Le Monde N°20264
19 mars 2010
-concert piano-solo parisien aux Bouffes du Nord, 16 mars 2010-

La chanson lettrée de William Sheller
(par Véronique Mortaigne)



Aux Bouffes du Nord à Paris, le chanteur est seul avec son piano


Qu’un chanteur meure, et voici que l’on regarde les autres avec une attention accrue. Jean Ferrat l’engagé avait peu en commun avec William Sheller le dégagé. Aux roulements de tambours de Nuit et brouillard, Sheller a toujours préféré les orchestrations pop, stratosphériques. A la parole lancée, les mots crépusculaires.
Ils ne sont pas de la même génération - le premier vient de mourir à 79 ans, le second  a 63 ans-. La différence ? Le rock, qui est passé par là et a tout perturbé dans l’après-guerre, le swing des soldats américains, dont le père de William Hand (Sheller), qui « avait des chewing-gum en 1945, et a séduit ma mère, ce qui explique mon art et mon existence », raconte l’artiste, seul en scène avec un piano, aux Bouffes du Nord, à Paris.
Pourtant, Sheller et Ferrat partageaient des valeurs communes, et en premier lieu, la belle écriture, droite, simple, expressive, profonde, livrant des instantanés de quotidien condensés en trois ou quatre minutes : toute la complexité de la chanson. Des exigences qui nous éloignent du : « Allez, reviens à la maison ! Je te ferai des crêpes aux champignons », d’Olivier Ruiz, meilleure artiste interprète féminine selon les Victoires de la musique 2010.
En matière de chef-d’œuvre, Sheller reprend Vienne, de Barbara, le 16 mars dans la belle salle que Peter Brook a vouée au théâtre et à la musique. Sheller est musicien, mais sait aussi raconter des histoires - celles de ses chansons, ancrées dans son vécu- : les tournées (Les Filles de l’aurore, Mon Hôtel), une sieste perturbée par un gamin (Maman est folle), la soupe au poireau de la voisine de ses parents, à son retour des Etats-Unis en 1953 -il avait 7 ans- (Nicolas), un cauchemar avec un train (J’cours tout seul)…
La famille chansonnière de Sheller passe donc par Barbara, pour qui il a orchestré La Louve en 1973, s’installant chez elle. Il en profita pour repatouiller Vienne, ville maudite, avec des spirales au piano. Il le fit entendre à la Dame en noir, qui lui renvoya un fax : « Cher bidouilleur, ta version me plaît, tu peux la chanter ». Ouf !
Dans l’oreille de Sheller, il y a les Beatles, vus comme de flamboyants symphonistes, ou encore Véronique Sanson, dont il a écrit une sorte de pastiche, voix haute et tremblée, Photos souvenirs. Il a de l’humour, Sanson se marre.
Avec toutes ces subtilités de dosage, avec cet Homme heureux qui fut un tube en 1991 (l’album Sheller en solitaire, piano-voix déjà), avec Avatars, dernier album magnifique paru fin 2008, où Sheller revient à son amour de la pop anglaise sophistiquée développée dans Albion en 1994, bref, avec tout ce bagage de lettrée, Sheller n’a plus de maison de disques. Pour en retrouver une, il va devoir redonner des gages commerciaux et l’on peut imaginer que ce maigrichon à petites lunettes, voix flûtée et intelligence aiguë, en conçoive quelque lassitude.

Sheller n’est pas guerrier, il a même un profil effacé. Mais il a l’art de la dérision.

Ferrat était parti en guerre contre la culture mainstream, qui excluait. Sheller n’est pas un guerrier, il a même un profil effacé.  Mais il a l’art absolu de la dérision. D’un air de faux contrit, le chanteur termine son récital par Compagnons des mauvais jours, de Prévert et Kosma, que Serge Reggiani ou Yves Montand avaient interprétée avec brio : « Compagnons des mauvais jours/Je vous souhaite une bonne nuit/Et je m’en vais/ La recette a été mauvaise/ C’est de ma faute/…/J’aurais du jouer du caniche/ C’est une musique qui plaît/ Mais je ‘en ai fait qu’à ma tête/ Et puis je me suis énervé/ Quand on joue du chien à poil dur/Il faut ménager son archet ». A bon entendeur, salut !