La Dernière heure
29 octobre 2005

Beaucoup d'images et peu de souvenirs
(par Isabelle Monnart)




William Sheller souffle une grosse bougie, celle de ses trente ans de chansons



En sortant de sa tanière, Sheller l’homme des bois («Je vis dans la forêt, au grand air, je mange les légumes de mon jardin», dit-il) a chopé un mauvais rhume. Ajoutez-y la climatisation de sa chambre d’hôtel et le voilà, un Kleenex à la main, en train de s’excuser de son piteux état. Ce qui ne l’empêche pas de parler de son abondante actualité avec beaucoup d’esprit et de recul…

- «Vous sortez votre tout premier DVD. C’est une nouvelle manière de laisser une trace ?» 
- «C’est une manière finale de laisser une trace. [rires] Je n’aime pas les DVD, j’en regarde peu. Ça a un côté un peu surgelé, pour moi. Ça ne restitue pas la chaleur et les émotions, sachant que les minutes passent, que le temps s’évanouit, que les lumières vont se rallumer. Bref, j’avais peur que ça s’use. Du coup, pendant longtemps, j’ai refusé. Mais c’était l’occasion parce que je me suis soufflé une grosse bougie, cette année : ça fait trente ans. On a aussi fait une intégrale, sur laquelle on a travaillé pendant un an et demi. Dans la foulée, j’ai accepté le DVD, pour fêter ça.»

- «Vous avez dû sacrifier au jeu des bonus, aussi, alors ?»
- «Oui… Et ce n’est pas facile de faire des choix. Déjà, c’est une horreur de se voir. Oh la la ! Pour les petits bonus, une caméra s’est promenée pendant une journée de concert, on a enregistré une interview d’une heure pour parler de tout et de rien. A ce moment-là, j’avais déjà en tête les quatuors. Ça fait quand même une rentrée bien chargée.»

- «On dit de vous que vous entendez la musique que d’autres n’entendent pas…»
- «Disons que j’entends de tout. La musique, ça ne se conçoit pas. Quand on fait un tableau, on peut se dire tiens, je vais peindre la gloire qui couronne Victor Hugo… Idem pour un film. Mais la musique, ça s’entend tout fait. J’entends des choses qui n’ont rien à voir, des fois du classique, des fois des musiques de film, des fois, ce sont des guitares, des fois du piano. Disons que j’ai une antenne qui se dirige un peu en tous sens.»

- «Vous mettez beaucoup de choses de côté ?» 
- «Oui, parce que je ne sais pas bien ce que c’est. Je garde de côté et puis un jour, on me demande une partition pour un festival, un thème. Et là, je peux ressortir des compositions.»

- «Vous travaillez beaucoup plus que ce qu’on entend sur vos albums, donc ?» 
- «Euh, non. Je note des petits thèmes plus que ce qu’on en entend. Mais je suis comme tout le monde : je suis paresseux. Mais je serais incapable d’écrire une symphonie gigantesque en me disant qu’elle sera jouée… un jour. Moi, il faut que je sache. Ecrire dans le vide, je n’ai pas ce génie.»

- «Seul, avec un quatuor, avec un orchestre symphonique : se renouveler, c’est pour ne pas s’ennuyer ?»
- «Evidemment. Non seulement il y a l’ennui, mais la routine. Quand on a trouvé son créneau, son filon, son genre, son style, on finit par faire de la caricature de soi-même. Ça m’a toujours fait peur. Du Sheller, je peux en faire ! Le fait de passer à d’autres projets, de rencontrer des gens différents qui me parlent d’autres choses, ça me nourrit.»

- «Il n’y a rien dont vous avez honte mais que vous avez dû mettre sur votre intégrale ?» 
- «Non… Il y a des choses que j’aurais voulu voir enterrer au fond d’un jardin, mais on les a mises quand même. Ce sont des péchés de jeunesse. Les trucs un peu mal foutus, par manque d’expérience. C’est bien de montrer aussi les moments où on a trébuché. Vous allez voir, il y a quelques bijoux !»

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William Sheller, DVD Parade au Cirque royal et intégrale Chemin de traverse (Universal). En concert au Cirque royal le 10 novembre.

Comme le temps passe

- «Votre intégrale comportera 17 CD. Face à une telle somme, outre une certaine fierté, il y a aussi un vertige face au temps qui passe ?»
- «Un peu de tout ça… On ne sait pas par quel bout le prendre. On regarde l’objet, on se dit qu’on n’a pas autant perdu de temps qu’on ne le pensait ! Et puis, on fait la somme de tout ça. Mais il faut éviter, quand même, le côté bilan. C’est une bougie, un petit caillou sur le chemin pour se souvenir qu’en telle année on a fêté trente ans de chanson. Mais après, on continue. Quand on réécoute tout, on se rend compte aussi que certaines choses auraient été mieux réussies si on avait eu plus de temps, on regrette que certaines chansons n’aient pas eu plus de succès.»

- «Vous avez réarrangé des choses, donné une deuxième chance à certains titres ?»
- «Il y a pas mal de chansons dans tout mon répertoire qui sont devenues connues par la scène et pas tellement par la radio. Quand on sortait un album, il y avait un titre ou deux qui donnaient des 45 tours, à l’époque. Le reste, c’était bon pour le panier. C’est pour ça que les artistes se sont mis, après, à faire une ou deux  chansons valables dans un album ! [rires] Nicolas, par exemple, n’est jamais passé en radio. C’est venu concert après concert, grâce au bouche-à-oreille. Et ça s’installe plus profondément, du coup, ça fait partie de l’inconscient collectif.» 

- «Vous avez peur du temps qui passe ?» 
- «Comme tout individu. Moi, j’ai la chance d’avoir ça comme repère. Avec beaucoup d’images et peu de souvenirs. C’est vrai pour tout le monde : si on ne retrouve pas les agendas d’une année, on oublie. Pour nous, c’est différent : chaque chanson -par elle-même et par l’ambiance, le travail qu’on y a mis- pose des jalons.»

Pas le temps d’être une star

- «Vous n’en avez jamais eu assez de faire ce métier ?»
- «J’ai été découragé quand on a essayé de me faire faire un métier qui n’était pas le mien. C’est-à-dire celui de star, qui n’a rien à voir. Ce n’est pas que je dénigre, il y a de très bons interprètes, des gens de talent pour qui on va acheter des chansons, des arrangeurs, des studios; des gens qui vont les entourer et les aider. C’est un genre de carrière. Mais quand on est soi-même auteur, compositeur, arrangeur et qu’on dirige un studio, qu’on vérifie le visuel des pochettes, on a moins de  temps que ces gens-là pour se montrer. Or, les stars doivent être sur scène tout le temps pour vendre des disques, être dans les magazines, etc. Moi, on a voulu me faire faire ça. Là où je me suis rendu compte que je me gourais de métier, c’est que je ne faisais plus de musique. Je n’étais plus à mon piano, je n’écrivais plus de nouvelles chansons. Au bout du 2e album, quand on avait fini toute la promo, j’avais quoi ? Celles que je n’avais pas prises pour le premier et le niveau baisse…»

- «Vous vous êtes vite rendu compte de ça ?»
- «Au début, c’est agréable de s’entendre à la radio, d’avoir une bonne place au restaurant. Mais au bout d’un an, on sent qu’on a perdu quelque chose. On fait un peu le bilan. J’ai préféré freiner la locomotive, avec tous les inconvénients que ça peut avoir. Je suis reparti sur la scène. Je ne vais pas cracher sur ce que j’ai fait avant : ça m’a donné un crédit. Mais c’est à partir de là que ça a commencé à être vivable. Quand on commence à renoncer à être parmi les dix personnes citées lors d’un micro-trottoir sur les artistes auxquels on pense. Il y a une vie après la télé !»