L'Express
10 novembre 2005

Le musée imaginaire de...
William Sheller sans fausse note
(par Gilles Médioni)



Alors que sort un coffret anniversaire retraçant l'ensemble de son parcours musical, le compositeur lève le voile sur son univers, en évoquant les artistes qu'il admire.



Trente ans déjà ont filé depuis Rock'n'dollars, suivi de tubes imparables : Nicolas, Dans un vieux rock'n'roll, Les Machines absurdes ou Un homme heureux, son classique, que Ray Charles allait enregistrer en "version black" avant sa mort. Mais la carrière de William Sheller, 59 ans, dessine aussi la silhouette d'un compositeur "total", cumulant chansons, symphonies, musiques de films... rassemblés aujourd'hui dans un coffret anniversaire : Chemin de traverse. "Mon parcours est une promenade musicale marquée par une liberté viscérale", juge-t-il. A travers son musée personnel, Sheller l'excentrique, l'indompté, le solitaire éclaire aujourd'hui son petit monde secret.

Cinéma
Ed Wood, de Tim Burton
La biographie filmée du "cinéaste le plus mauvais du monde" (1995) par le réalisateur de Charlie et la chocolaterie fait le bonheur de Sheller. "J'adore les gens comme Ed Wood, qui ont une foi artistique inébranlable. Une telle foi pour n'arriver à rien du tout - dans son cas, une série de navets épouvantables - me fascine." Jacques Tati, qu'il a découvert gamin - "sur un petit projecteur 16 mm à manivelle" - le ravit toujours autant. Et Jeanne Moreau lui a inspiré le morceau Chanson d'automne sur son dernier album, Epures. "J'aime la chanteuse, l'actrice et la femme au sourire si original, un sourire à l'envers. En général, j'apprécie les comédiens qui interprètent des personnages hors normes : Philippe Torreton, Lorànt Deutsch, Fabrice Luchini... Pourquoi irais-je au cinéma voir des gens ordinaires?"

Littérature
Colette
La Vagabonde, entre autres œuvres, n'est jamais très loin de sa table de nuit. "D'ailleurs, ma bibliothèque est dans ma chambre... Alors Colette, oui, encore et toujours, pour sa justesse, son style, son vécu et sa description de l'envers du music-hall. Et aussi Cioran, mon philosophe préféré, à la lucidité cruelle. Il faut le lire avec un peu de recul et d'humour. Il a quand même écrit : "L'amour, une rencontre de deux salives... Tous les sentiments puisent leur absolu dans la misère des glandes."Je lis et relis aussi Cocteau, touche-à-tout magnifique. Mes poèmes à moi renvoient davantage à Prévert ou à Queneau. Le ton est loufoque et n'a rien à voir avec mes chansons. Cela m'énerve toujours qu'on me juge "mélancolique" - c'est la faute de ma pauvre gueule. Je préfère "sentimental"." Il lit peu de romans: "Je n'arrive pas à croire à l'histoire, mais je reste un inconditionnel du XVIIIe siècle. Je me serais bien vu dans le sillage des Lumières." Sheller est d'ailleurs une contraction de (Mary) Shelley et de (Friedrich von) Schiller. "Je croyais avoir inventé ce nom, mais, en tapant sur Internet, des dizaines de Sheller ont surgi, et je ne parle même pas de Clara Sheller [héroïne de la série de France2]. J'ai récemment découvert que Sheller signifiait, en fait, "casse-noix", en français. Si je traduis "William Sheller", je m'appelle donc "Guillaume Casse-Noix"."

Pop-chanson
Les Beatles
Formé par un maître de musique, Yves Margat - ancien élève de Gabriel Fauré - William Sheller, adolescent, se destinait au classique. "J'étais programmé pour être un compositeur casse-pieds, et puis les Beatles ont débarqué, et avec eux un mélange de musique savante et de musique contemporaine qui était le langage du temps, de la rue." Sheller vire au rock et rejoint en 1966 le groupe niçois "The Worst". La suite est écrite dans les hit-parades... "Plus de quarante ans après, j'ai toujours mes vinyles des Beatles, notamment Sergent Pepper's, mon disque de chevet." Côté chanson, William Sheller, américain par son père, Jack Hand, contrebassiste de jazz, salue "les beaux textes de Brel, de Ferré, de Lapointe, d'Aznavour, leur phrasé, leur attitude. J'ai également usé sur mon autoradio la cassette de Terre de France, de Julien Clerc, un grand mélodiste. J'aime aussi les chanteuses qui jouent du piano : Véronique Sanson, Juliette et, bien sûr, Barbara, que j'appelais "la Duchesse" et avec laquelle on s'entretenait durant des heures de notre vision de la solitude".

Art
Edward Hopper
Depuis que l'on a vu dans des magazines des tapis de Milou recouvrir les murs de son appartement, William Sheller est devenu collectionneur de Tintin malgré lui. On lui en offre, il n'en est pas fou. Ce goût de la ligne claire le pousse plus vers la peinture d'Edward Hopper que vers les bédés d'Hergé. "Jean Guidoni et moi avions d'ailleurs commencé l'écriture d'un opéra fondé sur les tableaux de Hopper : Un train dans la mer. Le livret de Jean était sublime, mais les producteurs n'ont pas suivi." Les illustrateurs à l'imaginaire fort le séduisent. "Bilal, ses teintes, son trait. Druillet, sa démesure, ses guerriers dessinés bouche ouverte, comme des chanteurs d'opéra."

Musique classique
Stravinsky
Sheller a notamment joué avec l'Orchestre national de Lille, dirigé par Jean-Claude Casadesus. Ce dernier dit de lui: "William entend la musique que les autres n'entendent pas." Au commencement de son histoire avec le classique était Stravinsky. "Je l'ai écouté quand j'avais 15 ou 16 ans. Il m'a bluffé. Stravinsky avait une inventivité folle. Il imaginait des tempos extravagants, fréquentait les clubs de jazz et croyait en son siècle." William Sheller joue du Chopin quand il a le blues, le Requiem de Mozart "pour avoir la larme à l'œil", et se console avec du Beethoven lorsqu'il pleure. Sheller a écrit des airs pour la diva Françoise Pollet, investi la salle Pleyel, à Paris, avec deux Elégies pour violoncelle et orchestre et signé, avec Catherine Lara, quelques compositions rigolotes : La Tocatarte, Sonate d'alarme... "De l'humour à la Satie pour décoincer un peu ce milieu." Lux æterna, messe de mariage composée pour des amis (1969), se retrouve aujourd'hui sur des compilations de musiques électroniques anglaises (Dirty Diamonds) et sur des samples de rap japonais. "C'est un honneur... L'important est de passer le témoin. J'ai cette notion de compagnonnage, qui vient de mon grand-père décorateur à l'Opéra."

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Chemin de traverse : Intégrale. 16 CD et 1 DVD (Mercury/Universal).

En concert le 14 novembre au Théâtre des Champs-Elysées, Paris (VIIIe). Et en tournée.