dollars, évidemment, qui fit les beaux jours de l'été 1975, mais aussi La Fille de Montréal et Photos-souvenirs figurant sur le même album et sortis en simple à l'automne dernier. Mais vous apprendrais-je que, comme beaucoup de nos chanteurs préférés, William bourlingue dans le métier depuis pas mal de temps ? Ses débuts, connus, remontent à 1968. Mais avant d'en arriver à composer un tube aussi monstrueux que My year is a day, qui était William Sheller ?


William, comme son nom ne l'indique pas, est parisien. Tout au moins de naissance car il avoue avoir passé une partie de son enfance aux Etats-Unis, ce qui, en fait, ne semble pas avoir influencé sa culture musicale, pas plus, d'ailleurs, que le jazz qui était la musique de son père. Monsieur Sheller, en effet, était à la fois américain et contrebassiste de jazz, l'un n'empêchant pas l'autre. Par contre, ce par quoi il reconnaît avoir été influencé, c'est la musique classique. Tout gamin, son rêve était déjà d'être compositeur classique; sur sa demande, son père lui paye des cours de piano. Puis, par réaction, il accroche, pendant quelques temps, à la musique contemporaine... pour revenir bien vite au classique ! Il faudra un évènement bien précis, qui tient de l'anecdote, pour que William se tourne vers le genre musical que nous lui connaissons aujourd'hui : c'est en effet un jour que son piano était cassé qu'il eut, accidentellement, l'occasion d'écouter quelque chose de totalement nouveau et inconnu pour lui : un disque des Beatles ! Le hasard le gâtait ! Bref, ce fut un réel choc pour lui, l'ouverture vers un monde totalement différent de celui dans lequel il vivait auparavant. William se passionne alors pour ce que l'on appelle à l'époque la "pop musique" et dissèque cette forme d'expression comme il l'a déjà fait pour la musique classique. Et pourquoi ne ferait-on pas coïncider cette "pop" avec le respect de la musique classique ? Sans parler de My Year is a day, ni de la musique du film Erotissimo, qu'il composa aussi en 1968, William semble avoir concilié ces deux courants avec beaucoup de bonheur dans le petit chef-d'oeuvre qu'est le Popera-cosmic et, surtout, dans ce grandiose Lux Aeterna, qu'il avait enregistré pour des amis à lui, et dont j'ai voulu m'entretenir avec William, comme vous pourrez le lire un peu plus loin.
Mais vis-à-vis de lui-même, ce n'est pas l'auto-satisfaction. Il n'a en fait pas encore trouvé sa voie. Il travaille, à droite et à gauche avec des gens forts différents les uns des autres. On le retrouve en effet sur des disques aussi divers que La Louve avec Barbara, Le Jour où les vaches, d'Emmanuel Booz (le premier qui pense "Booz de vache" ne mérite franchement pas un article aussi sérieux que le mien), un très beau disque qui n'eut pas, malheureusement, la chance d'être révélé au grand public, et puis des 45 tours de Sabrina Lory etc...
William, en fait, travaille pour les autres sans savoir exactement quel est son style musical, ce qui, en fait, est une réaction bien normale si l'on songe que l'album pour lequel il avait vraiment donné tout ce qui était en lui à l'époque, Lux aeterna, n'avait reçu qu'un simple succès d'estime, de la part des professionnels qui avaient eu l'occasion de l'écouter. La solution ne semble donc pas être dans cette forme de recherche de vulgarisation du classique.
Comme il avait, de plus, investi tous les droits d'auteur de My year is a day dans l'enregistrement de cet album, William se retrouvait carrément à son point de départ. L'album avait nécessité la mobilisation de plus de quarante musiciens, choristes, pendant trois jours d'affilée. Ce disque apparaît finalement comme un cadeau; à la musique, évidemment, aux amis à qui il était dédié... mais aussi surtout à William qui s'était ainsi prouvé qu'il pouvait faire autre chose que My year is a day.
Après toutes ces différentes galères desquelles William apparaît comme un touche-à-tout de génie, il rencontre tout à fait par hasard, Alain Suzan, responsable à l'époque du groupe Alice, qui était un des plus intéressants du moment. Au cours de la discussion jaillit l'idée qu'il pourrait être intéressant d'associer ce groupe électrique à la culture classique de William. Alice étant un groupe sérieux dont les membres se connaissent bien tout en sachant leurs possibilités respectives, l'équipe s'enferme dans un studio. Outre William et Alain Suzan à la basse, on trouve alors Luc Bertin, qui tient le piano lorsque William n'en joue pas, Alain Weiss, batteur, Slim Batteux et Ian Jelfs (guitares).
Bref, les musiciens travaillent d'arrache-pied à la préparation de ce premier album qui sera, on le ressent déjà, un évènement pour la scène française. Sabrina Lory prête son concours pour les choeurs. La méthode de travail de William consiste à se concentrer au maximum sur la musique et les arrangements, les paroles étant griffonnées rapidement selon les images évoquées par les sons, les arrangements. William reconnaît avoir composé Rock'n'dollars en un temps record. Et, comme par enchantement, c'est celle-là qui deviendra LE tube de l'année. Ironie du sort, car William me confie ne pas trop aimer cette chanson par rapport à d'autres qu'il adorait et qui n'ont pas attiré l'attention du grand public.
Du jour au lendemain, William se retrouve au premier plan, pop star sans vraiment l'avoir voulu. Sa chanson passe sans arrêt sur toutes les stations de radio (elle sera même reprise pour une publicité de jus de fruits pour la télé, il y a de cela seulement trois mois !). Mais il ne faut pas s'y tromper : William ne semble pas désireux de faire une carrière de faiseur de tubes. Il est avant tout compositeur et arrangeur. Il n'y a donc pas vraiment de raison pour qu'il change du jour au lendemain. Cela se ressent, de toutes façon, à l'écoute de certains morceaux du premier album, que ce soit La Maison de Mara, Comme je m'ennuie de toi ou Savez-vous ?.
C'est d'ailleurs vers ce style que tend la musique de William dont la nouvelle orientation se dessine dés ce second album chez Phonogram.

Un disque qui lui ressemble...
Evidemment, on y trouve des tubes en puissance. Il y a gros à parier que, comme pour l'album précédent, hormis Dans un vieux rock'n'roll, on trouvera encore un ou deux hits. A l'origine, l'album démarrait très fort, sur Saint-Exupéry Airway. La famille n'a pas permis qu'on utilise son nom; ils n'ont pas été bons (petits) princes. Tant pis ! Il manquera un titre pour respecter la forme originale de l'album tel que l'avait conçu William. C'est donc Dans un vieux rock'n'roll qui ouvre ce disque à la pochette si romantique. Inutile de vous en parler, vous le connaissez déjà par coeur. Au passage, avez-vous remarqué le clin d'oeil au vieux tube Serre la main d'un fou immortalisé chez nous par Johnny Halliday ? Le titre suivant est Beatles jusqu'au bout des ongles. J'en parlerai plus tard avec William, car ce titre, Téléphone pas trop tôt, que lui-même n'aime plus tellement, sera sans aucun doute son prochain tube.
Je passerai rapidement sur La Bière y était bonne, bon titre accrocheur et assez commercial, pour m'arrêter sur Une chanson qui te ressemblerait, qui correspond beaucoup plus à ce que William a envie de faire aujourd'hui. Ce morceau, d'ailleurs, et encore plus A qui je m'abandonne, qui clôt l'album, est caractéristique de l'énorme progrès de cet album par rapport aux précédents : un son et des arrangements encore plus riches et travaillés. Le titre suivant, Ça ne sert à rien, est typique de William : une mélodie légère, bien mise en valeur. Quant à 1.2.3.4, William l'avoue lui-même, c'est n'importe quoi ! Une petite amusette de fin de face. Je glisse, sans préciser si c'est un compliment ou une vacherie, que ça me fait penser à du Gainsbourg revu et corrigé par Trenet !
On retourne le disque pour se délecter de Joker, poker où les mots chantent et s'enchevêtrent. Vient ensuite Genève, le morceau préféré de William, un hommage à cette belle ville, un rapide hommage à Wagner. William démarre toujours ses chansons à partir de petits détails, laissant ensuite divaguer son imagination. C'est le cas, une fois de plus, pour le sympathique Carnet à spirale, que l'on retrouve juste derrière Genève. Quant à C'est l'hiver demain, c'est une très belle chanson, mélancolique à souhait, qui annonce et met si bien en valeur le fabuleux A qui je m'abandonne où effectivement, William s'abandonne dans un délire merveilleux et si bien ordonné. Un final grandiose qui va mille fois plus loin que tout ce qu'a encore jamais composé Monsieur Sheller.
En résumé, un très bel album, beaucoup plus fouillé encore que le précédent. Un album intense auquel il serait de mauvaise grâce de reprocher les futurs "tubes". Mais laissons parler William...

Conversation à bâtons rompus avec William Sheller
L'auditorium de chez Philips, un tranquille après-midi de mai. Entre l'écoute des deux faces de son dernier album, William Sheller est venu bavarder quelques instants. Ses débuts remontent déjà à 1968, lorsqu'il composa LE tube de l'année en France, My year is a day, interprété par les Irrésistibles. Mais William, qui refuse de tomber dans le piège du succès facile, préféra voler de ses propres ailes, composer ce qu'il a envie, plutôt que d'écrire un deuxième hit pour ce groupe de jeunes américains. La même année, il sort en collaboration avec Gérard Manset son premier 45 tours, Couleurs, sur CBS, suivi, peu de temps après, par Leslie Simone et Adieu Kathy, les deux titres de son deuxième simple. Simple est, plus que jamais, le terme qui convient, puisque William fait une moue dégoûtée lorsque j'exhibe cette pièce de collection dont la pochette présente un dessin vraiment peu ressemblant de William :
"Mon premier 45 tours, je l'ai fait avec un groupe semblable à celui avec lequel je travaille actuellement, ainsi qu'avec Gérard Manset, et, à l'époque, il fut chroniqué dans des magazines style Elle, qui nous comparèrent à des sortes de Mother of Invention français, ce qui fait que la maison de disques sabota complètement le deuxième simple pour en faire un truc commercial".

-"Comment se fait-il alors que tu sois tout de même resté chez CBS, et que tu y aies sorti Lux aeterna ?"
-"En fait, cet album n'a aucun rapport avec les deux simples : je l'ai entièrement produit moi-même, et j'ai du insister pour qu'il sorte. Or il vient de ressortir avec, en pochette, une photo récente du Créateur de Rock'n'dollars. J'ai, de toutes façons, quitté CBS après sa sortie, en 1972".

- "Aujourd'hui, une nouvelle collaboration avec Manset te paraîtrait-elle possible, ou tout au moins envisageable ?"
-"Je revois Gérard de temps en temps, mais travailler avec lui est assez difficile dans la mesure où il fait réellement SA musique à lui et je ne vois pas vraiment ce qu'on pourrait faire ensemble. Ou alors un 33 tours avec chacun sa face ! "

- "Que penses-tu de cette réaction, caractéristique du public français, qui laisse passer un disque aussi riche que Lux Aeterna et qui, par contre, fait de Rock'n'dollars un tube du jour au lendemain? "
- "C'est effectivement dommage, mais on ne peut rien faire d'autre que de constater : le public français, au départ, n'est pas musicien. Il accroche donc à des trucs plus "faciles". Quoi qu'il en soit, il faut aussi admettre que Rock'n'dollars a été l'objet d'une promotion dont n'avaient pas bénéficié mes disques antérieurs. J'ai toutefois été beaucoup plus heureux de constater le succès de Photos-souvenirs, qui est un morceau beaucoup plus riche, que ce soit au niveau texte ou musique. Mais si j'avais continué à ne faire que des trucs style Lux, j'aurais attendu le succès toute ma vie... et il en aurait été de même pour Manset s'il s'était cantonné à d'autres Mort d'Orion. Il en sera de même pour mon nouvel album : mon titre préféré est Genève, mais ce n'est pas du tout un titre "grand public".

- "Venons-en donc à ce nouveau 33 tours. Travailles-tu avec les mêmes gens?"
-"Oui, il s'agit toujours des anciens du groupe Alice. Cet album devait démarrer sur Saint-Exupéry Airway, mais la famille de l'aviateur a crié au scandale, et ce titre, sous cette forme, ne paraîtra pas sur le 30 cm; les 45T déjà sur le marché sont retirés de la vente pour être remplacés par un single avec Joker, pocker, à la place. Quoi qu'il en soit, nous réenregistrerons ce même morceau avec des paroles légèrement modifiées. Il suffit juste de remplacer "St Exupéry" par n'importe quel autre nom. De toutes façons, la face A de ce 45 T reste Dans un vieux rock'n'roll".

- "Dans un autre titre, Téléphone pas trop tôt, j'ai cru reconnaître le riff de Here comes the sun. Est-ce un clin d'œil aux Beatles?"
- "Je ne l'avais même pas remarqué ! Par contre, au studio, lorsque nous avons enregistré ce morceau, c'est plutôt No reply qui m'est revenu en mémoire".

- "Maintenant que ça marche pour toi, que tu peux travailler avec moins de contraintes financières par rapport à ta maison de disques, est-ce-que tu penses que cela va te permettre de faire des trucs nouveaux, peut-être même, pourquoi pas, totalement différents de Rock'n'dollars, plus proches de Lux, ou au contraire risques-tu de devenir prisonnier de ton public et donc, indirectement, d'un style musical bien défini ?"
- "A ce niveau, aucun danger : je sais exactement ce que j'ai envie de faire. Le succès me permet effectivement de vivre mieux... La preuve, j'ai pu récemment m'offrir un piano alors que j'en étais privé depuis deux ans ! Mais je prépare des albums qui n'ont rien à voir avec l'image que le public a de moi; des albums peut-être même instrumentaux, avec des musiciens qui viennent d'un peu partout, au grè des sessions et de l'inspiration".

- "En général, comment te vient une chanson ? Le thème utilisé correspond-t-il toujours à un souvenir personnel bien précis ?"
- "Pas du tout ! La musique est toujours écrite avant. Je pars ensuite d'un mot, d'une image qui semble coller à la musique, et l'imagination fait le reste, d'après les deux ou trois phrases déjà écrites ! De toutes façons, à chaque album, je compte mettre de plus en plus de musique, d'arrangement raffinés, le texte et ma voix n'étant en fait qu'un instrument de plus, à peine plus important qu'une guitare".