Volume N°6
décembre 2008-janvier 2009

Il voyage en solitaire
(par Christophe Conte)




Depuis quarante ans, William Sheller cultive une belle distinction et un goût des mariages absurdes qui en font l’un des rares gentlemen pop de la chanson française. Son nouvel album aux couleurs Beatles nous a donné envie de retracer l’itinéraire de cet homme heureux dont le meilleur reste à découvrir.


« Il est plus difficile d’être un musicien accessible qu’un génie incompris ». C’était il y a vingt ans tout juste. William Sheller était un homme heureux de sa formule, à tel point qu’il en avait fait le slogan d’une pub dans la presse, avec sa bobine lunaire et désenchantée pour appuyer la démonstration. Aujourd’hui qu’une autre affiche pousse sur les murs des grandes villes pour annoncer le nouvel album de ce Tintin farceur croisé pour l’occasion avec un genre de Milou, Sheller incarne désormais l’hybride parfait entre « musicien accessible » et « génie incompris ». Ses hits anciens encombrent les radios nostalgiques tandis que dans les sphères underground on n’en finit plus de célébrer le culte de sa messe psyché de 69, Lux aeterna. Ce jeune homme pétillant de 62 ans, américain par son père et français par sa mère, s’emploie ainsi depuis quarante ans à troubler les identités entre variété et pop, chanson minimaliste et fresques symphoniques, musique de chambre et cuisines absurdes, tubes à deux dollars et lingots d’or.

Enfant des Beatles
Son nom d’emprunt, alors qu’il est né William Hand, serait lui aussi, un drôle de mix entre les poètes Shelley et Schiller, et selon d’autres légendes il aurait hérité de son prénom shakespearien parce qu’à la naissance il présentait un crâne en forme… de poire. Un drôle de zèbre insaisissable, un inquiétant zozo parfois, sans doute trop déraisonnable pour ce pays si cartésien, où il possède toutefois depuis 1991 un ticket infalsifiable pour la postérité grâce à Un homme heureux. Un joyau de diamantaire, solo piano-voix, du calibre d’Avec le temps ou de La Javanaise. Il faut certes de la patience pour trier les perles et les cailloux de sa vaste discographie (une douzaine d’albums, cinq live parfois triples, des quatuors à cordes, de musiques de films…), mais l’évidence s’impose assez vite que Sheller n’a pas un seul équivalent sur la place.
Un monsieur distingué, dans tous les sens du terme. Qui reçoit dans un petit arrondi de velours carmin, au fond d’un restaurant où il possède ses habitudes parisiennes, lui qui a quitté la capitale au début du siècle pour s’installer en Sologne parmi la campagne silencieuse. On vient le voir pour Avatars, sans doute son disque le plus intrigant et accompli, en tout cas une nouvelle pièce conséquente à ajouter à nos convictions. Un album où son obsession de toujours pour les Beatles l’autorise à multiplier les citations, du mellotron Strawberry Fields et des cors Sgt Pepper sur La Grande échelle à la guitare Harrison et la basse mafflue de Paul sur le single Tout ira bien, jusqu’aux textes aussi énigmatiques que du Lennon sous LSD période I’m the Walrus. « Et oui, tout ça c’est mon époque », dit-il presque pour s’en excuser, alors que justement il est l’un des rares à avoir connu en direct ces cataclysmes esthétiques et à conserver la lucidité nécessaire pour quatre décennies plus loin leur offrir un écho contemporain.
Avatars, c’est un peu son Pepperland recréé sur Second Life, un palais baroque planté au milieu de cette réalité parallèle qui l’amuse autant qu’elle l’effraie. « Je suis toujours sidéré que dans le virtuel, les gens reproduisent exactement leur vie dans le réel. Ils construisent des maisons, achètent des meubles, font des enfants. Il n’y a pas la moindre place pour l’utopie. » Lui reste un utopiste aux étoiles dans les yeux, un grand enfant des années 60 qui n’a jamais complètement refermé sa boîte à songes, d’où s’échappe ici tout un monde trivial et toqué que ne renierait pas un Thomas Pynchon.
Hormis d’anachroniques (mais brèves) guitares hard FM qui parasitaient déjà ses albums de la même trempe - Albion en 94 ou Les Machines absurdes en 2000-, ce joli tour de force reconnecte également Sheller avec sa prime jeunesse de mélodiste sixties. Celle de My year is a day, impeccable tube international de 68 écrit pour de jeunes Américains à Paris, enfants de la représentation diplomatique regroupés sous le nom Les Irrésistibles. « J’avais écrit cette chanson dans l’esprit d’Otis Redding, je l’imaginais avec un arrangement beaucoup plus soul, mais c’est l’arrangeur de l’époque qui l’a voulue comme ça. Tant mieux, ça a cartonné. »
Durant son enfance, il a suivi ses parents dans l’Ohio, où son père contrebassiste amateur invitait à la maison des éminences du jazz tels Oscar Peterson ou Kenny Clarke. Plus tard, de retour en France, il se retrouve harnaché au piano classique, assez doué pour avaler du diplôme et recevoir les enseignements rigoristes d’un élève de Gabriel Fauré.
La fantaisie et le goût des ornements rococo lui viennent d’une grand-mère ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées et d’un grand-père décorateur à l’Opéra de Paris. Il passe des après-midi entre dorures et carton-pâte à imaginer des univers en mouvement, comme à l’intérieur d’un immense jeu de construction qui est la matrice de son imaginaire paradoxal. A la fois attiré par le gigantisme wagnérien, les chevauchées de Walkyries dans des décors heroic fantasy (l’opéra cantate L’Empire de Toholl, en 86, Excalibur en 89, tous deux illustrés par Druillet) et par l’ascétisme des duels au piano. Parti pour une carrière de concertiste, il se fait cueillir par A hard day’s night, des Beatles et choisit la pop au grand dam de son prof - « Il me disait : "Avec le bagage que vous avez, vous n’allez quand même pas faire le saltimbanque !" »-, intégrant un premier groupe lucidement baptisé The Worst (« le pire »), dont il s’improvise chanteur sans voix, braillard et nasillard.
Après l’aubaine My year is a day, il se voit offrir une autre opportunité : écrire la musique du nanar post-68 Erotissimo où il chante (mal), mais sur le tournage duquel il rencontre un couple en instance de mariage. C’est pour eux qu’il compose l’insensé Lux aeterna, et les curés aux idées élargies par l’atmosphère hippie de l’époque laissent pénétrer dans l’église les guitares fuzz, cordes ombrageuses, claviers acides, chœurs sauvages et autres Haré Krishna pour le moins audacieux. Ce chef-d’œuvre hérétique, accompagné à la même époque d’un "Popera cosmic", Les Esclaves, dont il réalise les arrangements, ne sortira en disque que des années plus tard, mais il permet à Sheller de faire une rencontre déterminante…

Barbara et les cordes bleues…
Ses deux singles de la fin des sixties (dont un écrit et arrangé par Gérard Manset) n’ont pas marché, mais au début de la décennie suivante, un oiseau rare et mystérieux vient se poser sur sa branche. Barbara écoute Lux aeterna et convoque ce jeune orfèvre pour lui confier l’orchestration de son album de 73, La Louve. « J’étais intimidé au début, mais elle mettait facilement les gens à l’aise. On se retrouvait dans une petite pièce avec seulement elle, moi et son piano, mais elle se comportait comme s’il y avait 2000 personnes. Elle levait le bras, les yeux fermés, comme sur scène, et me disait des choses comme : "Fais-moi ces cordes bleues comme tu sais si bien les faire !" Je faisais comme d’habitude, mais c’était bleu ! » Elle l’encourage à se mettre à la chanson, et venant de Barbara, un tel conseil résonne vite comme une sorte d’obligation.
Trois ans plus tard, l’ordre exécuté, la France se gondole sur un tube improbable intitulé Rock'n'dollars et on célèbre « Donnez-moi madame s’il vous plaît du ketchup pour mon hamburger… »  qui propulse Sheller sous des sunlights inattendus. « J’avais écrit cette chanson pour me moquer des chanteurs qui employaient des mots anglais pour frimer, et manque de bol, ça a marché au premier degré. C’est assez monstrueux, un truc pareil. Dès que je m’installais dans un restaurant, on m’apportait du ketchup, c’était difficile d’imposer autre chose. Après, le succès entraîne aussi des facilités auxquelles il est difficile de résister : les boîtes de nuit, la poudre, j’ai marché à fond dans tout ça. »
Sur le premier album (Rock'n'dollars), en dehors du néon qui clignote en façade, l’arrière-cour bruisse de chansons délicates dans la veine de McCartney ou du Elton John de l’époque (La Fille de Montréal, Oncle Arthur et Moi, Comme je m’ennuie de toi). L’empreinte de Sheller comme songwriter haut de gamme ne tarde pas à s’affirmer sur les albums qui s’enchaînent durant la seconde partie des années 70. D’une certaine manière, il occupe le créneau d’un Polnareff parti se faire reluire à Hollywood, et à l’heure de la grosse variété Guy Lux-Danièle Gilbert, il est l’un des rares à survoler les débats, chanteur aérien doublé d’un musicien pointilliste. Il faut redécouvrir Genève ou A qui je m’abandonne (1976), certains passages épiques du moins réussi Symphoman l’année suivante, ou le très ouvragé single J’me gênerais pas pour dire que j’t’aime encore en 78 pour mesurer l’étendue de son inspiration de l’époque.
Mais l’inertie française commence à lui comprimer les nerfs, surtout lorsqu’on l’enferme dans un personnage rigolo aux tenues insensées (le mauvais côté de l’influence Elton John), et après avoir été lessivé par une promo guignolesque il décide comme Polna d’aller prendre l’air à Los Angeles. Un miroir aux alouettes West Coast dont il revient avec un disque infesté par les requins de Toto mais sauvé par un petit mélodrame poignant prénommé Nicolas. Sur cet album (Nicolas, 1980), où il aligne les singles gagnants (Oh j’cours tout seul, inspiré par les joggers de L.A, Fier et fou de vous), l’instrumental Le petit Schubert est malade prouve qu’il n’a pas lâché l’affaire au rayon classique, et la décennie 80 sera celle où Sheller va raccorder tous les fils qu’il a tirés depuis sa jeunesse et verser dans la chanson pop symphonique avec des formations extensibles allant du sobre quatuor au grand barnum philharmonique.
Les disques souffrent parfois du son clinique de l’époque, qu’heureusement les cordes réchauffent, mais certaines chansons figurent parmi ses meilleures (Simplement, Les filles de l’aurore, Basket-ball), tandis qu’en 85 il lâche carrément la rampe du couplet-refrain pour jouer sa Suite française pour orchestre au Festival de Montpellier, avec l’orchestre de Radio France. Après l’album Ailleurs, en 1989, où il s’essaie aux instruments traditionnels japonais vingt ans avant Air, il achève en grande pompe la décennie par une série de concerts un peu mégalos, accompagnés d’un tonnerre grondant de soixante-dix queues de pie et robes de gala.

Seul au piano
Mais son plus beau coup est devant lui, dans un registre radicalement opposé : « Lorsque j’ai commencé à parler d’un album seul au piano, dans mon entourage on a trouvé l’idée très bonne. Invendable, mais très bonne. » Résultat, son Sheller en solitaire de 1991, avec Un homme heureux à bord, est son plus gros triomphe commercial depuis Rock'n'dollars, les honneurs de la critique en plus. « Quelques années auparavant, alors que je devais faire une émission en Belgique, mes musiciens ont vu leurs instruments bloqués à la douane et ont débarqué les mains vides. J’ai dû improviser cette formule en solo, et finalement j’y ai pris goût. » Une occasion rêvée pour lui de dénuder son répertoire le plus sensible, invitant le public au Studio Davout pour un face-à-face qui aura laissé des traces dans les mémoires. Vincent Delerm, qui est un peu le fils de cette aurore nouvelle pour la chanson hexagonale, en convient volontiers : « Cet enregistrement a initié le retour de l’acoustique, qui est revenu en grâce au cours des années 90. Non seulement on entendait les chansons de Sheller autrement, mais pour des gens comme moi, ce disque est également une sorte de référent qui m’a donné le courage d’arriver seul en scène. »
Sheller, qui n’est pas comme certains parrains orgueilleux qui répudient leurs filleuls, trouve au contraire réjouissant que des Biolay et de Delerm se réclament de lui. Il leur renvoie d’ailleurs le compliment, même si ses goûts le poussent beaucoup plus loin hors des frontières de la chanson pop française : « Je passe pas mal de temps sur YouTube, j’aime beaucoup le son des Arctic Monkeys, à la fois très sixties et bourré d’inventions dans les coins. J’aime aussi Marilyn Manson, le heavy metal, j’ai très hâte d’écouter le nouveau Métallica… » Il n’a pas (encore) l’aura d’un Christophe et d’un Manset, on parie qu’il s’en moque comme de sa première chemise en pilou. Il cultive juste en solitaire sa distinction de petit maître de la chanson noble et sentimentale. Un avatar heureux de la variété française qui a bien tourné, et qui commande un tartare sans ketchup.