Rolling Stone n°4
novembre 2008

William Sheller
(par Philippe Barbot)



Renouant avec sa réputation d’orfèvre pop, William Sheller délaisse piano solo et mélodies intimistes pour signer une symphonie rock largement influencée par ses héros sixties. Interview.


Ce matin, Monsieur William est fatigué, mais satisfait. Il pleut des hallebardes, l’orage inonde jusqu’au perron de sa maison et un journaliste squatte son salon, mais il n’en a cure. Car cette fois, ça y est, son disque est terminé. Hier, il est rentré de Londres avec, sous le bras, le précieux CD enfin masterisé. Trois ans déjà qu’il a entrepris l’écriture et l’enregistrement de cet album, une quête harassante qui a vu défiler moult musiciens dans plusieurs studios et même subi le remplacement de l’ingénieur du son. Le résultat s’intitule Avatars, première œuvre discographique de William Sheller depuis Epures, voici quatre ans. Un disque qui risque de surprendre plus d’un amateur frileux d’Un homme heureux. Cette fois, plus de piano solitaire ni de gammes intimes pour tourments égrenés, mais une véritable symphonie rock, une comédie musicale pop aux explosions à la fois organiques et électriques, avec ruissellements de cordes et solos de guitares, cuivres branques et breacks de batterie, chœurs distordus et effets stéréo. Quelque chose comme un mélange de Sgt Pepper’s et de Pet Sound, avec des bouts de Tommy dans les coins.
Quand on lui fait remarquer que l’ensemble sonne très opéra rock à la mode sixties, Monsieur William esquisse un sourire : « Il y a tant de musiciens aujourd’hui qui passent leur temps à imiter Oasis… Mieux vaut replonger à la source, surtout quand, comme moi, on a vécu cette période. » A l’époque, milieu des années soixante, tout frais émoulu du Conservatoire (1), le futur William Sheller se destinait sagement à une carrière de compositeur classique (2). Jusqu’au jour où il entend une chanson des Beatles intitulée A Hard day’s Night. Coup de foudre : « Cette musique, c’était ce dont je rêvais confusément ! ». Adieu solfège, contrepoint, harmonie, voilà notre Mozart en herbe qui rejoint un groupe de rock, lucidement baptisé The Worst, pour entreprendre une tournée des bases américaines de l’OTAN : « On était sacrément mauvais, on reprenait les Beatles, les Animals ou le Spencer Davis Group, devant un parterre de GI’s plus ou moins avinés. Moi je chantais et tapais dans un tambourin, il y avait un gars qui jouait d’un orgue Farfisa rose bonbon, au son épouvantable mais idéal pour reproduire le riff de 96 Tears de Question Mark. Le week-end, il y avait deux ou trois prostituées qui mettaient de l’ambiance, on avait droit au soldat bourré qui redemandait Yesterday  pour la cinquième fois, et de l’autre côté un énorme sergent black menaçait : "Si vous recommencez, je vous pète la gueule ! " C’est là que je me suis aperçu que le rock, ça ne s’apprend pas au conservatoire… »
Aujourd’hui, dans la cave-studio de monsieur William, non loin des ordinateurs et de la console de mixage, est soigneusement rangée la collection complète des cassettes vidéo de Mr Bean, de Tex Avery ou de la série Absolutely Fabulous. C’est que monsieur William a de multiples facettes. L’homme qui a pondu My year is a day, le tube 67 (3) du groupe américain Les Irrésistibles, serait-il le même que celui qui écrit, enregistre et fait jouer oratorios (4) et concertos ?  Quel rapport entre le compositeur de la musique du film Erotissimo et celui de Lux aeterna, une messe en latin ? Et que peuvent avoir en commun le chanteur yéyé qui publia voici quarante ans une scie intitulée Rock'n'dollars (5) (un tantinet inspirée, il l’avoue volontiers, de Monkberry Moon Delight de Paul McCartney) et l’artiste pianiste qui se produit parfois sur scène entouré d’un orchestre symphonique ?
Cette apparente dichotomie ne date pas d’hier : « J’ai toujours fureté dans les musiques qui m’intéressaient. A mes débuts, mon idéal musical devait ressembler à une sorte de croisement d’Elvis et de Wagner. Quand sont apparus des groupes comme Procol Harum, accompagné par le London Symphony Orchestra, ou Pink Floyd, époque Atom Hear mother, j’ai compris que j’étais sans doute dans le vrai. Je me suis dit qu’en tant que compositeur, il me fallait m’ouvrir, m’adresser à tout le monde. Il est plus difficile d’être un artiste accessible qu’un génie incompris. Mon ambition n’a jamais été d’avoir un buste en bronze dans un square, avec un pigeon qui te chie sur la tête. »
Depuis, William le conquérant n’a cessé d’alterner variétés classiques et musique classieuses, pop pimpante et heroic fantasy, chansons « nobles et sentimentales » et aventures expérimentales. A l’image de cet iconoclaste album intitulé Albion, en 1994, étonnant condensé de rock bruitiste, boudé à l’époque par le public et devenu aujourd’hui disque « culte », comme on dit chez les soldeurs. Ou de cet Excalibur, sidérante tranche de science-fiction punk, illustrée par le dessinateur Philippe Druillet, il y a une vingtaine d’années.
Il faut dire que monsieur William, c’est lui qui l’affirme, est tombé dedans quand il était petit. Né d’un père américain et d’une mère française, après une courte enfance aux Etats-Unis dans un bled de l’Ohio, il a été élevé à Paris par ses grands-parents, tous deux employés au théâtre du Châtelet (6). A six ans, il gambadait dans les cintres et batifolait dans les coulisses ; à onze, il avait décidé d’être musicien : «  Grâce à cette enfance, la musique a toujours été pour moi synonyme de féérie. Un enchantement, une magie, mais qui doit résister au temps ; Mon grand-père, qui était décorateur et charpentier, me disait : "Tu vois, on fabrique une chaise pour pouvoir s’asseoir dessus pendant trois cents ans. Si un jour elle ne te plaît plus, hop, tu la mets au grenier. Mais si un siècle après on manque de chaises, il faut qu’on puisse la ressortir et s’en resservir. La musique c’est pareil". »
Depuis, monsieur William façonne ses chaises musicales avec la conscience d’un artisan scrupuleux. Tout ça parce qu’un beau jour, une duchesse brune prénommée Barbara a dit à un blanc-bec qui grattait du papier à musique : « Tu devrais chanter ! » Résultat, près de quarante ans de photos souvenirs, qui ont vu défiler en vrac une maman folle et un vieux rock’n’roll, des filles boréales (7) et un coureur automnal, des miroirs boueux et des dépressions hivernales, autant de courts métrages fiers et fous, peaufinés par un éternel amoureux transi à la lyrique mélancolie : « On me taxe souvent de romantisme, mais le romantisme, ça n’est pas les petits oiseaux et les cheveux dans le vent. C’est la folie, l’expression de la noirceur de l’âme. Quelque chose entre Chopin et Sid Vicious. »
Dans une pièce trône un quart de queue Yamaha, surmonté d’un poster de… Milou. Mais c’est sur ce piano que notre petit reporter du clavier fait ses gammes, esquisse ses mélodies et qu’il a composé la chanson qui le symbolise sans doute le mieux aux yeux du public, Un homme heureux : « J’ai trimballé la mélodie pendant deux ans. Un soir à Périgueux, au cours d’une tournée, mes musiciens m’ont réclamé un morceau nouveau. J’ai écrit le texte dans la chambre d’hôtel. Il partait d’une remarque que je m’étais faite : souvent, les vieux couples finissent par se ressembler. Moi, je vivais une période de solitude, je me demandais pourquoi ce qu’il y a de bon n’arrivait qu’aux autres… J’ai tiré le fil et la chanson est venue. Je n’imaginais pas un tel succès mais je sentais que je tenais un truc assez solide pour rester dans l’oreille, faire partie de la vie des gens, de leurs souvenirs. C’est émouvant pour un compositeur de chansons…»
A l’origine, la chanson a été enregistrée presque à la sauvette, tout au bout d’un disque live intitulé Sheller en solitaire. Une des meilleures ventes de l’énergumène : « Tout le monde a trouvé étonnant qu’un petit disque enregistré en public, avec un type seul au piano, remporte un tel succès. Mais, il n’y a pas de miracle, c’est le résultat d’années de travail. L’idée m’est venue dix ans avant, un soir à Bruxelles. Mes musiciens étaient restés bloqués à la frontière (8) et j’ai dû donner le concert tout seul. Le public, loin de s’ennuyer, en redemandait. Un concert en solo réclame à la fois de la rigueur et de la fantaisie. Il ne faut pas oublier le côté spectacle. »
Rigueur et fantaisie, à l’image de ce tout nouvel album sur la pochette duquel il pose grimé en toutou moustachu, sanglé dans une redingote très XIXème siècle, à la façon des portraits bizarres du peintre américain Travis A. Louie. Le dernier avatar d’un Sheller qui a toujours cultivé un look étrange, entre Tintin et Elton John, et discrétion exemplaire. Depuis quelques années,  il vit au cœur de la Sologne, dans une villa nichée au milieu d’un parc, avec potager clos et lapins qui cavalent sur le gazon. Dans le salon, décoré d’originaux de Bilal, Moebius ou Druillet, trône un gigantesque écran plat de télévision, perpétuellement branché sur la chaîne Mosaïque : « Comme ça, je peux grappiller ce que je veux, c’est comme en musique, j’aime fouiner. Je ne suis pas forcément le solitaire taciturne qu’on décrit parfois, même si ma carte, au tarot, c’est l’ermite. Avec mes copains, j’adore rigoler. Mais c’est vrai que je ne fréquente pas le monde du show-biz et que les potins people ne me passionnent pas. Je préfère inventer mes propres histoires. »
Des histoires, Avatars, le nouvel album, en fourmille. Comme un grand conte musical, un recueil aux enluminures sonores bourrées de clins d’yeux aux classiques de la pop anglaise : ici une guitare à la Harrison, là des cors façon « Orchestre du Sergent Poivre », ailleurs une ligne de basse que n’aurait pas reniée John Entwistle. Onze morceaux intrigants et variés, reliés par divers bruitages et intermèdes, qui racontent l’épopée mystérieuse d’une lady Eloïse aux lourds secrets, la légende du triste Tristan, les souvenirs du copain Félix ou les aventures du chat Spyder, avec une profusion d’arrangements et de détails acoustiques qui laissent l’auditeur aussi pantois qu’un gamin devant les contes d’Andersen. On y croise des dames endimanchées et des chevaliers rouillés, des veilleurs de nuits glauques, des artistes de music-hall et des danseurs de camping, ça batifole de rock symphonique en fox-trot de bastringue, de fanfares pop en juke-box ivres. Une sorte de condensé du savoir-faire de Sheller, symphoman et homme orchestre, rocker lyrique et raconteur pop, machiniste absurde et pianiste futuriste, virtuose et équilibriste, jongleur et bateleur, chanteur à la voix blanche dans un univers polychrome.
« Ecrire des chansons, c’est inventer des personnages. On a des images dans la tête, il faut trouver les mots pour les exprimer, les tordre, zut, y’ a une patte en trop, c’est bancal, alors on recommence. Il faut coller à la musique, être cruciverbiste et orfèvre, c’est ce qui me fait transpirer le plus. Je ne suis pas auteur mais je mets un point d’honneur à écrire mes textes. Parfois, on m’en envoie, mais ils sont souvent écrits à travers la vision qu’on a de moi. Style, il a chanté Un homme heureux et Mon hôtel, donc on va lui faire Un hôtel heureux… Une chanson, ça se construit comme une maison : d’abord les fondations, puis les murs et enfin les accessoires, la décoration. Quand on chante, il faut ajouter une part de théâtre, être schizophrénique, endosser ses personnages. C’est toute la différence entre un Brel qui vivait littéralement ses chansons, et, disons, France Gall, qui les chantait et c’était sympa… »
Dans la mythologie hindoue, le mot « avatar » signifie « métamorphose ». Finalement, il n’a pas beaucoup changé, monsieur William, malgré ses divers Univers et autres Ailleurs. Le blondinet en baskets rouges de l’époque du Carnet à Spirales (9) est certes devenu un artiste respectable primé aux Victoires de la Musique et décoré du titre de chevalier des Arts et Lettres ( « La croix du Mérite national, on a voulu aussi me la décerner, mais il fallait l’acheter soi-même, alors par flemme j’ai décliné… »). Mais il a su garder intacte sa passion pour la musique, toute la musique. Entre deux morceaux des Artic Monkeys (10), son dernier groupe préféré, il lui arrive d’écouter, lui le compositeur féru de Stravinsky, de Fauré et de Boulez, les disques de…Marilyn Manson. Ses petits-enfants, qu’il va souvent chercher à l’école le jeudi, sont-ils au courant ? L’intemporel monsieur William est aussi un sacré grand-père. Comme il dit : « Rock et classique, c’est la même terre. Quand je passe de l’un à l’autre, je n’ai pas l’impression de changer de pays. Si je n’avais pas choisi la musique, j’aurais aimé être ethnologue. La musique et l’ethnologie, c’est la même chose : un regard sur la vie. »

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Avatars (Mercury/Universal). 

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Notes du site :
(1) William n’a pas été formé au Conservatoire mais auprès d’un maître de musique particulier, Yves Margat.
(2) William n’envisageait pas de devenir pianiste classique, mais il a appris le piano pour servir de support à son métier de compositeur.
(3) My year is a day est un tube de mai 1968
(4) Il n’a jamais composé d’oratorios
(5) Rock'n'dollars, premier succès public de William en tant que chanteur date de 1975, c’est-à-dire il y a 33 ans, bien longtemps après l’époque des yéyés.
(6) Ses grands-parents ne travaillaient pas au théâtre du Châtelet, mais sa grand-mère au Théâtre des Champs-Elysées et son grand-père à l’opéra Garnier.
(7) Apparemment il y a une confusion auditive avec « La Fille de Montréal ».  
(8) Ce concert de la RTBF se déroulait à la Louvière. Ça n’était pas les musiciens qui étaient restés bloqués à la frontière, mais leurs instruments.
(9) sans « s ». Dans un carnet à spirale il n’y a qu’une spirale !
(10) Le nom exact de ce groupe de rock anglais est « Arctic Monkeys ».