Télérama N°2859
27 octobre 2004

William Sheller revient seul au piano avec Epures
Dans la forêt solognote vit un étrange ménestrel. Un fils caché de Chopin et de McCartney qui, après trente ans de tubes et de voyages musicaux, ne cesse d'ourdir de nouvelles odes.

Un ermite heureux
(par Philippe Barbot)



Dans le salon, la télé est perpétuellement branchée sur la chaîne Mosaïque, multitude de petits écrans en diffusion simultanée : "Comme ça, je peux grappiller ce que je veux, quand je veux. C'est comme en musique, j'aime fouiner partout". La maison, une villa cossue de style sixties, béton costaud et terrasse en briques rouges, est tapie au milieu d'un vaste jardin. C'est là, quelque part dans une forêt de Sologne, que vit depuis trois ans William Sheller. Là aussi qu'il a enregistré son nouvel album, Epures. Le premier depuis cinq ans, dans lequel l'auteur d'Un homme heureux a renoué avec une formule aussi simple que magique : seul au piano. Le quart de queue Yamaha trône dans une pièce sobrement décorée d'un grand poster de... Milou. Du coup, on se prend à songer que notre homme, crin blond ras et visage lunaire, ressemble irrésistiblement à Tintin. Un petit reporter au pays de la musique, dont les tribulations, depuis déjà trente ans, l'ont fait aborder tous les rivages : variétés futuristes, hard-rock lyrique, cantate punk, pop symphonique, concertos classiques ou électronique absurde. Monsieur William n'aime pas la monotonie. Ni les carcans. "La musique, je l'entends dans ma tête et je ne veux me priver de rien. Si je n'ai l'impression de faire le même métier que les Goldman ou les Obispo, c'est que j'essaie de privilégier l'aventure aux formats. En fait , j'écris ce que j'aimerais entendre à la radio".
Quand il a débuté en 1975, avec une scie pop intitulée Rock'n'dollars, impossible de se douter que ce blondinet en baskets rouges posant devant une bouteille géante de ketchup avait déjà composé les arrangements d'un album de Barbara, la musique du film Erotissimo de Gérard Pirès, et une messe de mariage pour chœurs et orchestre. "Rock'n'dollars, c'était juste un gag, écrit en cinq minutes, pour se moquer de la tendance des chansons de l'époque à utiliser des mots anglais. Et puis c'est devenu numéro un, et je l'ai traînée longtemps comme une casserole ! Ma première télé, c'était avec Philippe Bouvard, je passais dans la rubrique "La Chanson idiote du moment". Je ne voulais pas y aller mais Bouvard m'a donné ma première leçon médiatique en me disant : "Je comprends vos réticences, mais si votre chanson n'est pas idiote, les gens vont bien s'en rendre compte... " Aujourd'hui, quand j'entends des âneries chantées par des mômes à la radio, je me dis : "Tu n'as pas démarré avec un truc sublime, toi non plus..."
Il ne voulait pas être chanteur, le timide William. Juste composer. "Je faisais des études musicales avec Yves Margat, un ancien élève de Gabriel Fauré, un type fantastique qui m'a tout appris. J'étais destiné au prix de Rome... Mais on était en pleine mode dodécaphonique, sérielle. La musique dite contemporaine devait être sérieuse, il y avait une espèce de snobisme de l'avant-garde. Et puis j'ai découvert les Beatles". Une chanson entendue à la radio, A hard day's night, change tout. On le retrouve faisant la tournée des bases militaires américaines de l'OTAN comme pianiste dans un orchestre de rock niçois baptisé "The Worst" ("Les Pires"). Et il se met à composer. Un tube, en particulier, My year is a day, popularisé par un groupe nommé "Les Irrésistibles" en 1967, et repris plus tard par Dalida sous le titre Dans la ville endormie. On y retrouve quelque chose du futur style Sheller : mélodie élégante, harmonies charnues et réminiscences classiques. Via les Beatles, il a découvert que "Rock et classique c'était la même terre, que la musique devait être universelle, vivante, proche de la rue. Je me suis dit qu'en tant que compositeur, il me fallait m'ouvrir, m'adresser à tout le monde. Mon ambition n'a jamais été d'avoir un buste en bronze dans un square, avec un pigeon qui te chie sur la tête".
Le virage définitif, c'est Barbara qui le provoque. D'une phrase : "Tu devrais chanter". Sheller enchaîne les albums -quatre entre 1975 et 1979-, et les tubes. Dans un vieux rock'n'roll, Le carnet à spirale, Nicolas, Oh ! J'cours tout seul…Le public s'habitue à cet énergumène, mi-Mozart mi-Elton John, qui balance entre classicisme et excentricité, enregistre aussi bien avec les musiciens de Toto et de Foreigner qu'avec un quatuor à cordes ou l'Orchestre de Toulouse. Un jour, ses musiciens se retrouvent bloqués à la frontière belge. Il doit jouer seul, au piano. C'est une révélation, pour lui comme pour le public. Dix ans plus tard, en 1991, paraît l'album Sheller en solitaire, une relecture pianistique dépouillée de ses chansons. Tout à la fin du disque, il a ajouté un morceau inédit, Un homme heureux. Aujourd'hui encore, la chanson la plus célèbre du loustic… "J'ai trimballé la mélodie pendant deux ans. Un soir à Périgueux, au cours d'une tournée, les musiciens m'ont réclamé un morceau nouveau. J'ai écrit le texte dans la chambre d'hôtel. Il partait d'une remarque que je m'étais faite : souvent, les vieux couples finissent par se ressembler. Moi, je vivais une période de solitude, je me demandais pourquoi ce qu'il y a de bon n'arrivait qu'aux autres… J'ai tiré le fil et la chanson est venue. Je n'imaginais pas un tel succès mais je sentais que je tenais un truc assez solide pour rester dans l'oreille, faire partie de la vie des gens, de leurs souvenirs. C'est quelque chose qui m'émeut".
Dans la cave de la maison solognote, Sheller s'est aménagé un espace musique, près de la chaufferie. Une pièce où il travaille sur ses ordinateurs, à l'aide d'un logiciel qui enregistre et traduit en sons les partitions qu'il écrit. C'est là qu'il a élaboré une nouvelle symphonie en trois mouvements, jouée l'été dernier au Festival de Sully-sur-Loire. Car l'auteur des Machines absurdes, on le sait peu, a déjà composé plusieurs concertos pour violoncelles ou trompettes, pièces pour quatuor et autres suites pour orchestre, donnés par le Quatuor Parisii ou Pasquier, l'Orchestre national de Lyon, de Lille ou du Languedoc-Roussillon, sous la direction de Jean-Claude Casadesus, Michel Plasson ou Yutaka Sado. "J'ai toujours voulu faire ce métier. Enfant, je croyais que pour être compositeur, il suffisait de gribouiller des pages avec des tas de notes et que si on avait du talent ça finissait par donner de la musique… Quand j'ai compris que pour faire un do il fallait écrire un do, j'ai définitivement trouvé ça plus excitant que de jouer au cow-boy…"
Né William (à cause, prétend-il, de son visage en forme de poire…) Hand, d'un père américain et contrebassiste et d'une mère française, il vit ses sept premières années aux Etats-Unis, dans un bled de l'Ohio. Une période qui ne lui a pas laissé que de bons souvenirs : "Les gens croyaient que ma mère était allemande, alors on retrouvait parfois des croix gammées sur les murs de la maison. A l'école, certains prétendaient que mon père était un espion de la CIA. J'ai vite compris que même dans le soi-disant pays de la liberté, il ne faisait pas bon être différent…" Emigré à Paris en 1953, il passe beaucoup de temps avec ses grands-parents, employés tous deux au Théâtre des Champs-Elysées. C'est entre loges, scène et coulisses, que le petit Sheller (un pseudo inspiré de Mary Shelley, l'auteur de Frankenstein), découvre le monde du spectacle. Mais sa fascination est passée. "J'aime la chanson, pas la "chansonnerie", cet univers factice autour du spectacle. Faire parler de soi en se montrant dans les magazines, j'ai donné. En 1978, je me suis même retrouvé en kilt, pour les besoins d'un reportage qui prétendait révéler mes racines écossaises. Tout ça n'était pas pour moi".
Aujourd'hui, Sheller joue les ermites. Ne communique avec sa maison de disques que par fax ou mails. Se consacre à sa musique, voit parfois ses deux enfants, dont l'un vit à quelques kilomètres de là. "Je ne fais pas partie des dix chanteurs les plus cités dans la rue, je ne suis pas un people et ça me convient. Avec Barbara, on parlait souvent de solitude. Pour elle, c'était un luxe qu'elle souhaitait à tout le monde. Je n'irai pas jusque-là, mais j'aime vivre seul, sans avoir à me justifier. Je ne me sens pas égoïste, plutôt absent..."
Après trente ans de carrière, William Sheller a une angoisse dont il ne se défait pas : se répéter. Il a multiplié les expériences musicales, les Univers et les Ailleurs, de la science-fiction punk (Excalibur, avec Philippe Druillet) au heavy metal progressiste (Albion, enregistré en Angleterre en 1994), en passant par la musique de film, l'électronique, le piano solo, l'orchestre symphonique. De la Salle Pleyel à l'Olympia, des conservatoires aux hit-parades... Bilan (provisoire) : "Je ne suis pas un chanteur. Je n'aime pas ma voix, elle est blanche, sans caractère. Je suis plutôt un diseur, quelqu'un qui raconte des histoires en musique. La musique, c'est aussi l'art du suspense, de tenir en haleine. J'aime vivre musicalement mes personnages, comme si j'enfilais un costume. Mes chansons ne prennent vie que sur scène, grâce au vécu avec le public. J'ai toujours pensé qu'il était plus difficile d'être un auteur compositeur accessible qu'un génie incompris."
S'il n'avait pas fait de musique, William Sheller affirme qu'il serait devenu ethnologue. Curieuse vocation pour un solitaire farouche qui revendique même une certaine misanthropie... "L'être humain est un mystère pour moi, alors j'essaie de le comprendre. Le phénomène punk, par exemple, m'a intéressé par son côté tribal. A une époque, j'ai fréquenté des skinheads pour les mêmes raisons. On me taxe de romantisme, mais le romantisme ça n'est pas les petits oiseaux. C'est la folie, l'expression de la noirceur de l'âme. Quelque chose entre Chopin et Sid Vicious. Mon philosophe préféré est Cioran. Comme lui, je pense que la vie est une erreur, une maladie de l'univers. Einstein disait que nous faisions partie du petit doigt d'un géant, mais nous sommes peut-être le cancer de ce petit doigt..."
Au cœur de sa forêt, William Sheller ourdit bien d'autres complots musicaux. Lui qui se revendique des Beatles et de Stravinsky ("Avec Boulez aussi, ils ont fait réfléchir les musiciens de leur temps") et avoue un penchant prononcé pour le XVIIIe siècle ("Cette époque passionnée où on pouvait se bastonner pour un poème...") se lancera l'an prochain dans une grande tournée avant de publier l'intégrale de ses enregistrements, y compris ses premiers 45 tours, dont le fameux Rock'n'dollars... Comme une boucle qu'on boucle ? "J'aurai 60 ans dans pas longtemps. Mon souci, désormais, c'est de transmettre quelque chose. Pas pour la postérité, plutôt pour la continuité. Des musiciens viennent parfois me demander des conseils, je trouve ça rassurant. Arrivé à un certain âge, si on ne peut rien transmettre, c'est qu'on est devenu une star à la con."

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Critique
William Sheller, Epures
1 CD Mercury/Universal (sortie le 2 novembre)

Pianoman. On a connu Sheller dans tous les équipages, rock, pop, électronique ou symphonique. Mais c'est en solitaire -pour paraphraser le titre d'un album paru en 1991-, que William est le plus émouvant. Nu et pudique à la fois. Une voix, un clavier, sans effets ni fioritures : son nouvel album renoue avec le dépouillement monacal qui fit l'extraordinaire succès de la chanson Un homme heureux. Monacal, pas vraiment, tant le piano, généreux, volubile, illumine l'apparente austérité des mélodies et de cette voix, féline et timide, à la diction prudente. Dés les premières notes, on sait infailliblement que c'est du Sheller : une impression de familiarité, voire de "déjà entendu", avant que les refrains s'impriment dans la mémoire, comme des classiques intantanés. Huit chansons nouvelles, une reprise pianistique du morceau Les machines absurdes, et trois instrumentaux parsèment ce disque enregistré "à la maison" : "Je voulais un son sans trucage, au ras des enceintes, comme le Soul des Beatles", affirme Sheller, ce croisement hybride et fantasque de Chopin et MC Cartney. Epures, ça veut dire "grands traits d'une œuvre". Celle de Sheller n'en finit pas de se dessiner, résolument en marge.