Le Matin
30 octobre 2005

WILLIAM SHELLER. L'œuvre du chanteur et compositeur français est réunie dans une intégrale
«Etre utile, pas un génie»

(par Karine Vouillamoz)


Il est l’un des rares chanteurs français à avoir construit son répertoire sur la base d’une exceptionnelle formation classique. Ecrire pour un orchestre symphonique, composer des chansons pimentées d’humour, d’intimisme et de rock’n’roll est tout à fait dans ses cordes. Demain, William Sheller sera à la fête avec la sortie d’une intégrale, d’un CD et d’un DVD live enregistré en public. Au début d’octobre, William Sheller nous recevait dans un hôtel de Morges, quelques heures avant sa prestation à Beausobre. Pantacourt beige style reporter, chaussettes remontées à mi-mollet, en bras de chemise, William Sheller semble tout droit sorti de la bande dessinée d’Hergé. Il nous parle de ses trente ans de chanson.

- «Vous revenez avec une intégrale baptisée Chemin de traverse. Ce titre caractérise votre parcours, non ?»
- « C’est vrai. Ce n’est pas une volonté de vouloir faire autrement que les autres. C’est un chemin de musicien, même pas une carrière. Si j’avais voulu faire carrière, j’aurais fait du people. C’est une vie avec des luttes, des succès, des aventures qui fonctionnent plus ou moins bien vis-à-vis du public, mais c’est une vie heureuse en tout cas.»

- «Etre mis en boîte à presque 60 ans, ça fait quel effet ?» 
- «En général, ce sont les morts qui y ont droit ! [rires] Ça fait trente ans que je suis chez Universal et on voulait marquer le coup. On a décidé de réunir tout ce qui avait pu être enregistré. On a fait remonter les enregistrements depuis les Irrésistibles, en 1967, cela fait presque quarante ans. On a sorti des tentatives de premiers 45 tours dans les années 1960 qui ont été des catastrophes. J’aurais voulu les voir enterrées définitivement dans le fond d’un jardin, mais ça fait partie du parcours d’un artiste. Les balbutiements, l’inexpérience, il faut montrer tout ça. Cette intégrale, c’est une grosse bougie, mais pas un arrêt. J’ai encore plein de boulot.»

- «Enfant, vous avez baigné dans le jazz ? Quels souvenirs en gardez-vous ?»
- «J’ai grandi dans l’Ohio dans les années 1950. Mon père était musicien de jazz, et ses amis s’appelaient Kenny Clarke, Dizzie Gillespie, des tas de gens célèbres. Moi, ça me cassait les pieds. Quand j’étais gamin, je devais m’asseoir dans un coin, ne plus bouger et écouter la musique. Ce n’est pas une façon de faire aimer le jazz. Et il y avait un autre phénomène. On était aux Etats-Unis dans les années 1950, et recevoir des blacks à la maison, c’était pas évident. Je me souviens de bagarres avec les petits voisins. Le jazz a toujours eu pour moi une connotation bizarre, une sorte d’interdit. Je ne comprenais pas, moi qui était sur les genoux de Kenny Clarke, pourquoi quand on prenait le bus les noirs étaient dans le fond et nous devant. Après, ce qui m’a gêné, c’est que le jazz, c’est bien souvent des chapelles fermées. Ils commencent à être pires que les classiques, et c’est pas peu dire.» 

- «Vous vous imaginiez alors passer vos week-ends en l’an 2000 dans des stations spatiales. Etes-vous désillusionné aujourd’hui ?»
- «Oui, je suis un gros désillusionné ! Je m’imaginais avec mon épouse et mes enfants passer des week-ends dans les centres de loisirs autour de la terre, et je n’ai rien vu du tout. Je suis un gros déçu du modernisme et du progrès. Finalement, le progrès, ça ne veut rien dire. Surtout dans l’art. Il n’y a rien de rétrograde, rien de progressif. Chesterton disait que le progrès consiste à être poussé en avant par la police. Je me demande si ce n’est pas vrai.»

- «Vous sentez-vous bien dans ce siècle ?» 
- «Pas terrible, non, mais je ne me sens pas dans le monde. J’ai l’impression d’être une espèce de satellite, de témoin des choses, et je ne me sens pas concerné. C’est très curieux. Je regarde l’être humain en me disant : "Qu’est-ce-qu’il est stupide ! " Il a tout pour vivre bien et il ne pense qu’à chicaner. Je n’arrive pas à avoir les pieds sur terre. Je ne parviens pas à me mobiliser pour une chose ou une autre. Prendre parti pour une idéologie, je trouve que c’est tellement vain. C’est mon défaut. J’ai tendance à rêver ma vie et à me faufiler au travers de ce qui existe.»

- «Ça rejoint l’image de Pierrot lunaire que vous renvoyez ?» 
- «Oui, je suis plus dans la lune que sur terre. Il y a moins de monde et moins de bruit ! J’ai un regard lucide, un peu cruel parfois. Mais on ne va pas se pendre pour ça ! Quand j’étudiais la musique, j’étais fou de Boulez, d’avant-garde, et je me suis dis pourquoi finalement ? C’est tellement bien d’être un musicien qui vient donner du plaisir, des souvenirs aux gens. Quand on peut avoir une ou deux de ses chansons qui servent de souvenir dans la vie de quelqu’un, c’est quand même important. Mais les musiciens qui s’engagent, ça sert à quoi ? On n’est pas plus au courant que n’importe qui qui allume sa télé quand il est chez soi. Je préfère rester neutre et donner deux heures de bonheur en concert à des gens qui ont assez de soucis dans la vie. L’important, c’est d’être utile, pas d’être un génie.»

- «Vous avez toujours été hors norme. Est-ce ainsi que l’on peut progresser ?»
- «Dans sa vie d’homme et de musicien, oui. Si on veut du succès, de l’argent, on se fait formater. On vend sa vie à des magazines, et qu’est-ce qu’on en retient ? Je suis heureux en tant que musicien, je fais très bien vivre ma famille, j’ai le bonheur d’être un compositeur qui chaque fois qu’il écrit quelque chose sait qu’il sera joué. C’est tout ce que je demande. Je ne veux pas être en couverture des magazines. Je n’ai pas l’impression d’avoir vendu mon âme. Si on fait un micro-trottoir, je ne fais pas partie des dix artistes que l’on va citer en premier. Mais je m’en fous.»

 - «A la fin de l’intégrale, il est écrit : "Nous voilà repartis pour trente ans". Vous le croyez vraiment ?» 
- «La musique vient toute seule, mais dans trente ans je ne pourrai plus monter sur scène. Il y a des choses qu’on ne peut plus chanter, et le corps ne suit pas forcément. Sans doute que j’écrirai toujours. Mais à un moment donné il faut se calmer. Il faut savoir s’arrêter par décence, par propreté. Mais c’est une sacrée drogue. Ça doit être difficile.»

 

 

 

«Donnez-moi, Madame, s’il vous plaît, du ketchup pour mon hamburger/ Je serai votre pop-star, je serai votre king / C’est une question de dollars, une affaire de feeling»
W. Sheller, Rock'n'dollars, 1975.


 

 

«Oh ! j’cours tout seul / Je cours et j’me sens toujours tout seul / Même si j’te comprends pas / Apprends-moi ton langage / Dis-moi des choses qui m’font du bien / Qui m’remettent à la page»
W. Sheller, Oh! j’cours tout seul, 1980.

 





«Pourquoi les gens qui s’aiment / Sont-ils toujours un peu les mêmes ? / Ils ont quand ils s’en viennent / Le même regard d’un seul désir pour deux / Ce sont des gens heureux»
W. Sheller, Un homme heureux, 1991.

 


A écouter
:

* Parade au Cirque royal,
CD et DVD, William Sheller,
Universal, 2005.
* L'intégrale Chemin de traverse,
coffret de 16 CD +1 DVD,
Universal.