Paris-Match N°3602
23 au 30 mai 2018

William Sheller
" Avec la cocaïne, j'étais réellement un meilleur musicien"

(par Sacha Reins)



Trois ans après avoir frôlé la mort et face aux rumeurs, William Sheller a décidé de sortir de son silence. Il nous a reçus dans sa maison au sud de Paris, où il revient doucement à la musique.

- Paris Match : « Tu as disparu depuis trois ans et la dernière fois qu’on t’a vu, aux Victoires de la musique, tu n’avais pas l’air au meilleur de ta forme. »
- William Sheller : « C’est le moins qu’on puisse dire. J'ai hésité à aller aux Victoires, j’étais devenu une espèce de monstre, un Quasimodo bouffi de flotte. J’étais angoissé, je n’avais aucune envie de me montrer ainsi, mais je ne pouvais pas refuser une Victoire pour quarante ans de carrière, il fallait que j’y aille. J’aurais voulu me cacher plutôt que me montrer dans toute la laideur de la maladie. Mais la séquence avec Loana, Véronique Sanson et Jeanne Cherhal a été, paraît-il, la plus appréciée de la soirée. Parfois j’ai l’impression d’être une sorte de dinosaure sacré. »

- « De quoi souffrais-tu exactement ? »
- « D’une arythmie cardiaque doublée d’un œdème pulmonaire. Les poumons se remplissent de flotte. Ça m’était tombé dessus après un burn-out. Burn-out, tu entends ça à la télé, ça fait très chic, c’est mondain, mais c’est vachement grave. »

- « Qu’est-ce qui avait provoqué ce burn-out ? »
- « Deux cents concerts plus un album mal foutu parce que les gens qui en étaient chargés avaient été virés en plein milieu de l’enregistrement. »

- « Tu savais que tu avais des problèmes cardiaques ? »
- « Non, mais je n’ai pas été trop étonné. Je payais des excès. J’ai pris beaucoup de coke. Je me suis bien poudré le nez dans les années 1960 et 1970, mais je n’ai jamais été du genre à vouloir traverser Paris à genoux pour trouver 1 gramme. Mes problèmes cardiaques viennent de là. Le toubib n’était pas fou, il m’a demandé : "Vous n’auriez pas autrefois pris des choses pour vous stimuler ?" J’ai effectivement eu cette période boîtes de nuit, invitations, cocaïne. Au moment où je le vivais, c’était amusant. »

- « Tu étais meilleur artistiquement, sous coke ? »
- « Oui, et c’est là qu’est le danger : j’étais réellement meilleur. C’est un stimulant psychique, intellectuel, physique. C’est comme les amphétamines, ça fait travailler le cerveau, et je trouvais vite les solutions aux choses. »

- « Tu as beaucoup critiqué publiquement ton dernier album, "Stylus". »
- « Car je n’en suis pas content. J’étais sur un lit d’hôpital avec des tuyaux en plastique et des perfs dans tous les sens, et pendant ce temps des crétins s’amusaient à bricoler mes sons. De toute façon, on ne fait pas un album quand on est malade. Je n’étais pas très satisfait des textes. Je n’avais en fait envie que d’une chose : guérir et prendre une année sabbatique. »

- « Ce que tu n’avais jamais osé faire auparavant ? »
- « Je suis là-dedans depuis tout petit. J’ai été élevé dans un théâtre. Ma grand-mère m’emmenait avec elle au Théâtre des Champs-Elysées où elle était ouvreuse, et ainsi, trois fois par semaine, j’assistais à tous les spectacles. A 7 ans, j’avais déjà tout vu : des ballets classiques, de l’opéra, du jazz, du flamenco. Comme j’écoutais tranquillement, ça ne dérangeait personne. Je rêvais qu’un jour, moi aussi je joue ici. Et quand j’ai donné mon premier concert au Théâtre des Champs, le directeur m’a offert – cadeau magnifique, sublime – un cendrier qu’on appelait à l’époque un crachoir, un objet d’époque en cuivre dont on peut penser que Ravel, Debussy, Stravinsky y ont jeté leurs mégots, c’est un objet sacré. »

- « Tu aurais pu aussi devenir danseur ? »
- « Je voyais des ballets classiques : Gisèle, Le lac des cygnes. Dès que j’avais la scène pour moi seul, je m’amusais à faire tous les mouvements des danseurs. Un jour, un vieux monsieur a demandé : "Qui est ce petit garçon qui sautille sur le plateau ?" On lui a dit que j’étais le petit-fils d’une dame qui travaillait ici. "Est-ce que vous pourriez appeler cette dame?" demanda-t-il. Ma grand-mère pensait qu’elle allait se faire enguirlander. En fait, il s’agissait de Serge Lifar, qui lui a dit qu’il me trouvait doué et qu’il voulait me prendre dans sa classe. Débat à la maison qui s’est terminé par un non définitif parce que, dans la tête de ma mère, les danseurs classiques devenaient homosexuels. Devenaient ! Donc, ça ne s’est pas fait. Finalement tant mieux, parce que je n’aurais jamais pu devenir danseur soliste, je suis plutôt lourd et carré, je n’aurais eu que des rôles de porteur. Et ma carrière aujourd’hui aurait été terminée depuis longtemps. »

- « Quand as-tu pris tes distances avec la vie de noctambule ? »
- « Quand mes enfants m’ont appelé au secours un jour et m’ont demandé s’ils pouvaient venir vivre avec moi plutôt que de rester chez leur mère. Je leur ai dit de venir tout de suite. Le lendemain matin, j’étais à la gendarmerie : "Mes enfants sont venus hier me demander asile parce que leur mère est sous influence d’une secte religieuse." Ça a été noté. Six mois plus tard, elle est allée au commissariat pour se plaindre que ses enfants avaient disparu. "Mais madame, on le sait, ils sont même chez leur père, ils sont tranquilles, ils vont à l’école. Tout va bien. Vous avez pris votre temps pour signaler leur disparition…" J’ai reçu néanmoins des menaces et j’ai engagé des gardes du corps pour les accompagner à l’école. Mon fils n’a plus jamais revu sa mère, ma fille la voit de temps en temps. »

- « Ta participation à l’album de duos d’Eddy Mitchell annonce-t-elle un retour à la chanson ? »
- « Quand Eddy m’a appelé pour participer à son album, j’ai dit oui. J’achetais ses 45-tours quand j’avais 15 ans. On a enregistré tranquillement. Et j’ai eu une demande de Véronique [Sanson]. Mais faire une chanson en duo sur une compil à elle, ça ne m’intéresse pas, je ne vais pas jouer les Catherine Lara qui essaie toujours de se fourrer dans un truc où on pourra au moins la voir pendant trente secondes. Si on se retrouve sur une idée plus personnelle, tant mieux. On pourrait tourner à deux pianos, genre les sœurs Labèque. Bien rodé, avec tout le monde en bonne santé, qui n’a pas trop fumé, qui n’a pas trop bu, pas trop sniffé, ce serait parfait. Mais il faut que ça soit réglé et organisé par elle et moi. Les projets, ce sont les artistes qui les ont, ce ne sont pas les boutiquiers. J’ai très envie de refaire de la musique, mon petit-fils me fait écouter plein de sons, ce sera un album majoritairement instrumental. C’est agréable de travailler en famille. »

- « Tu as une vie de famille un peu particulière, tu as découvert une seconde famille aux Etats-Unis, n’est-ce pas ? »
- « Oui, à Détroit. Un demi-frère et une demi-sœur. A ma naissance, ma mère s’était enfuie avec moi sous son bras. Mon père biologique m’avait vu à la fin de la guerre juste avant de partir au Havre pour se faire démobiliser. Il est rentré au Texas et, quand il a essayé de retrouver ma mère, elle s’était barrée avec un autre Américain qui faisait du jazz, et elle a commencé sa vie de patachon. Il m’a ensuite cherché toute sa vie, le pauvre homme. J’ai fait effectuer des recherches et je l’ai retrouvé en 2006, je lui ai écrit mais il était mort depuis 1989. Sa famille m’a répondu et j’ai découvert que j’avais un demi-frère et une demi-sœur. Je suis parti les voir en 2006 et nous sommes allés tous les trois sur la tombe de mon père. C’était émouvant. »

- « Tu penses toi-même à la mort ? »
- « Oui. Sans aucune peur. Maintenant, je vais prendre mon temps et ne pas louper ce qui me reste de vie. J’aurai 72 ans en juillet. Je ne vais plus aller danser sur les plateaux. Je ne vais pas y traîner ma vieille carcasse. Je peux travailler encore dix ans comme compositeur. Et on n’est jamais à l’abri de composer quelque chose de bien. Je peux peut-être même pousser jusqu’à quinze ans. Quinze ans, c’est la vie d’un chien. »